1.2) Le développement problématique du droit social

Les débats parlementaires sur les accidents du travail débutent dès 1880, mais ce n’est qu’à partir des années 1890 que les premières lois sociales sont appliquées restant cependant partielles et bien modestes au regard des nouvelles doctrines solidaristes qui les sous-tendent. Un ensemble de facteurs concomitants favorisent néanmoins l’introduction du droit social dans la législation française. Nous en noterons au moins quatre ici. Premièrement, l’économie française subit encore les effets de la « Grande dépression » (1873-1897) marquée par un ralentissement de la croissance économique et un sous-emploi latent pouvant atteindre des taux de 20 à 30 % de la population active 1628 . Deuxièmement, la contestation sociale, du mouvement ouvrier notamment, se maintient et tend même à s’amplifier. Troisièmement, l’efficacité du modèle allemand bismarckien des assurances sociales devient une référence de plus en plus citée au sein des courants réformistes et par certains partis politiques 1629 .

Enfin, quatrièmement, différentes doctrines sociales convergent au cours des années 1890 pour traiter différemment la question sociale. Léon XIII publie le 15 mai 1891 l’encyclique Rerum Novarum dans laquelle il pose les fondements d’une doctrine sociale de l’Eglise. La propriété privée n’est certes, pas remise en cause, mais une action de l’Etat favorable aux classes ouvrières, touchées par les effets de l’industrialisation, est explicitement envisagée. De même, le pape, tout en évaluant positivement les institutions corporatives inspirées de valeurs religieuses, juge utile aussi le développement des associations ouvrières. Le solidarisme de L. Bourgeois introduit le principe de la responsabilité collective ; l’inégalité n’a pas une cause individuelle, mais sociale. Ainsi, selon L. Bourgeois, la personne a conscience de sa dépendance sociale et des avantages matériels, intellectuels et moraux que la société lui procure 1630 . Elle naît débitrice de la société à laquelle elle appartient lui imposant la reconnaissance d’une dette sociale qu’elle acquitte en remplissant certaines obligations sociales. Ces dernières ne contraignent pas la liberté individuelle mais la présupposent ; on ne s’oblige pas par la dette sociale, mais on s’en libère. Afin de respecter ses devoirs sociaux, chaque membre de la société souscrit à un « quasi-contrat social » déterminant la règle de répartition du produit de la collectivité entre bénéfices et charges sociales. L’accord de chacun des cocontractants ne peut venir qu’après la réalisation du contrat en question d’une part, parce que le fait social précède les volontés individuelles, et d’autre part, car les termes du contrat ne sont jamais fixés définitivement et sont susceptibles d’être modifiés suivant les besoins des personnes engagées. L’Etat devient ainsi le gérant des intérêts collectifs, ‘« l’exécuteur des dettes contractées par les sujets sociaux eux-mêmes »’ 1631 . La solution solidariste à la question sociale n’est donc ni libérale, ni socialiste (au sens collectiviste ou étatiste), mais tente néanmoins d’en faire la synthèse en reconnaissant la nécessité de combiner liberté individuelle et devoir social. Si le solidarisme permet de fédérer les doctrines sociales réformistes se référant à la notion de solidarité au tournant du XXe siècle, elles n’en présentent pas moins des différences importantes ; C. Gide, par exemple, se réclamant explicitement de la nouvelle école de la solidarité, se montre néanmoins critique, on l’a vu, à l’encontre du programme politique de L. Bourgeois 1632 .

