2) L’institutionnalisation des pratiques associatives

Le développement certes, lent de l’Etat-providence dans la société française des premières décennies du XXe siècle transforme le contenu et la portée des pratiques associatives. La non-reconnaissance juridique des formes associatives avant la fin du XIXe siècle conduisait, soit à la création d’associations en marge du cadre juridique ; les pouvoirs publics les toléraient ou les réprimaient ; soit à la formation d’associations adaptées aux règles du Code civil et du Code de commerce, mais le plus souvent au détriment du projet associatif initial. Les libertés associatives obtenues, incluant les coopératives, les syndicats, les sociétés de secours mutuel et les associations sans but lucratif, plus aucune contrainte ne semble se dresser a priori au développement des groupements volontaires. Deux conséquences importantes pourtant en découlent. Premièrement, les reconnaissances juridiques successives entraînent la distinction de formes associatives qui répondaient à l’origine de projets communs ; le législateur ‘« redistribue en catégories distinctes tous les groupements que l’on fait appartenir à la nébuleuse primitive de l’associationnisme’ ‘ »’. Les nouvelles structures associatives ainsi séparées détiennent chacune la personnalité juridique mais au prix d’une « normalisation » de leurs règles internes d’organisation et des objectifs poursuivis. L’association des années 1830-1848 poursuit des buts à la fois économiques, politiques et sociaux ; elle perd cette propriété « multifonctionnelle » dès lors que les pouvoirs publics opèrent l’encadrement juridique des pratiques associatives, qui débute dès 1852 avec le décret sur les sociétés de secours mutuels et qui se termine en 1901 avec la loi sur l’association sans but lucratif 1643 . Parallèlement, la reconnaissance juridique rend possible le financement public permettant aux associations d’entreprendre des activités qui leur restaient généralement interdites du fait de leur faible capacité d’autofinancement. Cependant, elles perdent en contrepartie leur entière autonomie devenant ‘« des relais de politiques économiques et sociales sectorisées »’ 1644 .

Enfin, deuxièmement, les associations, coopératives et mutuelles essentiellement pour la première moitié du XXe siècle, sont contraintes d’adapter leurs activités au nouveau cadre institutionnel défini par l’Etat entre d’un côté l’organisation marchande de la production et de la répartition de la richesse fondée sur l’échange salarial, et de l’autre, le secteur public de la redistribution. Une partie des projets associatifs visait en premier lieu la transformation de l’organisation de la production et de la répartition ; le nouveau modèle de la solidarité publique leur impose le fonctionnement marchand de l’économie et leur ôte de fait les revendications politiques dont l’associationnisme était porteur 1645 .

Quelques nuances néanmoins doivent être apportées à cette lecture historique des pratiques associatives. L’institutionnalisation de l’Etat-providence et du salariat est loin d’être totalement aboutie à la fin des années 1920. Les termes du débat de la question sociale portent encore pour partie sur le problème de la propriété, c’est-à-dire sur l’antagonisme du capital et du travail. L’Etat commence tout juste à jouer un rôle d’intermédiaire entre les sphères économique et sociale ; l’ancrage dans les pratiques sociales du droit social reste partiel et de portée limitée.

