CHAPITRE 7 : ELIE HALéVY ET L’ASSOCIATION DES PRODUCTEURS

Le socialisme, note E. Halévy dans ses cours sur l’Histoire du socialisme européen qu’il effectue à partir de 1898, se caractérise par deux objectifs contradictoires : le premier vise l’affranchissement complet de la personne ; les libertés individuelles acquises aux dépens de l’Eglise et de l’organisation sociale féodale en sont une première étape ; l’émancipation du travailleur doit en constituer l’aboutissement. Le second objectif, à l’inverse, face aux effets néfastes de l’individualisme et du libéralisme, recherche une nouvelle organisation hiérarchique de la société. Les doctrines socialistes réintroduisent la contrainte là où précisément elles prétendent s’en défaire ; « il y a peut-être là le germe d’une contradiction essentielle » souligne-t-il 1765 . Est-il possible de dépasser cet écueil ? La réponse qu’apporte E. Halévy en 1936 est négative et pessimiste : le socialisme pratiqué, depuis la révolution française de 1848 conduisant au « césarisme social » de Napoléon III en 1851, en passant par la « monarchie sociale de Bismarck », jusqu’à aujourd’hui depuis la première guerre mondiale opérant une « étatisation » à la fois de l’organisation économique et de la pensée, se révèle avant tout un principe d’organisation sociale autoritaire et non une cause d’émancipation individuelle 1766 . Il est nécessaire, en effet, de rappeler que le socialisme consiste, pour E. Halévy, à étendre la démocratie politique à l’organisation économique, c’est-à-dire de concilier liberté et démocratie dans l’organisation de la production et de la répartition des richesses 1767 . Or, force est de constater, souligne-t-il, qu’il a échoué jusque là à réaliser dans les faits cet idéal social, confortant la tendance autoritaire des premiers développements socialistes entre 1815 et 1848 1768 . Pourtant, E. Halévy ne fut pas toujours si critique à l’encontre de ce courant de pensée publiant entre 1900 et 1910 plusieurs textes d’histoire des idées socialistes, sur le penseur anglais Thomas Hodgksin, dont K. Marx se serait fortement inspiré, et, sur les doctrines économiques de Saint-Simon et saint-simonienne (auxquels il faudrait aussi ajouter évidemment ses cours sur l’Histoire du socialisme européen), et un texte important d’analyse économique, « Les principes de la distribution des richesses », marqué par son inspiration socialiste 1769 .

Si ces contributions sont loin d’épuiser tous les développements qu’E. Halévy consacre aux questions sociales, elles nous intéressent ici en ce qu’elles contiennent la conception de l’économie politique socialiste qu’il défend à cette période, et surtout, parce qu’il la développe à partir du principe d’« association des producteurs » 1770 . En écho au socialisme des années 1830-1848, il propose un socialisme original fondé sur l’association ; association formée par les travailleurs dans l’objectif de supprimer l’intérêt du capital 1771 . Mais si le changement économique peut effectivement s’opérer par la coopération, E. Halévy se démarque nettement de l’idée de « République coopérative », introduite par C. Gide et développée par M. Mauss à cette même période 1772 . L’extension des coopératives de consommation se trouve confrontée en effet à un double écueil selon E. Halévy 1773 . Les coopératives vendent, premièrement, leurs produits à leur prix courant reposant donc sur une organisation capitaliste et concurrentielle de l’économie ; une fois celle-ci disparue, le principe coopératif s’arrêtera lui aussi de fonctionner parce que les coopérateurs ne seront plus alors capables de déterminer à la fois la valeur de leurs biens et les salaires des producteurs employés par les coopératives. Enfin, deuxièmement, le développement des coopératives pose deux problèmes majeurs : d’une part, en rémunérant le capital par un intérêt fixe, elles ne peuvent investir dans la grande production dans la mesure où les capitalistes seront peu encouragés à prêter aux coopératives compte tenu des taux d’intérêt pratiqués ; et d’autre part, en n’assurant pas de ventes à crédit, les coopératives de consommation renforcent la division sociale au sein de la classe ouvrière ‘« entre l’élite’ ‘ qui achèt[e] au comptant et le véritable prolétariat qui achèt[e] à crédit »’ 1774 . Si pour E. Halévy, on ne peut effectivement réfuter l’importance de la coopération, notamment de consommation, en ce qu’elle est ‘« la seule expérience socialiste qui ait complètement réussi »’, il pense en particulier aux Equitables Pionniers de la Rochdale, ‘« d’une part, elle ne saurait s’étendre à l’ensemble du monde industriel, d’autre part, elle n’améliore pas sensiblement la situation sociale de ses membres »’. Il conclut : ‘« c’est un instrument de progrès, ce n’est pas un instrument de réforme sociale »’ 1775 .

