CONCLUSION SUR LE SECOND « TEMPS FORT » (1863 – 1890)

Comme nous le soulignons dans la partie introductive de cette première sous-partie, la signification prêtée à l’association coopérative est loin d’être univoque du fait de la variété des doctrines et des pratiques sociales auxquelles elle est rattachée. C’est pourquoi, les trois études d’auteurs effectuées ne prétendent à aucune exhaustivité ; elles doivent être simplement resituées avec les développements du premier « temps fort » afin de mettre en valeur les ruptures et les continuités de l’idée d’association. Deux grands points au moins méritent d’être soulignés : un premier développé par L. Walras montrant comment la diffusion des associations coopératives à l’ensemble de l’organisation économique pourrait permettre la généralisation de la propriété du capital, et, un second, effectué par C. Gide, prolongeant, non sans opérer quelques modifications, l’associationnisme de la période précédente, visant par le principe coopératif l’institution d’une économie de producteurs-consommateurs associés et mutuellement solidaires.

L’association se définit toujours comme un moyen économique garantissant efficacité économique, cohésion sociale et la démocratisation des institutions économiques. Aussi, n’apparaît-elle pas suffisante pour L. Walras, moins encore pour P. Leroy-Beaulieu, à la résolution de la question sociale, mais elle facilite néanmoins le développement des conditions économiques, l’accès à la propriété du capital pour L. Walras et la sélection des meilleurs entrepreneurs-ouvriers pour P. Leroy-Beaulieu, susceptibles de mettre fin au paupérisme ouvrier. C. Gide, à l’inverse, suppose possible l’émergence d’une « République coopérative », mais la définition de celle-ci prête à confusion ; est-elle en effet un objectif auquel C. Gide croit réellement ? Ou bien, répond-elle davantage d’une volonté de promouvoir le développement de comportements solidaires ? A notre sens, l’idée de « République coopérative » peut-être mieux comprise si on l’a resitue dans son contexte de formulation. Développée dans le cadre de « Conférences de propagande » sur la coopération, elle répond, semble-t-il, davantage du discours normatif, non d’hypothèses réellement fondées sur des faits observés. Néanmoins, on ne saurait exclure totalement la réalité de ce postulat, qui bien que non attesté empiriquement, demeure encore pour C. Gide dans l’ordre du possible 1609 . Ainsi, le projet de « République coopérative » prolonge en quelque sorte les premières réformes initiées par les saint-simoniens et les fouriéristes, mais il s’en démarque en privilégiant d’emblée l’intérêt des consommateurs non ceux des producteurs.

Aussi, est-ce sur les fonctions du capital et du travail que les oppositions apparaissent le plus clairement entre d’un côté C. Gide, visant par l’association des consommateurs la subordination du capital au travail, et de l’autre L. Walras et P. Leroy-Beaulieu réfutant le principe coopératif reposant sur l’antinomie du capital et du travail. Une seconde divergence, enfin, a trait aux modifications induites par le développement coopératif. Alors que P. Leroy-Beaulieu réfute tout pouvoir d’action des associations coopératives sur les règles d’organisations économiques, celles-ci obéissent en effet à des « lois naturelles » immuables qui ne peuvent être modifiées que transitoirement, les positions de L. Walras, et bien sûr de C. Gide, prennent le parti adverse. Bien qu’appartenant au champ de la production, et à ce titre n’exerçant aucune influence sur les règles de la répartition des richesses, l’association pour L. Walras n’en demeure pas moins un principe d’action concourant à la démocratisation du système économique en donnant accès aux ouvriers-associés à la propriété du capital, et, leur apprenant la direction et la gestion des activités économiques. Dans cette perspective, le développement coopératif modifie progressivement et équitablement la distribution du capital aboutissant à terme à l’émergence d’une « société rationnelle ». C. Gide suit une voie différente puisque au travers de l’expansion des coopératives de consommation, les associés peuvent à partir de leurs choix volontaires et conscients agir directement sur la répartition des richesses, premièrement, en limitant les intérêts des capitaux sur les prix des produits vendus, et deuxièmement, en contrôlant les décisions de production compte tenu de leurs propres besoins.

