1.2) Le développement limité de l’économie coopérative

L’opposition est frappante en effet entre le propagateur de la coopération qui en 1921 croit en la réalisation possible de la « Coopérative unique », se fondant sur l’exemple de la Russie, et, le « théoricien de la politique » qui en 1924 récuse l’hypothèse même d’économie capitaliste, ou d’économie socialiste, ou encore d’économie coopérative 1702 . Il n’y a pas, sur une période déterminée, un mode unique d’organisation de l’économie mais un ensemble de formes de production et de répartition qui coexistent 1703 . Deux raisons semblent a priori avoir conduit M. Mauss à abandonner l’idée de « République coopérative » : une première tenant à son souci d’opérer en tant que théoricien de « l’art politique », et par conséquent, à se défaire des conceptualisations trop éloignées de la réalité sociale ; or, les idées de capitalisme, de socialisme ou encore d’individualisme participent à ces excès du rationalisme 1704 . La seconde raison provient vraisemblablement de l’évolution que connaît le mouvement coopératif durant le début des années 1920. D’abord optimiste quant à sa croissance future 1705 , il révise ensuite ses premières espérances devant le développement d’un contexte économique beaucoup moins favorable aux associations coopératives. Le mouvement coopératif a bénéficié à la suite de la première guerre mondiale ‘« de l’anarchie et de la ruine du monde économique compétitif »’, reconnaît M. Mauss en 1920, mais, poursuit-il, l’augmentation des coûts d’achats pour les coopératives de consommation, et, la hausse générale des prix, responsable d’une baisse du pouvoir d’achat des consommateurs, rendent difficile son expansion prochaine. Les coopératives anglaises qui pourtant développent une politique d’investissements productifs se trouvent confrontées à cette période à d’importantes pertes financières 1706 .

L’hypothèse de « République coopérative » est donc insoutenable dans la mesure où l’organisation économique est un ‘« complexe d’économies souvent opposées et l’économie coopérative n’en est qu’une »’ 1707 . Un système économique repose sur les croyances, les représentations, auxquelles adhèrent les membres de la société 1708 . Or, postuler l’existence d’une société capitaliste ou d’une société socialiste revient à supposer une coordination parfaite des représentations individuelles, et par suite, des actions individuelles qu’elles induisent. La politique en effet ne crée pas les institutions sociales, mais ne fait que normaliser les pratiques sociales, elles-mêmes déduites des représentations individuelles économiques et morales 1709 . C’est pourquoi, même l’imposition d’un système économique ne peut qu’échouer s’il ne repose pas sur des croyances individuelles bien établies et convergentes 1710 . Mais cette dernière possibilité est aussi rejetée par M. Mauss. On pourrait penser notamment qu’une morale suffisamment forte suffise à la coordination des actions économiques, et par conséquent à l’établissement d’une organisation unique de la production et de la répartition. En fait, l’économie n’est pas seulement indépendante de la politique, mais elle l’est aussi dans de nombreuses situations de la morale 1711 . De fait, un système économique se compose toujours de mécanismes institutionnels contradictoires, irréductibles les uns aux autres. L’organisation économique socialiste ne vise donc pas à se substituer au régime de la propriété individuelle, mais à former ‘« une propriété nationale et des propriétés collectives par-dessus, à côté et en dessous des autres formes de propriété et d’économie »’ 1712 .

Mais outre cet argument théorique, la complexité croissante des rapports sociaux rend en cette fin des années 1920 le développement coopératif problématique. Il ne s’agit plus en effet de penser l’organisation économique au travers d’un arrangement négocié entre consommateurs et producteurs collectivement organisés, mais entre des acteurs aux intérêts multiples et parfois contradictoires. Ainsi, l’augmentation du nombre d’associés au sein des coopératives pose à terme une difficulté de gestion quasi-insurmontable : comment en effet s’assurer que les objectifs des coopérateurs soient bien respectés par les gérants de l’association ? La solution consisterait alors à déterminer une combinaison sociale qui puisse à la fois « représenter les intérêts des coopérateurs et [...] contrôler les administrateurs » 1713 . De même, l’association présente les inconvénients des institutions volontaires : les comportements de défection, c’est-à-dire la baisse du niveau de la consommation auprès des coopératives, ne peuvent être évités. Aussi, si selon M. Mauss, la poursuite de buts sociaux pour les associations est susceptible de « pouvoir cimenter non pas simplement les intérêts, mais encore l’âme collective des coopérateurs », les relations de solidarité entre coopératives de consommation et organisations ouvrières ont eu tendance à décroître au cours des années 1920 1714 . Enfin, le mouvement coopératif reste dépendant du milieu politique dans lequel il s’inscrit ; des contraintes juridiques peuvent très bien empêcher demain le développement du coopératisme. Néanmoins, l’économie socialiste demeure toujours un objectif recherché, mais comme la critique du principe de « République coopérative » le laisse présager, elle suppose la coexistence du libéralisme et de la coopération.

