1.1) Le postulat de l’échange économique

Pour E. Halévy, le socialisme et le libéralisme naissent d’un contexte commun marqué par les effets de la révolution industrielle, mais ils vont en donner chacun une interprétation différente 1779  : le premier, critique à l’égard des mutations économiques de l’industrialisation, montre la nécessité des réformes économiques afin d’atteindre l’égalité sociale ; à l’inverse, le second, y décèle les premières traces d’une société d’échanges synonyme de prospérité économique, d’égalité sociale et de justice 1780 . Néanmoins, si le socialisme porte en lui dès son origine une contradiction interne majeure, en ce qu’il recherche à la fois à établir une nouvelle organisation économique et à donner à chacun par celle-ci la liberté individuelle, E. Halévy reste persuadé, avant 1914, que la ‘« logique du socialisme est profondément anarchique et individualiste, et assigne pour but à la société, pour réalité à la société, la satisfaction de tous les intérêts individuels’ ‘, et l’émancipation économique, intellectuelle et morale de tous les individus »’ 1781 . Par conséquent, le socialisme et le libéralisme divergent simplement sur les moyens employés ; le premier misant sur le réformisme social alors que le second estime suffisant l’échange économique sous conditions de garantie de la liberté individuelle et de la libre concurrence.

Dans cette perspective, les économistes depuis A. Smith ont d’abord recherché une définition de la valeur pouvant rendre compte de l’échange économique. Il s’agissait pour eux en effet de déterminer un critère de mesure suffisamment étendu pour que l’échange entre deux biens de valeur équivalente puisse se réaliser. Pourquoi l’économie politique s’est-elle centrée sur l’échange au point d’en faire le principe commun de toutes les relations économiques ? Deux raisons l’expliquent. Une raison théorique d’abord ; la réduction des règles de la production et de la répartition à l’échange permet une mesure exacte des valeurs échangées ‘« de sorte que la valeur est en quelque sorte, pour l’économiste, ce qu’est l’énergie pour le physicien : la constante dont sa science a besoin »’ 1782 . Une raison de justice sociale ensuite ; les économistes classiques supposent en effet que la généralisation de l’échange économique conduit spontanément à la coordination parfaite des intérêts individuels 1783 . Les deux cocontractants ne retirent aucune valeur supplémentaire de l’échange réalisé et ne perçoivent que la richesse correspondante à leur effort individuel consacré à la production. Ainsi, dans un ‘« régime de libre concurrence’ ‘ et d’échange universalisé »’, le travail est rémunéré à sa juste valeur et les besoins sont pleinement satisfaits.

Pour autant, toutes les relations économiques répondent-elles au principe égalitaire supposé de l’échange économique ? Le contrat de travail semble a priori échapper à cette précédente interprétation. L’échange économique nécessite que la transaction s’effectue entre deux biens de valeur identique ; or, la valeur du salaire perçue par le travailleur est bien inférieure à la valeur que le capitaliste retire de la production pour laquelle le salaire a été versé. Comment les économistes ont-ils fait face à cette difficulté ? Deux réponses sont présentées par E. Halévy pour réduire le ‘« contrat de travail à la forme de l’échange »’ : la théorie du salaire de subsistance de David Ricardo corrigée ensuite par K. Marx, et, la théorie de l’intérêt capitaliste de E. Böhm-Bawerk 1784 . La première contredit la théorie de la valeur même sur laquelle D. Ricardo s’appuie pour expliquer la répartition des richesses ; comment en effet rendre compte du fait que le travailleur soit rémunéré à un niveau de salaire inférieur au produit de son travail ? Devant cette aporie, K. Marx corrige la théorie du salaire de subsistance en supposant que c’est non le produit du travail que le salaire doit rémunérer mais sa force de travail, c’est-à-dire ‘« la quantité de travail nécessaire pour conserver [la] puissance de travail intacte »’ du travailleur tout au long du processus de production 1785 . Mais si effectivement la relation salarié-capitaliste peut alors se réduire à un échange, c’est au prix de la liberté même du travailleur, car la valeur que ce dernier crée par son travail, valeur non comprise dans sa force de travail et devant pourtant rester sa propriété si l’on suit la théorie de l’échange, est en fait cédée « volontairement » au capitaliste. Le contrat de travail n’est par conséquent qu’un échange économique « absurde » en ce qu’il suppose l’aliénation libre du salarié 1786 .