Se différenciant explicitement à la fois du coopératisme socialiste, et par extension du simple coopératisme, et aussi, du socialisme saint-simonien, E. Halévy pose les bases d’une économie politique socialiste présentant la double caractéristique, d’une part, de reposer sur le principe de l’association, et d’autre part, de se fixer pour objectif l’égalisation des besoins. Ainsi, deux grilles d’analyse s’offrent à l’économiste : soit étudier l’organisation économique du point de vue de l’échange, consistant à déterminer la valeur des biens échangés de manière à établir les règles, les « lois naturelles », des relations économiques ; soit analyser le fonctionnement économique du point de vue de la distribution des richesses, cherchant à définir comment la production se répartit entre producteurs associés. La première position relève généralement du libéralisme ; la seconde du socialisme. E. Halévy affiche d’emblée sa préférence : « il n’existe pas des lois naturelles de l’échange, par lesquelles soient, universellement et éternellement gouvernés les phénomènes économiques ; ce sont la coutume et la législation qui définissent, diversement selon les temps et les lieux, les règles selon lesquelles, même dans l’échange, s’opère la répartition du produit entre des individus associés pour produire » 1776 . En somme, l’échange économique ne préexiste pas aux institutions sociales, il n’en est que le produit. Par conséquent, les inégalités de traitement supposées légitimes en ce qu’elles récompenseraient le travail, « le droit de la force », résultent avant tout des conventions sociales suivies par les membres d’une même collectivité ; elles répondent de choix institutionnels spécifiques relevant d’une conception de la justice sociale à laquelle le socialisme, parce qu’égalitaire, ne peut que s’opposer (1). Si donc les règles de l’organisation économique dépendent des valeurs auxquelles décident de souscrire les membres de la société, aucun obstacle ne se pose à ce que les producteurs s’associent afin de partager de manière égalitaire entre eux le produit de leur travail ; le principe socialiste de justice sociale « suivant lequel chacun reçoit selon ses besoins » sera dès lors atteint (2) 1777 . Mais cette évolution sociale répond-elle d’une tendance réelle ? Oui pour E. Halévy. Les signes d’une « démocratisation de la société industrielle » sont en effet suffisamment nombreux pour supposer en ce début de XXe siècle l’émergence progressive d’un « socialisme démocratique », à même de réaliser la synthèse du socialisme et de l’individualisme (3) 1778 .

Notes
1765.

E. Halévy [1974 (1948), pp. 28-29].

1766.

Opinion exprimée dans « L’ère des tyrannies » au cours d’une intervention à la Société Française de Philosophie le 28 novembre 1936, E. Halévy [1938].

1767.

E. Halévy [1906, p. 594].

1768.

Ainsi, déclare-t-il en 1936 : « le socialisme , sous sa forme primitive, n’est ni libéral, ni démocratique, il est organisateur et hiérarchique. Voir en particulier le socialisme saint-simonien », E. Halévy [1938, p. 213]. Voir pour le découpage historique de la pensée socialiste, E. Halévy [1974 (1948), p. 29].

1769.

Il publie l’ouvrage Thomas Hodgskin (1787-1869) en 1903, deux articles sur « la doctrine économique de Saint-Simon » et « La doctrine économique des saint-simoniens » dans La Revue du Mois en 1908 (reproduits dans L’Ere des tyrannies (E. Halévy [1903 ; 1938 (1908a) ; 1938 (1908b)]). Il faut ajouter ensuite l’étude qu’il consacre à Sismondi (reproduit dans L’Ere des tyrannies ; E. Halévy [1933].). Le texte « Les principes de la distribution des richesses » est publié dans La Revue de Métaphysique et de Morale en 1906, revue qu’il crée avec Xavier Léon en janvier 1893. (E. Halévy [1906]).

1770.

Il faut en effet tenir compte concernant les écrits d’E. Halévy sur l’histoire des doctrines et des pratiques sociales, premièrement, de ses études sur la pensée du radicalisme philosophique, de Jeremy Bentham notamment, qu’il entame en 1896 par une série de conférences à l’Ecole Libre des Sciences Politiques, et qu’il poursuit par la rédaction à partir de 1899 de La formation du radicalisme philosophique (publiée en trois tomes de 1901 à 1904 : La jeunesse de Bentham (1901), L’évolution de la doctrine utilitaire de 1789 à 1815 (1901) et Le radicalisme philosophique (1904) (E. Halévy [1901a ; 1901b ; 1904].) ; et, deuxièmement, de ses travaux sur l’histoire du peuple anglais qu’il débute vers 1905 (il consacre, en fait, dès 1899, un cours sur « L’évolution des idées politique en Angleterre »), donnant lieu à la publication en 1912 du premier volume, L’Angleterre en 1815, de l’Histoire du peuple anglais au XIX e siècle (elle comptera cinq autres volumes qui seront publiés entre 1923 et 1946, voir la bibliographie d’E. Halévy de M. Richter [1995 (1967)] reproduite dans le Tome III de La formation du radicalisme philosophique). C’est dans l’histoire des idées et des pratiques sociales de l’Angleterre qu’il va essayer de comprendre, comment pratiquement concilier autorité sociale et émancipation individuelle. Enfin, ses premiers travaux philosophiques, avant 1900, incluant sa thèse, La théorie platonicienne des sciences, publiée en 1896, méritent une attention toute particulière dans la mesure où ses premières analyses des idées économiques et sociales après 1900 sont construites à partir de la méthodologie dialectique platonicienne.

1771.

E. Halévy [1906, p. 591].

1772.

« Je reste sceptique sur l’universalisation du coopératisme », note-t-il dans une lettre adressée à C. Bouglé le 19 décembre 1901, E. Halévy [1996, p. 318].

1773.

Voir E. Halévy [1974 (1948), pp. 309-310].

1774.

E. Halévy [Ibid., p. 310].

1775.

E. Halévy [Ibid., p. 310].

1776.

E. Halévy [1906, p. 547].

1777.

E. Halévy [Ibid., p. 591].

1778.

E. Halévy [Ibid., p. 594].