Aussi, peut-on s’interroger sur ce développement lent de l’Etat-providence et la faible implication de la population française dans les pratiques associatives comparativement à certains pays européens. L’importance des classes moyennes au sein de la société française semble en fournir une des raisons essentielles. Le programme social des républicains, libéraux et radicaux inclus, visant « l’extension de la propriété individuelle » par le travail et l’épargne, semble en effet parfaitement correspondre en ce début de siècle à leurs valeurs dominantes. Même si après 1918, ce modèle entre en crise provoquée par la hausse des prix importante que connaît l’économie française, « les modes de pensée conservèrent encore longtemps leur foi dans le projet social des Républicains » 1646 . Ainsi, la loi sur les sociétés de secours mutuels ne donne pas l’impulsion escomptée au développement de l’association mutualiste. On estime, en 1900, à 5.6 % la part de la population mutualisée ; le pourcentage passe aux environs de 8 à 9 % pour l’année 1913 1647 . Le taux de syndiqués serait à peu près équivalent 1648 . On peut aussi effectuer le parallèle avec la situation des coopératives de consommation qui avant 1914 concernent entre 8 et 9 % de la population française 1649 . Elles se trouvent de plus confrontées à deux types de difficultés à partir de 1905 : d’une part, la fin de l’exemption de « la patente » sur les produits vendus, et d’autre part, la concurrence croissante du grand commerce privé (les magasins à succursales multiples). Le cas des coopératives de production est particulier dans la mesure où elles bénéficient du soutien des pouvoirs publics ; soutien économique tout d’abord avec des mesures visant à avantager les coopératives de production sur les entreprises privées concernant les marchés publics 1650  ; soutien financier ensuite par des subventions publiques versées aux associations de production. De 70 en 1889, les coopératives de production passent à 250 en 1897, puis à 476 en 1912, mais elles restent surtout urbaines et occupent une faible part de la totalité des emplois ; leur nombre n’augmentera que très faiblement dans les décennies suivantes 1651 . En outre, plus de la moitié en moyenne des travailleurs des coopératives sont non associés, et, de nombreux sociétaires travaillent en dehors de l’association de production dont ils sont membres 1652 .

En fait, après 1900, l’héritage associationniste des années 1830-1848 semble davantage prégnant dans les coopératives de consommation. C’est en effet les 29, 30 et 31 décembre 1912 à Tours que la Bourse des coopératives socialistes et l’Union coopérative de l’Ecole de Nîmes se réconcilient et créent la Fédération Nationale des Sociétés coopératives de consommation. Les différents points d’opposition sont levés par un accord de compromis entre d’un côté les socialistes, dans lesquels figure M. Mauss, qui acceptent le principe de l’autonomie de la coopération et qui n’en font plus un moyen au service de fins politiques, et de l’autre, le coopératisme, sous l’égide de C. Gide, qui consent à identifier la coopération au socialisme 1653 . Cette tentative de fédéralisation des coopératives de consommation constitue un demi-échec dans la mesure où la grande majorité des associations préfèrent ne pas adhérer à la Fédération ; mais elle permet aussi d’affirmer son unité doctrinale et se donne ainsi ‘« les moyens de l’efficacité’ ‘ commerciale »’ 1654 . Il ne s’agit pas de créer une « République coopérative », autant le coopératisme que le socialisme coopérateur semblent avoir abandonnés cette thèse, mais de propager « l’esprit » de la coopération. C’est en ce sens que C. Gide ou M. Mauss prolongent l’associationnisme des années 1830-1848. La publication par C. Gide, en 1921 d’un « Manifeste coopératif des intellectuels et universitaires français », dans la Revue des études coopératives, lui donne l’occasion d’en préciser le contenu et les finalités. Si effectivement, souligne C. Gide, le principe coopératif offre des possibilités de « reconstitution sociale », il ne propose pas de plan préétabli de réorganisation économique, mais prouve par ses expériences réussies qu’une ‘« entreprise peut vivre et prospérer en dehors des conditions que l’économie politique’ ‘ posait comme inéluctables, à savoir sans l’appât du profit ni la pression de la concurrence’ ‘ »’. Il permet en même temps le développement de comportements solidaires favorables à l’intérêt général. Néanmoins, à la différence de l’associationnisme du XIXe siècle, la présence de l’Etat, semble aller de soi, et cela, bien que l’action coopérative puisse suppléer efficacement les faiblesses de l’action étatique particulièrement « dans l’ordre économique » 1655 . Cependant, la concentration commerciale et la diversification des besoins du consommateur (loisirs, etc.) vont remettre en cause les fonctions économiques sur lesquelles les coopératives de consommation s’étaient constituées 1656 . Enfin, si leur croissance depuis 1880 répondait apparemment de réels besoins de consommation générés par l’évolution des conditions socio-économiques de la société française, leur poids économique et social entre le début du XXe siècle et la fin des années 1920 ne va pas leur permettre réellement de s’affirmer comme un secteur, voire un mouvement, qui puisse surpasser le développement concomitant de l’économie marchande et de l’Etat-providence. 

