M. Mauss maintiendra toujours le principe de la subordination de la production à la consommation 1691 . Quelles raisons avance-t-il ? Les organisations des producteurs, comme nous le soulignions plus haut, défendront d’abord leurs intérêts corporatistes avant d’agir en faveur de l’intérêt général ; il n’est pas certain même qu’elles soient disposées aux pratiques solidaires 1692 . A l’inverse, les coopératives de consommation, anglaises notamment, ont prouvé expérimentalement que ses membres étaient capables d’un dévouement suffisamment important pour contribuer à la croissance de la propriété collective 1693 . Enfin, deuxième raison, la coopération de consommation évite les conflits d’intérêts entre producteurs et consommateurs constitutifs de la division entre production et consommation 1694 . C’est ce qui amène M. Mauss à proposer au premier Congrès national et international des coopératives socialistes (juillet 1900) un projet d’organisation fédérative des coopératives de consommation qui offre de nombreuses similitudes avec le plan en trois étapes de « République coopérative » formulé onze ans plus tôt par C. Gide 1695 . Il s’agit en effet d’organiser les ‘« coopératives ouvrières en un bloc énorme de consommateurs »’ afin, premièrement, de rassembler suffisamment de capitaux pour établir une production coopérative, et ensuite, la diffuser à l’ensemble des secteurs productifs, ‘« soit en régentant les prix par l’achat en gros, soit en mettant à l’index les maisons qui font suer l’ouvrier’ ‘ et combattent les syndicats, soit en produisant [par elles-mêmes] »’ 1696 ; deuxièmement, développer un ensemble d’institutions de solidarité entre les associés ; et troisièmement, assurer des relations avec d’autres organisations ouvrières non fédérées aux associations de consommation (coopératives de production, syndicats, etc.).
Le développement d’une économie coopérative complète constitue donc bien un but que M. Mauss soutiendra jusqu’à au moins 1920. Il envisage sérieusement cette possibilité en effet après la première guerre mondiale supposant importante la probabilité de l’effondrement de l’économie capitaliste ; sa plus grande crainte résidera alors dans le manque d’éducation des non-coopérateurs 1697 . C’est pourquoi l’association coopérative, en même temps qu’un moyen de « socialisation » progressif du capital, doit aussi servir de modèle d’organisation économique qui illustre pratiquement les bénéfices que l’on peut attendre du principe coopératif. Elle permet de soutenir financièrement les autres organisations ouvrières en cas de nécessité (grèves, etc.) d’une part, et, prouve dans les faits la supériorité de la production coopérative sur la production capitaliste d’autre part. Cependant, si la solidarité demeure une nécessité à la réussite de la coopération, elle repose aussi sur une organisation rationnelle. Les statistiques constituent à ce titre un instrument indispensable auquel, pour M. Mauss, les coopératives françaises, contrairement aux associations anglaises, suisses et allemandes, n’ont pas su en ce début de XXe siècle développer et exploiter. Le recueil et l’analyse des prix de vente, du niveau de consommation individuelle, du pouvoir d’achat des associés, etc. présentent en effet un double avantage. Il permet d’abord pour la coopérative de connaître les conditions économiques et sociales de son environnement immédiat et de disposer des résultats atteints. Elles assurent ensuite de prendre les décisions d’administration adaptées et rationnelles à une politique visant l’expansion de la coopération 1698 . La tenue de statistiques coopératives peut être, soit une obligation légale exigée par l’autorité publique, soit une politique volontaire de l’organisation coopérative. Les associations anglaises et écossaises ont depuis les années 1860 pratiqué la saisie et l’étude complète de toutes leurs données annuelles par secteur géographique. Ces informations leur permettent ainsi d’effectuer des analyses comparatives sur les prix pratiqués, les bénéfices obtenus, etc., mais surtout sur la consommation par tête et le capital par tête perçu à l’issue de chaque exercice. Un classement peut ainsi être établi sur cette base car, pour M. Mauss, ‘« encore plus que par le nombre des membres et le chiffre d’affaires, c’est la loyauté des sociétaires qui détermine si une société est une bonne société, et cette loyauté ne se prouve que par l’intensité de la coopération : consommation fidèle, confiance marquée par le placement des fonds »’ 1699 . L’outil statistique garantit donc, premièrement, une évaluation précise des pratiques solidaires et une estimation de la capacité de développement du mouvement coopératif ; et deuxièmement, une politique coopérative rationnelle tenant compte des évolutions économiques et sociales. Une baisse générale des prix par exemple jouera nécessairement en défaveur de la coopération en réduisant l’écart de prix entre celui pratiqué par les coopératives et celui du marché ; elle nécessite de fait une politique financière misant sur la constitution de réserves de capitaux sur les bénéfices obtenus et la mise en place d’« immobilisations productives » 1700 . Aussi, les coopératives, selon M. Mauss, doivent-elles s’adapter à ces mouvements conjoncturels de l’économie conduisant à des variations à la baisse ou à la hausse de la monnaie et de la production, affectant le pouvoir d’achat des consommateurs, à l’instar des coopératives anglaises, par des choix internes visant l’efficacité et l’investissement productifs 1701 . Il ne s’agit plus sous ce rapport de développer la « République coopérative » mais de chercher un compromis par lequel la coopération trouve une place au sein de l’organisation économique.
Il rappelle en 1936 que le « développement de la production à partir du Magasin de gros reste […] l’un des buts fondamentaux à poursuivre », M. Mauss [1997 (1936), p. 763].
Cependant, en ce qui concerne le rôle du syndicat, l’opinion de M. Mauss restera toujours ambiguë. Il est tantôt considéré comme un moyen d’émancipation ouvrière, « une nouvelle forme de conscience sociale », tantôt jugé négativement en ce qu’il remettrait « la propriété totale aux producteurs », sans tenir compte de l’intérêt général, M. Mauss [1997 (1899), p. 78 ; 1997 (1920j), p. 348]. Voir M. Fournier [Op. cit., pp. 440-441].
M. Mauss [1997 (1920e), pp. 320-322].
La subordination de la production à la consommation « limite les dangers à l’intérieur du groupement des révolutions constantes et des anarchies constantes de ce que l’un des grands économistes américains appelle le « système des prix » », M. Mauss [1997 (1936), p. 763].
Voir 2nde partie, chap. 3, § 1.3.
M. Mauss [1997 (1900), p. 102].
« Il se peut que dans moins d’années que nous ne croyons notre mouvement soit appelé à prendre à charge des quantités considérables de services de répartition que le commerce privé ou l’Etat seront trop heureux de lui abandonner. Il y aura au cas soit d’un krach, soit d’une famine, soit d’une révolution, bien des choses pour nous, coopérateurs […] Nous serons du coup submergés par la foule des indifférents, des incapables », M. Mauss [1997 (1920g), p. 330]. Voir aussi le paragraphe 2.2.a suivant.
Un mouvement coopératif, souligne M. Mauss, « qui ne sait pas où il va est aveugle. Un mouvement qui ne se connaît pas lui-même à fond est inconscient […]. Il faut savoir ce que l’on fait et ce que l’on est. Il faut ainsi connaître le milieu où l’on vit », M. Mauss [1997 (1922), p. 462-463].
M. Mauss [Ibid., p. 455].
M. Mauss [1997 (1920k), p. 357].
Voir M. Mauss [1997 (1936), pp. 762-763].