La fin du XIXe siècle marque l’avènement du « schéma de la solidarité » dans la société française 1611 . Cependant, il semble nécessaire de bien dissocier la théorie de la pratique ; le champ de l’action de l’Etat, porteur du nouveau droit social, reste encore en effet modeste. La notion d’obligation ne s’affirme réellement qu’en 1928 puis 1932 avec les lois sur les assurances et les allocations familiales 1612 . Rappelons que la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail n’institue pas une assurance obligatoire pour les employeurs mais leur laisse le libre choix de l’assurance privée à laquelle ils entendent souscrire. En somme, si on peut effectivement identifier le début du XXe siècle au développement de l’Etat-providence, il est encore un principe, non une réalité.
Le contrôle de l’Etat en matière sociale devient certes, important mais son implication est faible. Il s’appuie majoritairement sur l’initiative privée et a du mal à se défaire du cadre contractuel sur lequel reposaient les relations sociales du XIXe siècle 1613 . L’association volontaire continue par conséquent à constituer une alternative encore possible à la résolution de la question sociale. Cependant, la reconnaissance par les pouvoirs publics des formes associatives (société de secours mutuel, association à but non lucratif, coopérative, etc.) contribue à un traitement juridique différencié d’organisations économique, politique et sociale qui présentaient un fondement commun à l’origine 1614 . D’un autre côté, l’institutionnalisation progressive de l’Etat-providence légitime l’organisation économique salariale ; il valide en effet au travers du droit social le « statut juridique [du] salarié, personnage alternatif à la fois du propriétaire et du domestique » 1615 . L’action de l’Etat-providence dépasse donc le seul champ de la solidarité. Il naturalise le fonctionnement du salariat et sépare les sphères économiques de la production et de la répartition. De fait, la solidarité étatique diffère de la solidarité associative en ce qu’elle ne vise pas à transformer l’échange salarial mais simplement à en pallier ses effets inégalitaires 1616 . Une conséquence importante en découle ; la question sociale se déplace d’une problématique des rapports du capital et du travail à une problématique des relations entre le social et l’économique ; ce n’est pas tant la propriété privée qui devient l’objet des conflits sociaux mais le « propriété sociale » à laquelle donne droit le salariat 1617 . L’adaptation progressive de la société française aux règles de l’Etat-providence entraîne donc un double renversement : renversement des droits individuels premièrement ; la personne n’a plus seulement des droits lui garantissant un espace de liberté individuelle, mais aussi des devoirs vis-à-vis d’autrui. Suivant la doctrine solidariste de L. Bourgeois, si la personne en effet s’acquitte de certaines obligations sociales, celles-ci ne sont pas sans contrepartie, c’est-à-dire du bénéfice qu’elle retire de la vie collective 1618 . Renversement de la notion de solidarité enfin ; on peut partager, avec F. Ewald, l’idée selon laquelle le projet politique de la IIIe République après 1900 n’est que la transposition des principes ‘« des réformateurs sociaux’ ‘ depuis Saint-Simon’ ‘ [à savoir] mettre fin à l’opposition des droits et des devoirs, faire de la charité’ ‘ une obligation de stricte justice, réunifier obligations morales et juridique dans un seul régime d’obligations sociales »’ 1619 ; mais leurs programmes économiques auxquels se rattache leur objectif de solidarité présentent des différences importantes. Alors que les réformateurs sociaux supposent nécessaire la transformation de l’organisation économique fondée sur la propriété privée et la concurrence pour réaliser leur projet social, la solidarité redistributive de l’Etat-providence présuppose au contraire l’existence même de l’économie capitaliste.
Cependant, le choix de la solidarité publique répond aussi à deux difficultés : elle permet d’une part, de satisfaire un besoin nécessaire, celui d’assurer les membres de la société de risques sociaux qui ne relèvent pas des seules conduites individuelles, et d’autre part, d’apporter une alternative à l’incapacité de l’initiative privée, tant patronale, libérale ou associative de garantir la couverture de ces mêmes risques sociaux. L’Etat-providence apparaît dès lors comme une conséquence de l’industrialisation et de ses effets (1). Aussi, le fonctionnement et les objectifs des pratiques associativess’en trouvent dès lors progressivement transformés (2).
F. Ewald [1986, p. 349].
Y. Cohen [1995, p. 14].
Le fait marquant de la période, souligne Y. Cohen, est le « difficile engagement de l’Etat , son incapacité à rompre trop clairement avec la doctrine libérale en pénétrant dans la sphère privée » ; si l’Etat a bien amorcé une démarcation vis-à-vis « de la charité pour instituer la prévention, [il] reste encore peu engagé dans la notion d’obligation », Y. Cohen [Ibid., p. 9].
Elles se définissent, pour C. Vienney, comme des expérimentations sociales efficaces « d’aide mutuelle de personnes appartenant à des collectivités solidaires et de rapports marchands liés à leur participation à l’activité d’une entreprise. Mais leur reconnaissance par l’Etat , qui ajoute des aides à leurs ressources d’autofinancement, les fait aussi apparaître comme des relais de politiques économiques et sociales sectorisées », C. Vienney [1994, p. 99].
F. Ewald [Op. cit., p. 313].
Dans cette perspective, souligne F. Ewald, l’Etat-providence, « ne vient pas tant offrir les correctifs nécessaires aux effets néfastes de l’industrialisation qu’il ne lui offre un espace favorable à son développement », F. Ewald [Ibid., p. 373].
R. Castel [1995, pp. 308-315] et J. Donzelot [1984].
L. Bourgeois publie en 1896, la Solidarité, ouvrage de référence du parti républicain radical, voir A. Soriot [2000].
F. Ewald [Op. cit., p. 349].