Notes
1643.

Dans la dernière décennie du Second Empire, souligne C. Boulifard, « on assiste bien à une différenciation fonctionnelle : « nébuleuse associationniste », catalyseur du monde ouvrier dans la première moitié du XIX e siècle, l’association ouvrière de production acquiert fans les années 1860, d’une part, une dimension pragmatique, coopérative, d’autre part, laisse place à la chambre syndicale, cadre organisationnel des ouvriers de métiers qui continuent toutefois à penser qu’elle conduira à l’abolition du salariat », C. Boulifard [1992, p. 70].

1644.

C. Vienney [Op. cit., p. 85]. L’instrumentalisation de l’association par la politique publique est parfaitement illustrée par la situation des coopératives ouvrières de production après 1880 qui se voient offrir à la fois des avantages sur les adjudications des marchés publics et des subventions publiques importantes (voir la suite du paragraphe), S. Zaidman [1992].

1645.

L’émergence progressive de l’Etat-providence légitime ainsi « une représentation de l’économie : basée sur l’entreprise capitaliste avec l’unité économique du profit et la propriété privée lié à la détention d’un capital » (J.-L. Laville [1995, p. 74].). « Le projet politique d’émancipation des sujets sociaux sur le double axe du travail et de la quotidienneté de la vie s’est déplacé en des projets fonctionnels et gestionnaires éclatés soumis aux fins des systèmes économiques et étatiques », B. Eme [1998-1999, p. 25].

1646.

S. Bernstein [Op. cit., p. 207]. Voir aussi sur ce point C. Charle [Op. cit., pp. 323-340].

1647.

C. Gide [1905, p. 272] et B. Gibaud [Op. cit., p. 171].

1648.

B. Gibaud [Ibid., p. 171].

1649.

En fait, les coopératives de consommation comprennent 880 000 sociétaires un peu avant 1914 ; rapporté au chiffre moyen de 4 personnes inclut dans un ménage, on obtient un chiffre de « 3.5 millions de personnes concernés soit 8.9 % de la population française » ; pourcentage faible si on le compare au Royaume-Uni qui en 1907 disposait d’une proportion de 26 %, à la Belgique avec un taux de 11 % alors que la France a la même date avait un taux estimé à 6.5 %, A. Gueslin [Op. cit., p. 308].

1650.

« Le décret du 4 juin 1888 ouvrait les adjudications des collectivités publiques aux coopératives de production […] Il était en effet stipulé que, pour des dépenses inférieures à 20 000 F, des marchés de gré à gré au nom de l’Etat pouvaient être passés avec les coopératives ; que ces dernières étaient dispensées de fournir un cautionnement si le montant n’ excédait pas 50 000 F ; et, enfin, qu’à égalité de prix, une société ouvrière serait préférée à tout entrepreneur » ; dispositions ensuite étendues aux travaux effectués par les départements en 1889, puis aux travaux communaux en 1893, S. Zaidman [Op. cit., p. 28].

1651.

D. Demoustier [2001, p. 37].

1652.

A. Gueslin [Op. cit., pp. 328-329].

1653.

Voir J. Gaumont [1923, pp. 243-253 ; pp. 392-442] et A. Gueslin [Op. cit., pp. 300-308].

1654.

Elles ne sont en 1913 que 27 % du total des coopératives de consommation à adhérer à la Fédération Nationale, A. Gueslin [Op. cit., p. 308].

1655.

C. Gide [1921].

1656.

D. Demoustier [Op. cit., p. 37].