b – L’économie coopérative : une solution intermédiaire

Si M. Mauss est très critique à l’encontre de l’utilitarisme de l’économie politique et de « l’égoïsme des contemporains », il reste très réservé vis-à-vis des formes que peut prendre la morale de l’« échange -don » 1757 . Le principe du don est à la fois libre et volontaire mais en fait obligatoire, et, a priori désintéressé mais aussi intéressé. Il redonne à l’économie des fondements moraux qu’occulte l’échange contractuel 1758 . Présentant ainsi d’indéniables avantages, l’échange-don peut aussi se révéler contraire à un but d’émancipation individuelle. Le désintéressement pur contraint plus la personne vis-à-vis de la collectivité qu’elle ne lui donne de liberté individuelle. De même, le refus de l’échange-don aboutit le plus souvent à la défiance généralisée et au conflit. C’est pourquoi, M. Mauss adopte un compromis entre d’une part, l’individualisme des sociétés contemporaines ; une organisation économique ne saurait en effet se passer de la propriété individuelle ; elle constitue même un objectif auquel toute doctrine économique se doit de répondre dans la mesure où elle est le signe de la liberté individuelle ; et d’autre part, le besoin d’une solidarité mutuelle indispensable à la cohésion sociale de la société 1759 .

Le principe coopératif réactualise ainsi une organisation de l’économie fondée sur le désintéressement mais préservant en même temps les fins propres de la personne. Il trouve son origine dans l’échange-don en en adoptant une formule équilibrée du désintéressement et de l’intérêt individuel, synonyme de progrès économique et social 1760 . Il s’agit en effet de ‘« s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres »’ 1761 . La coopération apparaît en filigrane dans la conclusion de l’« Essai sur le don » à deux reprises : porteuse d’une nouvelle morale collective d’un côté, et, initiatrice d’une économie du don d’un autre côté 1762 . Elle répond, premièrement, au trois « préceptes » formulés par M. Mauss. Elle permet d’abord la réalisation d’une solidarité volontaire, mais non de la charité individuelle, des plus riches aux plus pauvres ; ensuite, d’assurer entre le consommateur et le producteur une confiance dans les échanges que la présence d’intermédiaires interdit généralement, et enfin, de garantir aux travailleurs les moyens de leur indépendance économique en leur donnant par leur travail associé la possibilité de défendre leurs ‘« intérêts, personnellement et en groupe »’ 1763 .

L’intérêt individuel, deuxièmement, reste bien présent, mais devient subordonné à l’intérêt du groupe social auquel le travailleur appartient. Il recherche toujours sa « propre richesse » à la différence près qu’il atteint cet objectif par les services collectifs qu’il rend par l’intermédiaire de son travail ; la production qu’il réalise se conçoit non comme une activité personnelle et indépendante mais comme une prestation faite à la collectivité, c’est-à-dire un don, dont il attend un contre-don, conditionnant l’effort qu’il sera prêt à consacrer à son activité économique 1764 . Le sentiment du devoir social motive certes, le travailleur, expliquant son engagement coopératif, mais il suppose parallèlement que cette action désintéressée, réalisée pour autrui, soit l’œuvre d’une récompense qui le conduise à l’amélioration de sa condition économique.

A l’instar de C. Gide et pour des raisons identiques, M. Mauss donne ses préférences à l’association coopérative de consommation. Le principe coopératif désigne aussi un principe de comportement, c’est-à-dire une action consciente et volontaire des producteurs et des consommateurs visant à régler « socialement, les intérêts collectifs de la Nation ». Dans les deux perspectives précédentes, l’association se comprend comme un moyen économique favorisant l’extension de la propriété collective, et donc recherchant l’abolition du salariat de l’économie capitaliste.

On retrouve dans le socialisme de M. Mauss les objectifs du coopératisme de C. Gide. Outre le but politique précédent, le principe coopératif vise un but économique, en abaissant les intérêts du capital, et, un but social, en coordonnant les intérêts des producteurs et des consommateurs. Aussi, l’institution d’une économie coopérative ne se conçoit pas sans un désintéressement substantiel de la part des associés ; l’utilisation des bénéfices générés par les coopératives de consommation s’avère sur ce point décisive. La « coopération ouvrière » suppose en effet le reversement des excédents à des fins collectives de manière à ce que l’organisation associative puisse s’étendre, notamment à la production. Pour autant, M. Mauss finit par juger peu crédible l’idée de « République coopérative ». La réussite coopérative présuppose l’existence des libertés commerciales et industrielles tout autant que sa coexistence avec l’organisation marchande capitaliste.

La coopération importe à notre sens surtout, pour M. Mauss, pour l’« esprit socialiste » auquel sa pratique est supposée conduire. Le changement politique ne peut par conséquent reposer simplement sur une transformation institutionnelle, mais sur l’apprentissage préalable par chacun des associés de nouveaux modes de pensée combinant sentiment du devoir social et intérêt individuel. M. Mauss ne récuse pas l’individualisme, il constitue même la finalité de sa réforme économique, mais il montre qu’une organisation économique équitable, tout en restant productive, nécessite le développement d’une solidarité mutuelle entre ses membres.

L’idée d’association autant chez C. Gide que chez M. Mauss s’inscrit dans le cadre de la recherche d’une synthèse du principe d’autorité et du principe de liberté. Quelle solution crédible apporter à la question sociale sans que celle-ci n’aboutisse à la contrainte collective ou à l’individualisme ? L’association coopérative se présente comme une voie intermédiaire possible permettant de préserver les libertés individuelles et de développer en même temps des pratiques solidaires entre les membres de la société. Les écrits d’E. Halévy avant la première guerre mondiale, que nous étudions dans le chapitre suivant, prolongent cette même problématique.

Notes
1757.

Il souligne : « la poursuite brutale des fins de l’individu est nuisible aux fins et à la paix de l’ensemble, au rythme de son travail et de ses joies et – par l’effet en retour - à l’individu lui-même ». Aussi, « dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire, il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement », M. Mauss [Ibid., p. 263 ; p. 272 ; p. 277].

1758.

M. Mauss [Ibid., pp. 147-148].

1759.

Dès l’introduction de l’« Essai sur le don », M. Mauss présente l’économie de l’échange-don comme une solution possible aux crises contemporaines, M. Mauss [Ibid., p. 148].

1760.

« Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre », M. Mauss [Ibid., p. 278].

1761.

Il n’y a pas, ajoute M. Mauss, « d’autre morale, ni d’autre économie, ni d’autres pratiques sociales que celles-là », M. Mauss [Ibid., pp. 278-279].

1762.

M. Mauss [Ibid., pp. 262-264 ; pp. 272-273].

1763.

M. Mauss [Ibid., p. 263].

1764.

M. Mauss [Ibid., p. 272].