Notes
1702.

Sur le développement de la coopération en Russie voir M. Mauss [1997 (1920b) ; 1997 (1920d)].

1703.

M. Mauss [1969 (1924b)]. Voir aussi M. Mauss [1997 (1924a), pp. 563-566].

1704.

« La politique ne deviendra un art rationnel que le jour où elle se détachera de cette métaphysique, où elle lâchera dans la mesure nécessaire ces mots en « isme » […] [et appliquera] à chaque problème […] la solution qu’inspirent la conscience précise des faits et l’appréhension, sinon la certitude de leurs lois », M. Mauss [Ibid., p. 566]. On notera par ailleurs qu’en 1927, M. Mauss publie à l’Année Sociologique « Divisions et proportions de divisions de la sociologie » dans lequel il expose les moyens dont le sociologue peut se servir pour l’analyse de la politique, M. Mauss [1969 (1927), pp. 233-245]. Voir aussi l’introduction de cette partie.

1705.

Comme nous le rappelions plus haut, M. Mauss croit véritablement dans le développement d’une économie coopérative même si celle-ci repose sur une action imposée par l’Etat ; il souligne ainsi : « il faut donc nous préparer pour ce moment, nous bien convaincre que l’extension et l’intensification de notre mouvement, volontaire pour le moment, est la condition nécessaire, absolue du succès du « régime coopératif », lorsque la loi ou les phénomènes économiques le mettront à la place du « régime compétitif » », M. Mauss [1997 (1920g), p. 331].

1706.

M. Mauss [1997 (1920k) ; 1997 (1921c)].

1707.

M. Mauss [1997 (1936), p. 759].

1708.

« Les institutions n’existent que dans les représentations que s’en fait la société », P. Fauconnet et M. Mauss [1969 (1901), p. 160].

1709.

M. Mauss [1997 (1924a), p. 554].

1710.

L’Etat russe après la révolution de 1917 s’est révélé incompétent : « pour supprimer la monnaie d’or ou en établir une autre ; pour organiser une production collective là où on n’en a pu faire qu’une individuelle ; pour substituer des organisations obligatoires aux institutions d’association libre comme les coopératives […]. Ou des habitudes trop fortes ont résisté ou des impossibilités matérielles, techniques se sont manifestées », M. Mauss [Ibid., p. 555].

1711.

« De tous les domaines sociaux, celui de l’économie et de la technique est justement celui qui échappe le plus facilement et le plus complètement et même le plus violemment à l’emprise de la Politique et même de la Morale », M. Mauss [Ibid., p. 555]. La politique, la morale et l’économique constituent ici les trois « éléments de l’art social, de l’art de vivre en commun », M. Mauss [Ibid., p. 557].

1712.

M. Mauss [1997 (1920a), p. 265]. Voir aussi le paragraphe 2.3 suivant.

1713.

Deux solutions sont proposées par M. Mauss. Une première technique concerne la nécessité de contrôles des gestionnaires de la coopérative « suffisamment fréquents et sévères pour que les responsabilités puissent être immédiatement déterminées » et le besoin d’une meilleure représentation des intérêts des associés. La seconde vise à limiter le développement des associations « entre 25 000 à 50 000 membres » et à introduire pour chacune une gestion interne rigoureuse supposant entre autres des « bilans fréquents » et un « système de gérance et de contrats de travail pour les employés », M. Mauss [1997 (1936), p. 761].

1714.

M. Mauss [Ibid., p. 762].