a – L’action socialiste comme « fait social total »

L’action socialiste en premier lieu cherche à satisfaire non pas simplement que les intérêts ouvriers mais aussi les ‘« intérêts vrais de toute la partie active de la société »’, c’est-à-dire les intérêts des autres classes sociales qui par leur soutien à la classe ouvrière trouveront un motif de satisfaction 1733 . En ce sens, la question sociale englobe autant la question industrielle que les questions juridique, agraire, politique, féministe, religieuse, etc. Son action passe ainsi par une transformation de l’organisation économique visant dans le cas de la coopération à rapprocher le consommateur du producteur. Mais comme les théories du socialisme, M. Mauss se référant ici à Saint-Simon et K. Marx, et les faits l’ont montré, le socialisme ne s’est jamais restreint au seul problème ouvrier, mais a toujours recherché à un moment ou à un autre de son développement à résoudre des questions non économiques élargissant sa problématique initiale 1734 .

Toute institution sociale n’existe que par les représentations individuelles qui la présupposent. Un changement institutionnel nécessite donc a priori une évolution de ces mêmes représentations individuelles 1735  ; c’est pourquoi, l’action socialiste relève en second lieu d’un fait de conscience, « psychique », d’où doit émerger une nouvelle « manière de voir, de penser et d’agir ». Solidarité et devoir social constituent évidemment deux composantes majeures de cette nouvelle morale que le socialisme entend développer. Les organisations économiques ouvrières en fournissent une illustration patente pour M. Mauss : les syndicats anglais (trade-unions) en créant une nouvelle forme de droit où le ‘« droit de tous est confondu avec le droit de chacun, et [où] pourtant il lui est supérieur »’ ; les coopératives belges en développant une ‘« force incomparable d’idéal, de justice, de désintéressement’ ‘, d’énergie intellectuelle et morale »’ 1736 . Mais si l’avènement de la société socialiste dépend effectivement de la participation des travailleurs à ces organisations économiques, elles n’en constituent pas pour autant, souligne M. Mauss, des « causes déterminantes ». Elles ne sont en effet que des conditions nécessaires mais non suffisantes dans la mesure où elles peuvent fort bien se prêter à un usage contraire au but social poursuivi par le socialisme 1737 . M. Mauss se démarque ainsi partiellement des auteurs associationnistes, les socialistes associationnistes principalement, déduisant la réforme morale du changement institutionnel. Or, la réussite de l’organisation économique ouvrière résulte essentiellement de la manière ‘« dont la coopérative ou le syndicat suivent les principes d’un communisme organisateur »’, c’est-à-dire de la façon dont les associés subordonnent leurs intérêts individuels à l’intérêt général 1738 . En somme, il ne suffit pas de déterminer les conditions économiques supposées répondre aux fins du socialisme, encore faut-il que leurs membres y croient réellement.

Notes
1733.

M. Mauss [Ibid., p. 73 ; 1997 (1924a), p. 562].

1734.

Dans cette perspective, les objectifs du socialisme ne sont jamais définitivement arrêtés, mais évoluent au gré du développement de nouveaux problèmes auxquels l’évolution sociale le soumet. La réussite du socialisme au cours du XIXe siècle l’a conduit à en faire d’abord « un rouage important de la vie politique des nations européennes », et ensuite, la diffusion de sa doctrine au sein de classes sociales « pour lesquelles il n’avait pas été construit (les paysans, les fonctionnaires) l’ont placé, nécessairement, en face de questions nouvelles, qu’il ne s’était pas posées à l’origine », M. Mauss [1997 (1899), p. 75].

1735.

L’organisation économique ne procède pas d’un « ordre naturel », immuable, auquel les producteurs et consommateurs se soumettraient librement et inconsciemment, et, sur lequel ils n’auraient aucun pouvoir d’action. Les institutions sociales, pour M. Mauss, ne sont jamais définitivement établies, mais « vivantes » évoluant au gré des changements opérés sur les représentations individuelles auxquelles elles restent attachées. Bien qu’elles soient le produit d’actions individuelles, elles délimitent parallèlement le cadre social à l’intérieur duquel ces mêmes actions se réalisent : « alors même que nous contribuons à les produire, [elles] nous sont tout [es] enti[ères]imposé[e]s du dehors » (P. Fauconnet et M. Mauss, [Op. cit., p. 151 ; p. 148]). Ainsi en est-il de tous les faits sociaux, faits économiques y compris : « la propriété, le droit, l’organisation ouvrière, sont des faits sociaux, des faits réels, correspondant à la structure réelle de la société. Mais ce ne sont pas des faits matériels ; ils n’existent pas en dehors des individus et de sociétés qui les créent et les font vivre, qui en vivent. Ils n’existent que dans la pensée des hommes réunis dans une société. Ce sont des faits psychiques » (M. Mauss [Op. cit., p. 76]). Par conséquent, les institutions économiques capitalistes, et au premier chef, la propriété individuelle, n’existent que par la convention sociale qui la sous-tend et peut très bien être remise en cause si les membres de la société le décident pour toutes sortes de raisons (utilité, justice sociale, etc.). Cette problématique déjà présente chez les saint-simoniens et P. Leroux constituera aussi un argument critique qu’E. Halévy développera contre les théories de l’échange économique (voir 2nde partie, chap. 7).

1736.

M. Mauss [Ibid., pp. 76-79].

1737.

Comme les « coopératives jaunes » ou les « coopératives rouges », M. Mauss [1997 (1904), pp. 142-147].

1738.

« On peut être coopérateur ou syndiqué sans être socialiste. Tandis qu’on ne peut être un socialiste sérieux sans être syndiqué et coopérateur », M. Mauss [1997 (1899), p. 80].