CHAPITRE 6 : SOCIALISME ET COOPéRATION CHEZ MARCEL MAUSS

L’engagement politique socialiste de M. Mauss date de 1895. Il l’allie avec son travail de chercheur en sciences sociales et semble n’y voir a priori aucune contradiction 1657 . La conclusion du fameux « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », publié dans L’Année sociologique en 1923-24 consécutive d’une intense activité en matière coopérative 1658 , est à ce titre caractéristique. Ainsi, fait-il le lien entre le principe du don et l’évolution des faits sociaux des sociétés européennes. Une partie des pratiques sociales et de la législation, se développant dans ces années d’après-guerre, s’opposent pour M. Mauss à la « morale de marchands » dont les économistes contemporains, depuis B. de Mandeville, ont été les propagateurs. Une « morale de groupes » prend place peu à peu au sein de la société appuyée par l’action de l’assurance sociale, de la mutualité, de la coopération, du groupe professionnel 1659 . Ces nouvelles fins portées par la pratique sociale relèvent d’une morale « trop longtemps oublié[e] » qui pousse chacun au ‘« sens aigu de lui-même mais aussi des autres, de la réalité sociale »’ 1660 . Mais si cette réactualisation d’une morale collective dépend de faits constatés confortant l’analyse du don effectuée, ils lui servent aussi à son engagement dans la coopération socialiste 1661 . La même démarche méthodologique sous-tend aussi l’écriture de l’« Essai sur le don ». L’étude comparée des sociétés anciennes non capitalistes et de textes de Droits anciens des civilisations indo-européennes permet de délimiter une forme générale d’échange, le don, commune à toutes les organisations sociales analysées. Dans cette perspective, l’engagement politique et l’activité scientifique ne sont en rien incompatibles. Partant d’observations empiriques, respectant les principes de la recherche sociologique, M. Mauss aboutit à une série de conclusions politiques, normatives, qui n’enlèvent en définitive aucune valeur à l’analyse réalisée 1662 .

En outre, l’action coopérative reste indissociable de l’analyse sociologique dans la mesure où bien que portant d’abord sur des problèmes d’ordre économique, elle induit aussi de tenir compte des questions juridiques, politiques, religieuses, pédagogiques, en un mot des questions sociales lui étant afférentes. L’« action socialiste », rappelle M. Mauss, vise des fins déduites « du raisonnement et non [du] pur sentiment » inspirant ‘« des faits actuels expliqués suivant une méthode scientifique d’observation »’ 1663 . Les faits étudiés sont ainsi des ‘« faits sociaux totaux […] [qui] mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions »’ 1664 . L’association coopérative, au même titre que le principe du don, supposent donc une analyse sociologique bien que la première relève d’un choix normatif, politique a priori, et le second part d’une démarche spécifiquement sociologique.

En fait, M. Mauss récuse d’emblée d’effectuer une séparation tranchée entre sociologie et politique. Bien entendu, il s’interdit, suivant la démarche d’E. Durkheim, d’établir un rapport direct entre « science » et « art » 1665 . Mais ne serait-ce que par l’origine commune de la sociologie et de la politique, datant de l’analyse de « philosophie positive » et de « politique positive » de Saint-Simon au début du XIXe siècle, et, par la similitude de leur objet d’étude, en l’occurrence la société, le sociologue se doit de déterminer les moyens de « faire la science de cet art » en évitant toute dérive idéologique 1666 . De plus, le chercheur ne peut non plus ignorer certaines demandes de l’opinion attendant de lui une attitude « moins puriste ». Autrement dit, le sociologue a un devoir social à remplir consistant à informer la société sur son devenir compte tenu des choix politiques qui se présentent à elle. Quatre voies sont ainsi ouvertes au sociologue. Une première vise à développer des analyses politiques générales et dégagées de toute position doctrinale mais ‘« cependant destiné[e]s à la pratique morale et à la politique »’ 1667  ; l’étude effectuée par E. Durkheim sur la fonction des groupements professionnels en fournit un exemple topique 1668 . Deuxièmement, le résultat d’études empiriques offrant des garanties certaines peuvent donner lieu à la formulation de « préceptes ». Ainsi, les observations de Sydney et Sandra Webb et d’Emmanuel Levy concernant leurs ‘« théories du syndicalisme et du contrat, ont beaucoup fait pour instaurer les formes nouvelles du contrat collectif »’ 1669 . Troisièmement, le sociologue reste la personne la plus qualifiée pour réaliser des enquêtes impartiales relatives aux thèmes politiques. Enfin, quatrième et dernière voie, il peut aussi envisager l’étude des doctrines et pratiques politiques afin d’abord d’informer les citoyens sur leurs perspectives d’avenir en choisissant telle ou telle option politique, et ensuite, évaluer d’un point de vue moral les choix effectués. En fin de compte, le sociologue ne joue qu’un rôle pédagogique en fournissant les moyens de la politique aux membres de la société, c’est à eux ensuite ‘« qu’il incombe de s’en servir pour leur bien, …, s’ils veulent, ... s’ils peuvent »’ 1670 .

