1.3) Relations marchandes et monnaie au sein de l’organisation économique socialiste

C’est au travers de l’évaluation critique du socialisme collectiviste que M. Mauss esquisse les principaux éléments de son économie socialiste 1715 . De prime abord, le socialisme s’oppose à toute forme de propriété individuelle ; il est défini en effet comme l’« ensemble des idées, des formes et des institutions collectives qui ont pour fonction de régler par la société, socialement, les intérêts économiques collectifs de la nation » 1716 . Mais outre que la coopération s’appuie sur des organisations économiques volontaires, il s’agit d’un socialisme pratique, applicable, et donc n’excluant pas la coexistence de principes économiques a priori antinomiques. Nous noterons au moins cinq conditions nécessaires au développement d’une économie socialiste. Elle suppose premièrement que la transformation économique entreprise soit l’expression de la « volonté générale » ; tout changement politique, imposé et non désiré est par conséquent proscrit 1717 . Les prix, deuxièmement, continuent à être fixés par le mécanisme de l’offre et la demande ; « on ne conçoit pas de société sans marché » souligne M. Mauss 1718 . La liberté du marché implique aussi, troisièmement, la garantie des libertés commerciale et industrielle. La production par association est un fait que l’on ne peut qu’encourager car il dénote d’une solidarité d’intérêts et favorise le développement de comportements désintéressés, mais elle ne saurait satisfaire la part d’intérêt individuel à laquelle tout travailleur aspire 1719 . La propriété individuelle reste donc un élément essentiel de l’économie socialiste. Une institution sociale n’existe que par les représentations qui la sous-tendent. Or, constate M. Mauss, la société contemporaine reste fortement attachée au maintien des libertés économiques ; c’est pourquoi, tout système économique, qui entend surpasser l’organisation capitaliste présente, devra nécessairement composer avec un individualisme minimal 1720 . Les doctrines socialistes, depuis celle de Saint-Simon en passant par celle de P.-J. Proudhon, recherchent la propriété individuelle autant pour le producteur que pour le consommateur 1721 . La transformation d’une organisation économique n’entraîne pas inévitablement le déclin des institutions critiquées ; de fait, de nombreuses formes de propriété, même contraires au nouveau système économique, pourront se maintenir « tant que les hommes y croiront » 1722 . L’économie socialiste, quatrièmement, ne vise pas non plus à supprimer l’instrument monétaire ; elle recherchera plutôt à organiser sa circulation afin de faciliter le développement du crédit. Enfin, cinquièmement, le socialisme suppose évidemment le respect de toutes les institutions intermédiaires, syndicats, coopératives, etc. Il est préférable ainsi que la « socialisation » des propriétés individuelles se réalise par l’action conjointe de ces organisations économiques.

Le socialisme ainsi défini recherche non à imposer un nouveau droit économique ou à supprimer la propriété individuelle mais à ajouter aux droits déjà existants par l’action consciente et volontaire des producteurs et des consommateurs « un certain nombre de droits : ceux du groupe professionnel, ceux du groupe local, ceux de la nation, etc. » 1723 . Autrement dit, l’organisation socialiste présuppose d’une part, un développement suffisamment conséquent des richesses économiques, et d’autre part, la reconnaissance en droit de l’égalité individuelle. L’idée socialiste est née en effet, selon M. Mauss, de deux changements sociaux majeurs intrinsèquement liés : le bouleversement de l’organisation féodale et corporative d’un côté, et, l’essor industriel et capitaliste de l’autre côté. L’émergence de l’organisation économique socialiste ne peut par conséquent advenir que dans une société économiquement développée et politiquement démocratisée ; les institutions socialistes, dont les associations corporatives, nécessitent ‘« le plein développement des régimes industriels’ ‘, d’une propriété privée’ ‘, d’une propriété collective’ ‘, qu’il s’agit précisément de faire passer du fait au droit, ou plutôt d’attribuer aux vrais propriétaires les diverses collectivités dont se compose la nation »’ 1724 . Le socialisme englobe donc tous les essais pratiques cherchant la réalisation du principe démocratique dans l’organisation de la production et de la répartition. Parce qu’elles répondent de choix conscients et volontaires, les expérimentations socialistes n’imposent aucun système économique, mais ajoutent progressivement aux droits individuels et libéraux actuels un ensemble de droits sociaux. En somme, la coopération n’est pas tant importante pour les objectifs économiques qu’elle permet d’atteindre que par la fonction éducative qu’elle est censée exercer sur les associés afin qu’ils agissent consciemment pour l’institution de la démocratie économique 1725 .

Notes
1715.

Cette critique est d’abord amorcée dans le texte « Les idées socialistes. Le principe de nationalisation » (1920), puis dans une publication importante à la Revue de métaphysique et de morale, dirigée par E. Halévy et Xavier Léon, intitulée « Appréciation sociologique du bolchevisme » (1924), M. Mauss [1997 (1920a) ; 1997 (1924a)].

1716.

M. Mauss [1997 (1920a), p. 259].

1717.

Il faut « que cette reprise soit consciente et qu’elle soit organisée en toute clarté par des masses considérables, sinon par l’unanimité ou une très grande majorité de citoyens éclairés », M. Mauss [1997 (1924a), p. 539].

1718.

Marché défini économiquement par le jeu de l’offre et de la demande, et, juridiquement par le principe selon lequel « chacun sur la place [a] le droit d’acheter en paix, et avec sécurité de son titre, ce qu’il veut, et aussi qu’il ne peut pas être forcé d’acheter ce qu’il ne veut pas », M. Mauss [Ibid., p. 541].

1719.

Ce dernier en effet « ne travaille pas en général pour lui-même, mais cependant il ne travaille et il n’échange que pour avoir le meilleur produit ou service au meilleur compte, ou pour vendre son bien ou son travail au plus haut prix », M. Mauss [Ibid., p. 543].

1720.

« Les sociétés socialistes ne pourront donc s’édifier qu’au-delà et à côté d’une certaine quantité d’individualisme et de libéralisme , surtout en matière économique », M. Mauss [Ibid., p. 544.].

1721.

« La liberté de jouir à sa guise d’un minimum de propriété, d’user et d’en abuser, est le but de la revendication ouvrière d’une « vie décente », et dans les doctrines courantes ou classiques, qu’elles soient périmées ou en floraison, les changements dans le régime de la production n’ont d’autre but que d’assurer à chacun le bien-être et la propriété absolue de son home et des choses nécessaires à cette vie décente », M. Mauss [1997 (1920a), p. 261].

1722.

M. Mauss [Ibid., p. 264].

1723.

M. Mauss [1997 (1924a), p. 546].

1724.

M. Mauss [1997 (1920a), pp. 251-260].

1725.

Cependant, M. Mauss n’exclut pas d’imposer une contrainte nécessaire afin de faire respecter certains droits jugés indispensables : « C’est une utopie, en effet, de croire que l’établissement, même progressif, même partiel du socialisme se fera sans heurts et sans léser d’intérêts. Les lois que les sociétés imbues de nos idées introduiront dans leurs codes, il faudra souvent la force pour les imposer à des classes ou à des groupes rebelles […]. Car dans tout grand mouvement social, il s’est toujours trouvé des hommes qui ont préféré leurs intérêts à leur patrie et à ses lois », M. Mauss [1997 (1923), p. 528].