a – Les bénéfices économiques, moraux et politiques de la coopération

La coopération socialiste recherche d’abord l’émancipation ouvrière par la suppression du salariat 1681 . Il ne s’agit donc pas de séparer l’économique du politique mais au contraire pour M. Mauss, se référant aux coopératives anglaises et écossaises (Wholesale Societies), de créer le changement politique par des moyens économiques. Il s’oppose sur ce point aux mouvements coopératifs supposant que les intérêts des ouvriers se règlent soit au sein de l’organisation syndicale, soit par le fonctionnement démocratique de la société ; la coopération porte son action en effet autant sur le terrain économique que politique 1682 . Les associations de consommation ne visent pas qu’à satisfaire les intérêts de leurs membres mais aussi d’une part, les intérêts des consommateurs non associés, et d’autre part, les intérêts des producteurs 1683 . Le deuxième but concerne la solidarité que la coopération permet de développer. Nous reviendrons plus longuement sur ce point dans la seconde partie, mais nous pouvons d’ores et déjà noter deux points. Premièrement, il n’est pas question, selon M. Mauss, de sacrifier l’intérêt individuel complètement au service de la collectivité, mais de retrouver pour l’ouvrier une satisfaction morale qui lui est aujourd’hui interdite ; intérêt individuel et désintéressement sont ainsi entremêlés : ‘« nous travaillons par intérêt, mais aussi parce que nous avons le sentiment’ ‘ du devoir, par dignité, par conscience, mais surtout parce que nous sentons et avons joie à sentir le progrès régulier, graduel, quotidien de nos recherches »’ 1684 . L’association coopérative permet donc l’établissement d’un milieu social favorable à l’amélioration morale de l’ouvrier 1685 . Mais si cette solidarité instituée entre associés constitue bien un premier objectif, elle peut dans un deuxième temps conduire à l’augmentation de la productivité du travail ; la production coopérative dépasse alors la production capitaliste 1686 . Enfin, deuxièmement, la solidarité doit se réaliser au sein de chaque coopérative mais aussi entre coopératives. La question de l’utilisation des excédents de l’association est ainsi essentielle et fonde la distinction entre « coopération neutre » et « coopération ouvrière » ; la première conduit à l’appropriation privée des bénéfices et n’aboutit par conséquent à aucune transformation de l’organisation économique 1687 , alors que la seconde induit qu’une partie importante des excédents obtenus soient d’une part distribuée à des institutions de solidarité (caisses d’assurance mutuelle, etc.), et d’autre part, investie afin que la coopérative organise par elle-même la production de ses produits.

L’association coopérative de consommation permet troisièmement l’amélioration du bien-être individuel de ses associés qu’elle cherche aussi à étendre à tous les consommateurs non associés. Les prix de vente des biens de consommation s’établissent à leur prix de revient, c’est-à-dire sans qu’aucun intermédiaire entre le producteur et le consommateur n’ajoute un intérêt à la valeur productive du produit ; le pouvoir d’achat des consommateurs augmente donc en conséquence. Le développement progressif de la production coopérative assure de plus l’augmentation des revenus des travailleurs recrutés. Il importe en effet que les coopératives de consommation ne reproduisent pas les conditions du travail salarial non seulement pour une raison de justice sociale, mais aussi pour une raison d’efficacité économique : l’amélioration de « l’état moral » de l’ouvrier entraîne, rappelle M. Mauss, un meilleur rendement au travail 1688 . La coopération ne vise donc pas que l’amélioration de la satisfaction des besoins du consommateur mais aussi celle du producteur. Il apparaît dès lors essentiel que les bénéfices soient investis dans la production comme la réussite de la politique financière des coopératives anglaises invite à le faire 1689 . Ces dernières, souligne M. Mauss, ont non seulement développé leur propre production industrielle mais aussi leur production agricole en privilégiant l’acquisition de la propriété foncière 1690 . En somme, la coopération de consommation ne pourra permettre l’« émancipation ouvrière », à la fois politique et économique, que par l’extension de ses activités à la production, supposant d’emblée d’importants sacrifices individuels de la part des consommateurs associés.

Notes
1681.

M. Mauss [1997 (1899), p. 79].

1682.

Les organisations économiques ouvrières sont les « véritables faits d’émancipation ouvrière. Ce sont des mouvements ouvriers purs, de préparation, d’exercices et de lutte », M. Mauss [Ibid., p. 79].

1683.

Il ne faut pas que « l’organisation démocratique de la consommation » serve rappelle M. Mauss à « l’organisation anarchiste de la production ». Il faut, ajoute-t-il, qu’elle soit un moyen démancipation ouvrière ; « Il faut avoir le courage d’agir et de faire servir la coopérative à renforcer l’action syndicale, l’action mutualiste, au fond, l’action socialiste non politique », M. Mauss [1997 (1905a), p. 164].

1684.

M. Mauss [1969 (1924b), p. 635].

1685.

Elle permet en outre « d’échapper aux vices qu’engendrent la misère et l’isolement moral », M. Mauss [1997 (1905b), p. 167].

1686.

Est-ce que, s’interroge M. Mauss, « les motifs actuels de l’épargne et de la capitalisation puissent être les seuls et soient réellement les seuls urgents et permanents qui permettent d’assurer la meilleure productivité des groupes de travailleurs ? », et, la solidarité volontaire ne peut-elle pas les remplacer avantageusement ?, Allocution de M. Mauss reproduite du Bulletin de la Société française [1924, p. 10].

1687.

Dans ces coopératives, les « préoccupations commerciales priment les autres » conduisant ainsi à ce qu’« une bonne partie des bénéfices produits par la coopérative passe au capitalisme, qui trouve ainsi son compte aux œuvres destinées à le supplanter », M. Mauss [1997 (1905a), p. 163-164].

1688.

M. Mauss [1969 (1924b), p. 635].

1689.

« Grâce à ses énormes disponibilités, capitaux, dépôts, emprunts, la Wholesale anglaise a pu travailler sans entamer sa position, produire et procurer des marchandises au plus bas prix », M. Mauss [1997 (1920e), p. 321].

1690.

La coopération anglaise « retire du circulus capitaliste la circulation d’énormes richesses. Ainsi, tout en réduisant ses propres profits, elle fait profiter immédiatement de cet affranchissement et le coopérateur et même le consommateur », M. Mauss [Ibid., p. 321].