Quel registre dès lors M. Mauss adopte-t-il dans ses écrits sur la coopération ? Se veut-il théoricien de « l’art politique » ou bien simplement propagateur de la coopération socialiste ? La réponse semble a priori ne prêter à aucune ambiguïté : M. Mauss s’engage dans le mouvement coopératif en tant que socialiste et vise avant tout le développement d’une économie coopérative dont le fonctionnement répond aux objectifs socialistes. Pourtant, beaucoup de ses contributions constituent aussi un moyen d’informer, et non d’imposer, les alternatives politiques offertes à la société, retrouvant alors une fonction propre au sociologue. Les études sur le mouvement des prix 1671 , sur les expériences coopératives ou syndicales étrangères (anglaise, belge, allemande, suisse et russe), etc. s’inscrivent dans ce rôle pédagogique que M. Mauss entend remplir en tant que sociologue et socialiste. En somme, il ne recherche pas l’établissement d’un plan de société future, collectiviste qui s’opposerait à l’économie capitaliste, mais à informer chacun des coopérateurs des possibilités pratiques de développement de la coopération et des écueils qu’elle risque de rencontrer suivant les conditions économiques, politiques, sociales et morales dans lesquelles ce développement s’inscrit. Cette démarche est en fait constitutive d’une critique du rationalisme des doctrines économiques et politiques. Il n’existe pas, selon M. Mauss, de société capitaliste ou collectiviste, ni d’organisation individualiste ou socialiste, mais un ensemble de pratiques coexistant suivant des règles économiques et politiques multiples et variables 1672 . L’action sociale précède souvent la théorie, et particulièrement en matière associative. C’est pourquoi, M. Mauss va surtout privilégier un socialisme « possibiliste », réalisable pratiquement et dénué d’idéalisme. La société anglaise constitue à ce titre un terrain d’observation fructueux souvent citée et prise en modèle : ‘« il se trouve qu’en ce pays »’, souligne M. Mauss, ‘« de capitalisme et d’industrie’ ‘ avancée, le socialisme est devenu plutôt la théorie de la pratique ouvrière et du progrès social »’ 1673 .