Donc, au moins trois grands clivages transparaissent chez les auteurs ici étudiés : un premier sur la question sociale, peut-elle ou non être résolue par le principe coopératif ? ; un second sur l’antinomie du capital et du travail, l’association permet-elle de subordonner le capital au travail ? ; et enfin, un dernier sur la nature des institutions économiques, est-ce que les associations coopératives permettent aux associés de choisir volontairement et rationnellement les institutions sous lesquelles ils entendent réaliser leurs activités économiques ? On retrouve ces oppositions, à quelques nuances près, dans le premier « temps fort » ; elles permettent de marquer les continuités mais aussi les différences, voire les ruptures relatives à l’idée d’association. Ainsi, deux conceptions de la notion de désintéressement en ressortent.

  1. Une première où l’intérêt individuel prévaut sur le désintéressement ; c’est l’option suivie à la fois par P. Leroy-Beaulieu et L. Walras. Elle explique l’échec des essais coopératifs pour le premier car les ouvriers disposant des capacités les plus élevées n’accepteront pas de partager le produit de leur production individuelle. La solidarité sur laquelle se fondent les premières coopératives perd progressivement de son influence au sein de l’association devant les fins individualistes de « l’élite de la classe ouvrière ». Dans cette perspective, l’association ne constitue pas un moyen d’égalisation des conditions sociales mais au contraire un instrument visant à établir une nouvelle hiérarchie sociale au sein de l’organisation économique. Aussi, la poursuite de l’intérêt individuel n’est pas antinomique de la recherche de fins désintéressées puisqu’elle est ce qui permet une fois les richesses acquises par l’« élite économique », de redistribuer une partie de celles-ci au reste de la population. L. Walras ne suit pas à la fois les présupposés et les conclusions auxquelles aboutit P. Leroy-Beaulieu. Les associations coopératives ouvrières confortent en effet le développement économique dans la mesure où elles facilitent l’épargne et l’effort individuels, et par conséquent, en généralisant la propriété du capital, favorisent l’égalisation des conditions économiques et sociales. Pour autant, la réussite des coopératives ne repose pas prioritairement sur le sacrifice individuel, mais bien sur la recherche par chacun des associés de leur intérêt individuel. Il n’en reste pas moins que L. Walras semble reconnaître aussi l’utilité du désintéressement devant les faibles capacités financières des coopératives ouvrières nécessitant des « garanties collectives » nombreuses, et donc, une importante mobilisation des associés pour soutenir leurs projets économiques mutuels. Cependant, la « fraternité » demeure un principe facultatif, tout comme d’ailleurs l’association, qui ne peuvent à ce titre constituer une solution rationnelle à la question sociale ; celle-ci est avant tout un problème de justice. C’est pourquoi, la position de L. Walras n’est pas qu’opposée aux auteurs « associationnistes » d’un point de vue politique, concernant la reconnaissance des fonctions respectives du capital et du travail, mais aussi sur les moyens employés pour résoudre la question sociale. Pour L. Walras, le paupérisme ouvrier ne relève pas de nouveaux comportements désintéressés que les associations coopératives permettraient de développer, mais d’abord d’un problème de justice que seul l’Etat est en mesure de traiter.
  2. Une seconde conception, développée par C. Gide, subordonne l’intérêt individuel au désintéressement. La coopération, avant d’être une organisation collective, est ce qui permet l’institution d’une solidarité consciente et volontaire entre associés. Elle crée ainsi les conditions économiques et sociales favorables à l’« éducation solidariste », par laquelle chaque associé apprend à se défaire de ses préoccupations individualistes au profit de fins sociales et désintéressées. Mais le coopératisme, pour C. Gide, n’est pas un socialisme au sens strict dans la mesure où il ne s’appuie pas sur une solidarité imposée visant un but égalitaire, mais une solidarité volontaire intégrant « la diversité et l’inégalité des parties ». Parce qu’il partage les fins individualistes du libéralisme, il ne rejette pas l’intérêt individuel, mais le subordonne néanmoins au but social de l’association. Opérant donc la synthèse du principe d’autorité et du principe de liberté, le coopératisme prolonge la tradition du socialisme associationniste initié par C. Fourier, un des auteurs majeurs de la coopération pour C. Gide , et par P. Leroux, voire P. Buchez.

