2.2) Une nouvelle organisation économique

Suivant la doctrine libérale, la justice sociale est atteinte lorsque la société, composée de producteurs indépendants, se fonde sur la propriété privée et le régime de libre concurrence. Chaque producteur perçoit la valeur exacte du produit de son travail et trouve par l’échange les biens qui satisfont au mieux à ses besoins. Mais cette organisation économique répond que très imparfaitement à l’idée d’équité sociale, pour E. Halévy, en ce qu’elle perpétue la loi du plus fort et ne tend pas à l’égalisation des besoins. En fait, si les analyses économiques saint-simonienne et classique diffèrent sur la méthode, elles restent sensiblement les mêmes quant aux conséquences économiques et sociales de leurs principes. E. Halévy suit les saint-simoniens à la fois pour leur approche des phénomènes économiques et pour le principe d’association des producteurs, mais il s’en différencie par les fins qu’il assigne à l’organisation économique. Il ne recherche pas en effet à établir les conditions économiques synonymes d’une production maximale, mais celles correspondant à un traitement égalitaire des besoins 1803 .

L’organisation économique suppose, non des producteurs indépendants, mais, à l’instar des saint-simoniens, des producteurs associés « qui travaillent sur un fonds considéré comme étant pour eux un objet de propriété collective » 1804 . Les moyens de production n’appartenant à aucun producteur en propre, la question du partage de la valeur productive créée relève par conséquent de la négociation publique. La propriété étant commune et partagée par tous les propriétaires associés, une répartition égalitaire des richesses produites constitue un résultat normalement attendu, suivant la formule : « à chacun ce dont il croit avoir besoin, et ce dont les autres croient qu’il a besoin pour l’accomplissement de sa fonction » 1805 . Cependant, la propriété collective constitue-t-elle un substitut nécessaire à la propriété individuelle, et, peut-elle effectivement faire l’œuvre d’un consentement mutuel entre producteurs ? Selon la théorie classique du marché du travail, le salaire par le jeu de la libre concurrence entre travailleurs s’établit au minimum de subsistance. Or, constate E. Halévy, ce niveau n’a jamais été atteint ; comment l’expliquer sinon par le fait que la propriété du capital dont profitent les capitalistes suppose l’approbation de ‘« la majorité des membres de la société à laquelle ils appartiennent »’? 1806 En somme, si les employeurs n’appliquent pas strictement la règle du minimum salarial, c’est que les salariés disposent du pouvoir, étant les plus nombreux, de réduire, voire de totalement annuler, le droit de propriété sur le capital 1807 . Quels sont les moyens dont disposent les producteurs pour entreprendre cette « expropriation » ? Le prélèvement fiscal en constitue une première forme, mais il reste du ressort de l’Etat et non des travailleurs. Deux autres moyens existent néanmoins. Ils peuvent d’abord par leurs épargnes individuelles acquérir des parts de capitaux accédant ainsi au même titre que leurs employeurs au rang de propriétaire du capital, et, percevant en outre un dividende venant s’ajouter à leur revenu salarial ; ils procèdent ainsi progressivement à ‘« l’expropriation des oisifs »’ ; telle est la fonction notamment de la coopération. Ils peuvent ensuite exercer leur pouvoir par l’action syndicale ; plusieurs opérations leur sont offertes : ‘« ils fixent la grandeur absolue et relative des salaires, refusent de participer, passé un certain point, aux risques de l’entreprise, obtiennent de bénéficier de l’accroissement de productivité du capital »’ 1808 .

L’intérêt du capital relève d’un « privilège économique » ne tenant qu’au consentement des producteurs et qu’il leur suffirait de vouloir destituer pour mettre fin à la propriété individuelle. La propriété collective du capital social correspond bien, pour E. Halévy, à certains facteurs de la réalité économique, « peut-être les plus importants », mais son pessimisme quant à la capacité réelle des travailleurs à désirer le changement économique dans le sens d’une égalisation des besoins semble a priori l’emporter ; il en veut pour preuve le fait ‘« que les salariés n’ont pas encore su prendre, dans la société actuelle, et sans l’intervention de l’Etat’ ‘, une part plus grande à la direction de l’industrie’ ‘ »’ 1809 .

Notes
1803.

Dans une lettre adressée à C. Bouglé, le 26 mars 1903, E. Halévy s’interroge sur le socialisme du saint-simonisme : « je ne crois pas, effectivement, comme tu dis, que l’on puisse fonder une société rationnelle sur le principe « à chacun selon ses œuvres ». Veut-on dire par là : à chacun selon son effort ? Tu verras, en y regardant de près, que c’est comme si l’on disait : « à chacun [selon] ses besoins ». A moins de juger l’effort par le succès. Il faudra dire alors « à chacun selon le résultat obtenu par son travail  » […] En tous cas le principe : à chacun selon son travail n’est pas le principe du socialisme, rigoureusement défini : il ne peut se justifier que si l’on admet la nécessité de pousser à l’accroissement de la production, sans tenir compte de la manière dont le produit se distribue entre les producteurs  : nous voilà donc hors du socialisme » (E. Halévy [1996, p. 333.].). En fait, pour E. Halévy, l’économie politique saint-simonienne, bien qu’inégalitaire, reste un socialisme mais un socialisme incomplet, E. Halévy [1974 (1948), pp. 78-80].

1804.

E. Halévy [1906, p. 572].

1805.

E. Halévy [Ibid., p. 572].

1806.

E. Halévy [Ibid., p. 573].

1807.

La propriété individuelle ne demeure un droit qu’à la condition que « ceux qui ne possèdent pas consentent à ne pas le violer. Ils sont la majorité, ils sont la force ; il est en leur pouvoir de l’abolir, ou tout du moins de [la] restreindre », E. Halévy [Ibid., p. 574].

1808.

E. Halévy [Ibid., p. 577].

1809.

E. Halévy [Ibid., p. 574 ; p. 577].