a – La critique de l’économie contractualiste

Au moment où M. Mauss termine l’« Essai sur le don », il publie « Appréciation sociologique du bolchevisme » dans la Revue de métaphysique et de morale dans lequel il différencie nettement le socialisme pratique dont il se revendique du communisme tel qu’il s’est développé en Russie 1749 . Mouvement essentiellement politique et destructeur des institutions sociales de l’économie capitaliste, le communisme ne relève pas de la doctrine socialiste dans la mesure où il récuse toute forme de propriété individuelle pour lui substituer l’unique propriété collective. Autrement dit, c’est pour le désintéressement pur, l’« excès de générosité » qu’il induit, et pour ne pas tenir compte des besoins individuels qu’il ne peut apporter de solutions viables à la question sociale 1750 . Le parti opposé, individualiste, reposant sur les principes de l’économie politique utilitariste est bien évidemment tout aussi condamnable pour deux raisons principales.

La « morale contractuelle » qui la fonde, premièrement, suppose la séparation des droits personnels et des droits réels. L’échange économique marchand nécessite en effet que les valeurs des biens échangés soient équivalentes et donc mesurées précisément suivant un étalon de valeur sur lequel les parties contractantes se seront préalablement accordées. Il faut donc que les valeurs ainsi déterminées soient quantifiables afin d’assurer une objectivité maximale de la mesure et puissent donner lieu à l’échange. Le propriétaire d’un bien économique connaît la valeur exacte de celui-ci ; s’il accepte de l’échanger contre un autre bien, il perd tout droit de propriété sur le bien qu’il détenait initialement mais en dispose d’un nouveau par l’échange effectué de valeur économique égale. Or, constate M. Mauss, il existait dans les sociétés anciennes, et, il subsiste encore aujourd’hui dans la société contemporaine, un système moral n’opérant aucune distinction entre les personnes et les choses ; les biens possèdent ‘« une valeur de sentiment’ ‘ en plus de leur valeur vénale »’. Il n’est donc pas vrai que tout bien cédé ne produise pas des effets économiques par le seul fait du contenu moral qu’implique l’acte d’échange. Mais il s’agit toujours d’échange étalé dans le temps et non instantané, prenant la forme générique du don. Ainsi, ‘« le don non rendu rend encore inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour »’ 1751 . Si la « morale contractuelle » a dominé un temps les sociétés modernes, que M. Mauss date depuis les civilisations romaines et grecques, elle perd aujourd’hui de son influence devant le retour de cette ancienne morale du don. Tel est le cas entre autres du nouveau droit social français ; le salaire n’est plus considéré comme suffisant pour rémunérer le travailleur de son activité. Considérant qu’« il a donné sa vie et son labeur à la collectivité [et] à ses patrons », il est normal estime la législation sociale qu’il perçoive une contre-prestation, s’ajoutant à son salaire, lui assurant ‘« une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort »’ 1752 . Telle est aussi la perspective dans laquelle M. Mauss entend inscrire la coopération 1753 .

Enfin, deuxièmement, l’économie politique n’envisage l’échange qu’à l’aune de l’utilité que les cocontractants en retirent, alors que la morale mise au jour dans les sociétés anciennes induit une économie entremêlant intérêt individuel et désintéressement 1754 . Il n’y a par conséquent aucun désintéressement pur car l’initiateur de l’« échange-don » recherche aussi, soit à développer une « alliance profitable », soit à conforter ou transformer en sa faveur l’organisation hiérarchique du groupe auquel il appartient 1755 . Mais l’intérêt individuel de cette économie du don diffère de l’intérêt habituel de l’économie politique. Il ne s’agit pas en effet de rechercher une utilité économique maximale, mais d’épargner pour mieux pouvoir dépenser ensuite afin d’établir des rapports de subordination sociale, ou d’échanger des biens qui a priori détiennent une faible utilité économique, ou encore, de rendre avec intérêt ‘« pour humilier le premier donateur ou échangiste et non pas seulement pour le récompenser de la perte que lui cause une « consommation différée » »’ 1756 . Ainsi, la poursuite de l’intérêt économique date de B. de Mandeville, pour M. Mauss, et n’a jamais constitué un mobile d’action « naturel » à l’organisation économique.

Critiquant donc, et l’individualisme de l’économie politique, et, les théories communistes du désintéressement, M. Mauss opte pour la solution intermédiaire du coopératisme répondant autant aux impératifs de liberté individuelle que de solidarité sociale.

Notes
1749.

Voir M. Fournier [1994, p. 522].

1750.

M. Mauss [Ibid., p. 263].

1751.

M. Mauss [Ibid., p. 258].

1752.

M. Mauss [Ibid., pp. 260-261].

1753.

Voir le point b suivant.

1754.

Chez les Tobriands, l’échange économique ne relève ni « de la prestation purement libre et purement gratuite, ni […] de la production et de l’échange purement intéressés de l’utile », mais d’une « sorte d’hybride », M. Mauss [Ibid., p. 267].

1755.

M. Mauss [Ibid., pp. 267-270].

1756.

M. Mauss [Ibid., p. 271].