L. Walras, bien que reconnaissant des apports tant économique, social que de justice de l’association coopérative, n’en fait pas une solution à la question sociale. Cela est encore plus vrai pour P. Leroy-Beaulieu ; l’économie coopérative constituerait même, souligne ce dernier, un facteur de régression vers « les sociétés primitives et peu productives ». Il s’oppose d’emblée au courant réformiste ; la solution à la question sociale ne pourra provenir que progressivement du libre jeu des « lois naturelles » favorisant le développement de conduites morales, fondées sur des valeurs de prévoyance, de responsabilité et d’effort individuels. La résolution du paupérisme ouvrier relève du comportement individuel et non d’une modification des institutions économiques. Les seules associations reconnues pour leur utilité servent non des fins sociales mais le fonctionnement hiérarchique de l’organisation économique en permettant aux entrepreneurs, l’« élite économique », de nouer au travers de la création d’organisations philanthropiques des rapports de bienveillance mutuelle avec les ouvriers qu’ils emploient.

Les objectifs que C. Gide prête à la coopération sont évidemment tout autre. Celle-ci ne constituera une solution viable à la question sociale que si tous les membres de la société participent au développement de la « République coopérative » ; c’est pourquoi, ce n’est pas de l’association des producteurs que C. Gide attend la propagation du principe coopératif mais de l’association des consommateurs et de la réponse que celle-ci pourra amener à la satisfaction des besoins de la consommation. On a noté précédemment les difficultés que pouvait susciter la subordination des intérêts des producteurs à ceux des consommateurs. C. Gide en fait néanmoins une condition nécessaire à l’émancipation économique et politique des travailleurs. Deux conséquences en découlent. Le coopératisme, premièrement, se démarque des premiers formes « associationnistes » qui privilégiaient l’association dans la production et non dans la consommation. Cette divergence est explicite ici avec l’idée d’association saint-simonienne ou de P. Buchez ; elle l’est moins avec le courant fouriériste qui se plaçait sur le même plan les intérêts des consommateurs et des producteurs. Enfin, deuxièmement, les objectifs du coopératisme offrent ici de nombreuses affinités avec l’« association mutuelliste » proudhonienne, d’une part, en critiquant les associations de production qui ne reproduiraient que le fonctionnement des organisations capitalistes et ne poursuivraient qu’un « égoïsme corporatif ». Si l’opinion de P.-J. Proudhon a évolué, elle est restée finalement très proche de celle-ci. C. Gide et P.-J. Proudhon, d’autre part, visent par l’association la satisfaction des besoins des consommateurs en supprimant les intérêts du capital, les coûts intermédiaires, entre la production et la consommation.

Ce second « temps fort » est caractérisé encore par la faible portée de l’action sociale de l’Etat. Le début du XXe siècle marque sur ce point un tournant majeur ; le modèle de la solidarité émerge à cette période de débats débutant dès les années 1880, mais il ne donne pas encore lieu à des applications sociales vraiment importantes. On assiste néanmoins à une intervention croissante de l’Etat « dans la sphère des rapports civils et privés » par l’intermédiaire du nouveau droit social 1610 . Aussi, si ce nouveau modèle transpose la problématique du partage de la richesse entre travail et capital à une problématique relative aux fonctions respectives de l’économique et du social, légitimant ainsi l’organisation salariale de la production, l’idée d’association en ce début de XXe siècle, pour les auteurs ici retenus, est conçue comme la prolongation des débats développés tout au long du XIXe siècle sur la question de la propriété privée, c’est-à-dire du rôle du capital et du travail dans l’économie.

Notes
1609.

C’est sur cet objectif principalement qu’il s’oppose à P. Leroy-Beaulieu n’y voyant que « palingénésie sociale » alors que de l’avis de C. Gide, répondant aux critiques de ce dernier, il n’est « point chimérique de penser que ce qu’ont pu faire ça et là de petits groupes de vingt et cent personnes de bonne volonté pourra se réaliser dans des proportions de plus en plus vastes et par un nombre d’hommes de plus en plus considérable - à une condition toutefois, c’est de supposer que les qualités et les vertus de ces hommes d’élite pourront un jour, par le progrès des connaissances et de la moralité devenir le lot du plus grand nombre ». Sans cette condition, ou cette croyance, ajoute-t-il, « il n’y a rien à attendre de l’avenir ni d’aucune réforme sociale », C. Gide [2001 (1893d), p. 76].

1610.

J. Donzelot [1984, p. 124].