1) Quelques repères économiques, politiques et sociaux de la société française du début du XXe siècle

1.1) Des structures productives encore dominées par la petite production

La population active demeure encore majoritairement agricole, de l’ordre de 44 % en 1906 et de 36.4 % en 1931, alors que les secteurs industriel et tertiaire représentent respectivement 31 % et 12 %, pour 1906, et 33.1 % et 29.6 %, pour 1931, de l’ensemble des emplois 1620 . Aussi, l’industrialisation du XIXe siècle n’a pas conduit à un développement homogène des structures productives ; la petite production (travail à domicile, artisanat, etc.) est encore majoritaire en ce début de XXe siècle. La seconde « Révolution industrielle » qui s’amorce à partir de 1906 jusqu’en 1929, avec un taux de croissance d’environ 4 % par an, ne remet pas fondamentalement en cause la prédominance des anciennes formes de la petite production 1621 . L’institutionnalisation du salariat est encore loin d’être achevée même à la fin des années 1920 ; la pluriactivité, le travail à domicile, etc., activités définies aujourd’hui comme « informelles », et constituant un héritage des modes d’organisation du travail du XIXe siècle, tiennent une place importante dans la production de ces trente premières années du XXe siècle 1622 .

Le niveau des salaires, bien qu’en progression entre 1895 et 1913, et restant relativement stable après 1918 du fait notamment d’une importante inflation sur les prix des biens de consommation, ne contribue pas à une amélioration vraiment réelle du niveau de vie de la population ouvrière. En témoigne l’évolution lente de la structure du budget ouvrier demeurant encore en 1930 consacré à 60 % à l’alimentation 1623 . Les contestations collectives ouvrières, autant syndicales que coopératives, portent notamment sur les prix élevés des produits vendus. L’association trouve ainsi au sortir de 1920, au travers des coopératives de consommation, de nouvelles voies de développement.

Un fait marquant de la période constitue le développement d’une classe « moyenne » caractérisée par une forte hétérogénéité (petits patrons, travailleurs indépendants, salariés, etc.) mais parfaitement en phase avec le modèle de « promotion sociale » diffusé par les gouvernements du début du XXe siècle influencés par les thèses des radicaux et des libéraux républicains confondues 1624  ; le travail et l’épargne individuels sont ainsi valorisés. Le projet social républicain vise en premier lieu l’extension de la propriété privée afin d’établir « une démocratie de petits propriétaires ». La classe moyenne formerait ainsi la moitié de la population active dont la majorité serait des « petits patrons » (légèrement inférieur à 50 %) 1625 . Les salariés restent relativement minoritaires au sein de ces catégories sociales ; cette faiblesse du salariat, qui s’étend en fait à l’ensemble de la population active, explique en partie les difficultés d’implantation de l’Etat-providence au sein de la société française. Celui-ci en effet légitime l’organisation économique salariale ; le salaire ne constitue plus simplement une rémunération du travail réalisé, mais aussi donne accès à un ensemble de droits sociaux estimés nécessaires à la sécurité et à l’émancipation du travailleur. L’Etat n’est donc plus le garant de la propriété privée mais le régisseur d’une « propriété sociale » attachée au seul salarié. Le modèle de la propriété, dominant en ce début de XXe siècle, ne peut par conséquent que freiner l’institution du nouveau droit social 1626 . Cependant, progressivement après la première guerre mondiale, un double mouvement de concentration industrielle et urbaine facilite le développement de la mécanisation industrielle et de l’organisation taylorienne du travail ; l’ouvrier perd ainsi peu à peu l’autonomie qui le définissait au XIXe siècle 1627

Notes
1620.

F. Caron [1995 (1981), p. 171]. Le recensement professionnel de 1896 évalue à 5 395 000 le nombre de travailleurs indépendants dont 1 900 000 dans l’industrie et le commerce et 3 495 000 dans l’agriculture, alors que le nombre de salariés (ici à prendre au sens large) est estimé à 5 714 000 dont 3 453 000 dans l’industrie et le commerce et 2 261 000 dans l’agriculture, C. Gide [1905, p. 404].

1621.

Les personnes travaillant dans des établissements industriels de 1 à 10 salariés représentent 32 % de la population active en 1906, 19.7 % en 1931, celles des établissements de 11 à 100 salariés 27.6 % en 1906, 30.1 % en 1931, celles des établissements de 101 à 500 salariés 21.7 % pour 1906 et 23.6 % en 1931, enfin, celles des établissements de plus de 500 salariés 18.5 % en 1906 et 26.6 % en 1931, F. Caron [Ibid., p. 240.]. Voir aussi C. Charle [1991, pp. 280-285].

1622.

Ainsi, les recensements effectués entre 1896 et 1936 classent dans une rubrique d’« isolés » et n’appartenant ni à la classe des patrons, ni à celle des ouvriers, « des tout petits producteurs marchands agricoles, artisanaux ou commerciaux […] des travailleurs à domicile recevant des matières premières et travaillant à la tâche […] Ils constituent près du quart (23 %) de la population active en 1896, et encore 14 % de celle-ci en 1936 », A. Desrosières et L. Thévenot [1996 (1988), p. 13].

1623.

G. Noiriel1986, p. 150.

1624.

S. Bernstein [1992, p. 195].

1625.

D’après les données des recensements réalisés en 1906 et 1931, S. Bernstein [Ibid., pp. 200-208].

1626.

Les contradicteurs de l’Etat-providence « défendent l’hégémonie du modèle du propriétaire indépendant, de la propriété fondement exclusif de la dignité sociale et de la sécurité », R. Castel [Op. cit., pp. 308-314].

1627.

On soulignera par ailleurs que c’est en 1931 suite à l’exode rural des années 1920 que la population urbaine dépasse la population rurale, G. NoirielOp. cit., pp. 123-130.