Aussi, la coopération relève-t-elle du ‘« mouvement économique d’en bas »’ aux côtés du syndicalisme et de l’assurance mutuelle ; trois types d’action économique qui visent respectivement la « démocratie des consommateurs », la « démocratie ouvrière », et, la « démocratie mutuelle » 1674 . De 1895 jusqu’à la fin des années 1920, M. Mauss prend une place importante dans la pensée coopératiste 1675 . Sa contribution déjà grande avant la première guerre mondiale reste en effet constante ensuite ; il accepte notamment de participer au comité de rédaction de la Revue des études coopératives, fondée par C. Gide, et, un de ses élèves, Bernard Lavergne, dont le premier numéro, publié en octobre 1921, contient le « Manifeste coopératif des intellectuels et universitaires français » rédigé par C. Gide 1676 . On retrouve dans ce dernier les éléments essentiels du coopératisme défendu par C. Gide depuis 1886 offrant en fait de nombreuses affinités avec la pensée de M. Mauss. Nous en noterons quatre ici. Il n’est pas question d’abord pour le coopératisme d’établir un projet de réforme sociale visant à instaurer une économie coopérative, mais de s’appuyer sur les pratiques associatives déjà réalisées et praticables. Les associations coopératives démontrent ensuite qu’il est n’y a rien d’utopique à développer des organisations de production et de consommation cherchant non le profit mais la satisfaction des besoins individuels. Le coopératisme suppose de plus la subordination des associations de production à celles de consommation dans la mesure où les fins du consommateur sont d’intérêt général, et non celles du producteur. Enfin, l’organisation coopérative constitue un moyen d’apprentissage efficace du désintéressement, c’est-à-dire du sacrifice de l’intérêt individuel à l’intérêt général. Le contenu du programme coopératif de M. Mauss reprend donc pour partie ses précédents points. Il s’en démarque cependant sur au moins deux points : d’une part, par son refus, certes, tardif, de la « République coopérative » 1677 , et d’autre part, par le socialisme qui sous-tend son coopératisme (1). Aussi, s’il importe effectivement de transformer l’organisation économique dans le sens d’une « socialisation » volontaire, et non contrainte, des richesses, entraînant donc la propriété collective des biens économiques, la coopération constitue avant tout un moyen de développement de l’« esprit socialiste », et par conséquent, de mobiles d’action de sacrifice et de solidarité 1678 . L’idéal coopératiste offre ainsi de nombreux points de convergence avec le principe du don (2).

Notes
1657.

Il publie d’abord dans une revue marxiste créée en 1895 Le Devenir social, puis dans la revue Le Mouvement socialiste, créée en 1899, dans laquelle M. Mauss écrit un premier texte important « L’action socialiste » (octobre 1899) (M. Mauss [1997 (1899), pp. 72-82]). Il participe au Premier Congrès national et international des coopératives socialistes, à Paris en juillet 1900, effectuant un « Rapport sur les relations internationales » exposant à cette occasion ses premières idées sur la coopération. Il devient ensuite responsable de la chronique « Coopératives » du journal L’Humanité créé en 1904 dans lequel il publiera jusqu’au début des années 1910. Après guerre, il écrit entre 1920 et 1925 dans Le Populaire, La Vie socialiste, L’Action coopérative, et, la Revue des études coopératives ; il devient membre de la Fédération Nationale des Coopératives de Consommation (FNCC). Il signe en 1921 le « Manifeste coopératif » rédigé par C. Gide. Plusieurs séjours en Angleterre en 1897-1898 et 1920 le portent à s’intéresser au mouvement coopératif anglais et écossais dans lequel il en retire d’importants enseignements (la préférence pour la pratique plutôt que pour le débat d’idées, la constitution de fédérations coopératives de consommation, etc.). Après 1830, son engagement politique tant éditorial que pratique décroît progressivement. Il écrit néanmoins dans cette période un texte important (non publié) modérant ses premières idées sur la coopération (M. Mauss [1997 (1936), pp. 758-763]). Voir M. Fournier [1997, pp. 7-56].

1658.

Il écrit en effet entre 1920 et 1922 une trentaine d’articles sur la coopération dans Le Populaire, La vie socialiste, L’Action coopérative et la Revue des études coopératives.

1659.

M. Mauss [1997 (1923-24), p. 263].

1660.

M. Mauss [Ibid., pp. 262-263].

1661.

Il en déduit en effet certaines règles d’actions : « Il faut plus de bonne foi, de sensibilité, de générosité dans les contrats […] limiter les fruits de la spéculation et de l’usure […]. Il faut que l’individu travaille. Il faut qu’il soit forcé de compter sur soi plutôt que sur les autres […] Il faut qu’il défende ses intérêts, personnellement et en groupe », M. Mauss [Ibid., p. 262-263].

1662.

Voir B. Karsenti [1997, pp. 305-330]. De plus, comme M. Mauss le souligne, la pratique en règle générale précède les idées, la théorie ; c’est pourquoi les institutions sociales représentatives de cette nouvelle morale du don, ne sont en ce sens que la réactualisation d’une pratique sociale déjà ancienne, universelle, que les sociétés contemporaines avaient oubliée, voir M. Mauss [1997 (1920a)].