La seconde théorie de E. Böhm-Bawerk suppose d’emblée que le salaire constitue bien le produit du travail réalisé mais en définissant le premier comme un bien présent et le second comme un bien futur. Or, la valeur du bien présent, le salaire, reste généralement supérieure à la valeur du bien futur, le produit du travail, expliquant pourquoi le capitaliste en versant au travailleur sa rémunération exige sur celle-ci un « intérêt du capital » 1787 . Trois causes sont avancées par E. Böhm-Bawerk pour rendre compte de cette baisse de valeur des biens futurs sur les biens présents : deux causes « irrégulières » et une cause « constante et normale » ; nous nous limiterons ici à la dernière 1788 . Celle-ci explique la dépréciation du bien futur sur le bien présent par une différence de temps : plus le temps effectué pour réaliser un travail sera grand, plus la valeur du bien présent sera comparativement élevée par rapport au bien futur. Le capital que met le capitaliste à disposition du travailleur permet d’augmenter la productivité du travail et donc la production présente sur la production future ; l’« intérêt du capital » que retire le capitaliste sur le produit du travail du salarié est déterminé par le temps compris entre le versement du salaire et la vente de la production réalisée. Mais E. Halévy ne suit pas le raisonnement de E. Böhm-Bawerk pour différentes raisons. D’abord, c’est bien parce qu’un procédé de production est jugé productif qu’un producteur décide d’y consacrer un temps plus long et non parce que sa fabrication a nécessité beaucoup de temps. Ensuite, l’amélioration de la productivité du travail résulte souvent de « l’utilisation d’un capital, procédé technique, outil ou machine ». De plus, l’industrialisation agissant, l’acquisition de nouvelles méthodes productives demandent un temps de plus en plus court. Enfin, ‘« une fois le capital établi et la machine mise en marche, l’effet du machinisme est de réduire toujours l’intervalle de temps qui s’écoule entre le moment où le besoin apparaît et celui où il est satisfait »’. Mais à cette série de critiques économiques vient s’ajouter un biais normatif auquel la théorie de l’intérêt du capital n’échappe pas. E. Böhm-Bawerk en effet ne tient compte que de la productivité du travail et non de celle du capital ; n’est-il pas irréaliste en définitive de ne prêter aucune valeur productive au capital ? Non, si, comme croit le déceler E. Halévy chez E. Böhm-Bawerk, il s’agit avant tout de justifier la réduction du contrat de travail à un simple échange économique ; car, si le capital devient un facteur de la productivité du travail, ‘« alors le partage du produit se fera selon des règles qui n’ont ni ne peuvent avoir aucun rapport avec les règles de l’échange’ 1789  ». Il faudra nécessairement, et pour le travailleur, et pour le capitaliste, décider a priori, avant que tout échange économique ne se réalise,du partage de la valeur créée par l’action associée du travail et du capital.

L’organisation économique depuis les premiers économistes classiques a toujours été pensée au travers de l’échange économique. Pourtant, les essais théoriques proposés, parce qu’ils ne peuvent réduire complètement l’échange salarial à un échange de biens de valeurs équivalentes, restent encore inopérants pour E. Halévy à décrire la société uniquement ‘« composée de producteurs’ ‘ indépendants »’ et agissant uniformément à conditions sociales égales 1790 . Mais si les alternatives soumises jusque là peuvent facilement être rejetées, le postulat de l’échange économique, estime E. Halévy, demeure prédominant au sein de la communauté des économistes. C’est pourquoi, il va s’attacher à remettre en cause la « naturalité » même de l’échange économique.

Notes
1779.

E. Halévy [1974 (1948), pp. 24-28].

1780.

E. Halévy [Ibid., p. 34].

1781.

Lettre adressée par E. Halévy à Célestin Bouglé le 7 mai 1895, E. Halévy [1996, p. 156].

1782.

E. Halévy ajoute : « dans les intervalles qui séparent les actes d’échange , de la valeur peut bien se créer ; mais, dans le monde de l’échange en tant que tel, rien ne se crée et rien ne se perd en fait de valeur », E. Halévy [1906, p. 548].

1783.

C’est ce qu’E. Halévy nomme dans La formation du radicalisme philosophique le « principe de l’identité naturelle des intérêts », E. Halévy [1901a, p. 25].

1784.

E. Halévy [1906, pp. 551-565].

1785.

La force du travail « est une chose qui s’use au fur et à mesure du travail fourni, et qui a besoin, en conséquence, d’être perpétuellement reconstituée », E. Halévy [Ibid., pp. 552-554].

1786.

E. Halévy [Ibid., 557].

1787.

E. Halévy [Ibid., p. 559].

1788.

Voir pour les deux premières causes E. Halévy [Ibid., pp. 560-562].

1789.

E. Halévy [Ibid., pp. 563-565].

1790.

E. Halévy [Ibid., p. 579].