Cependant, le solidarisme, par l’intermédiaire du courant politique républicain radical, influence, surtout après 1900, la politique de l’Etat. Mais il s’agit d’une influence encore partielle dont la portée reste faible. Quelques exemples suffiront à l’illustrer. L’impôt sur le revenu n’est voté que le 15 juillet 1914 alors que L. Bourgeois en avait fait la proposition dès 1896. La loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes instaure un régime de retraite par capitalisation et se solde par un échec ; en 1913, seulement la moitié des travailleurs concernés y souscrivent 1633 . La loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail n’impose aucune obligation sociale mais laisse à l’employeur le libre choix du mode de gestion de l’assurance ; les compagnies d’assurances privées s’y montreront d’ailleurs favorables 1634 . L’Etat s’appuie encore fortement sur une politique d’assistance locale héritée du XIXe siècle (bureaux de bienfaisance, etc.) 1635 . Autant pour les secours que pour l’assurance, l’Etat exerce une action partielle et différenciée suivant la population à laquelle il s’adresse, encore éloignée du principe universel de l’assurance sociale obligatoire. R. Castel souligne à ce titre, ‘« la puissance publique n’est légitime que pour prendre en charge ces cas limites, atypiques par rapport à la condition travailleuse, qui relèvent de l’assistance »’ 1636 . Le chômage, pourtant important au début du siècle, n’entraîne aucune action sociale significative de la part de l’Etat 1637 . Enfin, les dépenses de l’Etat diminuent de 1900 à 1914 ; le contrôle des pouvoirs publics devient certes, plus important mais son implication n’est pas encore suffisante pour que l’on puisse le définir comme Etat-providence 1638 .

L’engagement de l’Etat dans la politique sociale ne devient effectif qu’avec la loi du 16 mars 1928 sur les assurances sociales obligatoires. Après cette date, les dépenses sociales de l’Etat augmentent, mais note Y. Cohen, se destinent encore à des actions sociales indirectes d’incitation et de financement des institutions sociales intermédiaires (associations, etc.). Néanmoins, par l’intermédiaire de cette nouvelle loi sociale s’affirme la notion d’obligation sociale ‘« qui non seulement s’inscrit désormais de façon définitive dans les mœurs sociales, mais constitue une limitation, indirecte certes, de la liberté du chef d’entreprise »’ 1639 .

Notes
1628.

Voir sur la périodisation de la « Grande dépression » Y. Breton, A. Broder et M. Lutfalla [1997]. Les premières évaluations du nombre de chômeurs sont réalisées en 1896, voir C. Topalov [1994]. Cette stagnation économique perdura jusqu’à au moins 1905.

1629.

Dès 1883, l’Allemagne vote une première loi sur l’assurance maladie, suivie d’une seconde sur les accidents du travail en 1884, puis une troisième en 1889 sur l’invalidité.

1630.

Cette dépendance sociale « n’est point limitée aux conditions de sa vie physique ; elle s’étend aux phénomènes intellectuels et moraux, aux actes de sa volonté, aux œuvres de son génie. Cette dépendance le lie à tous et à tout dans l’espace et dans le temps », L. Bourgeois [1902 (1896), p. 47].

1631.

R. Castel [Op. cit., pp. 276-298].

1632.

C. Gide [1890] et voir aussi 2nde partie, chap. 3, § 2.

1633.

A. Gueslin [1998a, p. 279].

1634.

Comme le souligne F. Ewald, le patronat ne s’est pas opposé au principe de l’assurance ouvrière car l’enjeu consistait en fait à « savoir qui, de lui ou de l’Etat , aurait le contrôle de la gestion du nouveau dispositif d’assurance », F. Ewald [Op. cit., p. 272].

1635.

A. Gueslin [Op. cit., p. 283].

1636.

R. Castel [Op. cit., p. 295].

1637.

Quelques mesures sont néanmoins décidées, mais elles sont de faibles portées. Des Bureaux de placement sont créées en 1910 ; ils fonctionnent sur une logique assistantielle partageant les travailleurs prêts à travailler et ceux refusant de travailler, dépendants alors des « formes coercitives d’assistance prévues pour les indigents valides » (R. Castel [Ibid., p. 328]). En 1910, toujours, un Fonds national de chômage est crée ; il vise à financer les collectivités locales qui distribuent des secours aux chômeurs mais ils sont peu efficaces, A. Gueslin [Op. cit., pp. 279-286].

1638.

L’Etat, selon Y. Cohen, « n’est pas encore décidé à se donner les moyens d’une politique sociale affranchie d’un suivisme remarquable par rapport à l’initiative privée, malgré l’expérimentation d’un droit social nouveau et d’une législation du travail qui commence à disposer ses marques, malgré l’élévation de la solidarité au rang de doctrine de gouvernement », Y. Cohen [Op. cit., p. 14].

1639.

Y. Cohen [Ibid., p. 19].