1.2) L’échange économique : « un mode de distribution artificiel des richesses » 1791

E. Halévy est loin de partager l’ensemble des points de l’économie politique saint-simonienne surtout parce que le principe « à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres » induit une inégalité de traitement des besoins exprimés ; ce sera toujours « le plus fin et le plus fort », suivant sa capacité au travail, qui sera le mieux rémunéré 1792 . En ce sens, mais en ce sens seulement, le socialisme saint-simonien reste incomplet dans la mesure où il s’oppose à l’égalitarisme. Cependant, E. Halévy juge beaucoup plus favorablement la méthode d’analyse saint-simonienne. La méthode sociale d’abord suppose les relations économiques inscrites dans un milieu social qui les détermine pour partie 1793  ; la méthode historique ensuite montre que les règles de l’organisation économique n’ont pas le caractère a-historique que leur prêtent les économistes classiques, mais obéissent à des facteurs d’évolution. Dans cette perspective, les relations économiques, et en particulier l’échange, ne préexistent pas à l’organisation sociale mais n’en sont, au contraire, que le produit : ‘« l’échange suppose tout un système d’institutions juridiques, élaborées par la société humaine en vue de fins déterminées »’. Par extension, la causalité entre échange économique et répartition des richesses est inversée : ce n’est plus l’échange économique qui détermine la répartition des richesses mais les objectifs de justice sociale sur lesquels les membres de la société s’accordent pour opérer la distribution des richesses. L’échange économique apparaît dès lors comme une relation économique parmi d’autres qui n’épuise aucunement tous les choix offerts. Deux types d’institutions sociales sous-tendent ainsi l’échange économique : la propriété privée d’un côté, et, la libre concurrence de l’autre. La première induit ‘« le consentement, exprès ou tacite, de la société à la possession, par les individus entre lesquels a lieu l’échange, d’un certain fonds »’, alors que la seconde repose sur certaines garanties apportées par l’Etat visant au respect des conditions économiques concurrentielles 1794 .

Tout mode de répartition des richesses dépend donc d’un choix social a priori relevant d’une conception déterminée de la justice sociale. Par conséquent, l’analyse de cette dernière précède nécessairement la critique de l’organisation économique à laquelle elle est rattachée. Pour quelles raisons en définitive E. Halévy s’oppose à l’échange économique ? Ne constitue-t-il pas un progrès comparativement aux précédents modes de distribution des richesses ? Il y a bien progrès social en ce sens que « la majorité des faibles » impose au « plus fort » des organisations économiques ‘« favorables, ou supposées favorables, à l’intérêt de la majorité »’ 1795 . Les relations marchandes, égalitaires, se substituent aux rapports de subordination qu’impliquait la « loi du plus fort » ; il s’agit pour le plus fort, non de retirer à autrui les richesses dont il a la propriété, mais d’exercer ses compétences à l’exploitation de la nature. Toute la valeur qu’il aura ainsi créée sera sa propriété exclusive, et, il pourra soit la consommer, soit l’échanger. Il y a aussi progrès économique dans la mesure où toutes les capacités dont dispose la société sont à présent tournées vers l’exploitation de la nature, et, permettent de multiplier les biens produits. Mais il s’agit pour E. Halévy d’un progrès économique et social très relatif pour la raison simple que ‘« les plus forts gardent toujours l’avantage, puisque, tirant plus du fonds de la nature auquel leur force s’applique, ils deviennent plus riches »’ 1796 . Au total, l’institution marchande est doublement condamnable, d’une part, parce qu’elle maintient un ordre social inégalitaire du fait même qu’elle rémunère chacun suivant son travail ; et d’autre part, car elle légitime le droit du plus fort en ce que la libre concurrence comprend encore un élément de lutte dans la recherche des activités les mieux rémunérées 1797 .

Si finalement E. Halévy reste très critique à l’encontre de l’organisation économique marchande, c’est qu’elle ne favorise pas l’égalisation des besoins, et, perpétue le droit de la force, mais de la « force de travail » et non plus de la force guerrière ; elle représente en ce sens un progrès de justice sociale bien minime par rapport à ce que l’« association des producteurs » permet.

Notes
1791.

E. Halévy [Ibid., p. 566].

1792.

E. Halévy [1938 (1908b), p. 87 ; 1974 (1948), p. 79]. Voir aussi le chapitre consacré à P. Enfantin (1ère partie, chap. 2).

1793.

« L’économie est envisagée en philosophes », soulignent C. Bouglé et E. Halévy dans la préface à l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon, E. Halévy et C. Bouglé [Op. cit., p. 42].

1794.

E. Halévy [1906, pp. 566-567].

1795.

E. Halévy [Ibid., p. 568].

1796.

E. Halévy [Ibid., p. 569].

1797.

Voir sur ces deux précédents points E. Halévy [1903, pp. 202-204] et aussi L. Frobert [1999, p. 181].