1663.

M. Mauss [1997 (1899), p. 72].

1664.

M. Mauss [1997 (1923-24), p. 274].

1665.

« Chercher des applications ne doit être ni l’objet d’une science, ni le but d’une science : ce serait fausser celle-ci. Et l’art n’a pas à atteindre la science : celle-ci n’a pas de pareil primat », M. Mauss [1969 (1927), p. 233].

1666.

M. Mauss note que sociologie et politique analysent la manière dont « la société prend conscience d’elle-même, de son devenir d’une part, de son milieu d’autre part pour régler son action », M. Mauss [Ibid., pp. 234-235]. Sur les liens de Saint-Simon et la sociologie, voir M. Mauss [1997 (1925) ; 1992 (1928)].

1667.

M. Mauss [1969 (1927), p. 241].

1668.

Voir E. Durkheim [1930 (1894), pp. I-XXXVI]

1669.

M. Mauss [Ibid., p. 241].

1670.

M. Mauss [Ibid., p. 245].

1671.

Voir par exemple « Une statistique des prix » (15 janvier 1921) et « La baisse aux Etats-Unis » (25 janvier 1921), M. Mauss [1997 (1921a) ; 1997 (1921b)].

1672.

Les sociétés se définissent comme des « systèmes de régime, plus ou moins caractérisés, régimes et systèmes de régimes d’économie, d’organisation politique ; elles ont des mœurs et des mentalités qu’on peut plus ou moins arbitrairement définir par la prédominance de tel ou tel de ces systèmes ou de ces institutions », M. Mauss [1997 (1924a), pp. 565]. Voir aussi l’intervention de M. Mauss à la Société Française de Philosophie sur les fondements du socialisme (28 février 1924) reproduite dans le Tome III des Œuvres de Marcel Mauss, M. Mauss [1969 (1924b)].

1673.

Le socialisme « possibiliste » de Paul Brousse constitue aussi une référence ici citée, M. Mauss [1997 (1920a), p. 256].

1674.

Nous faisons ici référence à la partie « Les faits. Le mouvement économique d’en bas » de l’ouvrage sur La Nation qui restera non publié, dont certains passages sont reproduits dans M. Fournier [Op. cit., pp. 439-441.].

1675.

On pourrait même allonger cette période jusqu’à 1936, année du dernier texte sur la coopération connu mais non publié de M. Mauss intitulé : « Note préliminaire sur le mouvement coopératif et spécialement sur le mouvement coopératif de consommation, plus spécialement sur le mouvement coopératif français », M. Mauss [1997 (1936)].

1676.

C. Gide [1921]. Voir aussi 2nde partie, chap. 5.

1677.

C. Gide a toujours maintenu une ambiguïté sur la signification et la nature de la « République coopérative ». Nous avons supposé plus haut que la « République coopérative » répond moins à une fin économique, comme peut le laisser penser sa conférence de 1889, « Des transformations que la coopération est appelée à réaliser dans l’ordre économique », qu’à un but moral, d’affirmation des liens de solidarité qui unissent les associés. Il n’est même pas sur du point de vue de l’organisation économique, souligne M. Pénin, que C. Gide ait supposé réalisable une économie coopérative. Ses derniers écrits semblent en effet suivre l’hypothèse d’une économie mixte composée d’organisations privées capitalistes, d’associations coopératives et d’institutions publiques, bien qu’il continue encore épisodiquement à suivre l’idée de « République coopérative » ; l’ambiguïté demeure (M. Pénin [1997, pp. 50-51 ; p. 223]). C’est pourquoi, s’il y a une différence à noter entre le coopératisme de M. Mauss et celui de C. Gide sur ce point précis, elle portera surtout sur les raisons avancées par M. Mauss pour motiver son refus explicite de la « République coopérative ».

1678.

M. Mauss [1997 (1920a), pp. 265-266 ; 1997 (1899), p. 79].