3.1) L’émergence progressive d’une économie de producteurs associés

E. Halévy n’attend aucune intervention de l’Etat favorable au développement de l’« association des producteurs ». Celle-ci repose uniquement sur les actions volontaires et libres des travailleurs, supposant de leur part une prise de conscience de l’injustice sociale qu’implique leur « conception aristocratique de la société ». Quelles sont les raisons en effet qui expliquent l’existence de la classe oisive vivant du produit du travail de la classe des producteurs ? Aucune sinon la « fatalité naturelle » que les travailleurs attribuent aux fonctions économique et sociale de l’aristocratie 1820 . Cependant, plusieurs indices témoignent de l’affaiblissement de cette « mentalité aristocratique ». E. Halévy note deux phénomènes économiques essentiels semblant prouver la réalisation progressive de l’égalité sociale au sein de la société de son époque. L’intérêt du capital, premièrement, baisse constamment ; cette diminution traduit la volonté manifestée par les producteurs d’un partage plus égalitaire des richesses produites. Aucune théorie économique ne paraît pouvoir expliquer cette tendance empirique. La loi de l’offre et de la demande démontre que la baisse de l’intérêt induit une offre supérieure à la demande de capitaux ; or, ‘« depuis cent ou cent cinquante ans […] jamais […] l’activité industrielle n’avait suivi un mouvement d’ascension aussi rapide »’ ; la théorie est donc infirmée 1821 . De même, la baisse de l’intérêt reflète-t-elle une diminution de la productivité du capital ? Non pour E. Halévy en ce sens que les capitaux sont devenus de par les effets du développement économique contemporain à la fois rares et demandés, et, plus productifs. En fait, la baisse continuelle de l’intérêt du capital relève non d’une explication économique mais d’un changement de valeurs. Elle exprime la diminution graduelle des liens de subordination des travailleurs aux propriétaires des capitaux et donc d’une démocratisation progressive de la « mentalité aristocratique » 1822 .

Les inégalités salariales, deuxièmement, régressent peu à peu ; les actions convergentes de l’Etat, des associations coopératives et des syndicats ont permis à la fois l’augmentation des salaires ouvriers et la baisse des rémunérations entrepreneuriales. Comment expliquer les différences salariales encore existantes ? L’hypothèse des compétences individuelles constitue la cause invoquée par la théorie économique, mais pour E. Halévy, elle reste en grande partie insuffisante, qu’elle relève soit d’une ‘« qualité acquise, ou susceptible d’être acquise »’, ou soit d’aptitudes innées. Dans le premier cas, le développement de l’instruction faisant, l’apprentissage de ces compétences devient de plus en plus commun à tous. Seul le second cas peut dans une certaine mesure expliquer l’existence d’écarts salariaux : il est possible, souligne E. Halévy, ‘« que nous tenions ici la cause des plus grandes inégalités, et des inégalités les plus nécessaires, entre les traitements qui sont échus aux diverses fonctions de la société économique »’ 1823  ; inégalités les plus nécessaires car elles possèdent une utilité sociale. Cependant, même si les disparités salariales trouvent une explication dans la variabilité des aptitudes, elles sont aussi largement déterminées par la « mentalité aristocratique » dominante chez les producteurs qui n’accepteront d’être commandés que s’ils estiment les fonctions hiérarchiques suffisamment rétribuées 1824 . Il reste que la baisse de l’amplitude du traitement salarial témoigne d’un affaiblissement de cette conception économique et sociale inégalitaire.

Ces deux faits, les baisses de l’intérêt du capital et de l’inégalité salariale, sont jugés suffisamment significatifs pour E. Halévy d’une égalisation progressive de la satisfaction des besoins, ou du moins de la satisfaction de ce que chacun estime être ses besoins. Ils traduisent aussi du développement croissant de l’« association des producteurs », c’est-à-dire d’‘« un groupement volontaire d’individus qui abdiquent leur liberté individuelle’ ‘ afin d’exploiter en commun le fonds social, et de satisfaire ainsi aux besoins de tous »’ 1825 . Par conséquent, il est de l’intérêt des producteurs de s’associer entre eux de manière à ce qu’ils gèrent directement le capital social et suppriment ainsi le « privilège économique » que constitue l’intérêt du capital ; mais cet engagement dans la coopération économique ne saurait se faire sans un sacrifice minimal, nécessaire à la négociation publique du mode de distribution des richesses 1826 .

Notes
1820.

E. Halévy [1906, p. 589].

1821.

E. Halévy [Ibid., p. 581].

1822.

E. Halévy [Ibid., p. 580].

1823.

On notera par ailleurs qu’E. Halévy envisage le cas de différences d’aptitudes dans le « travail brut, matériel ». Mais il l’évacue aussitôt supposant que les inégalités dans le travail réalisé, évalué quantitativement, ne pourront qu’être de faibles valeurs, E. Halévy [Ibid., p. 587].

1824.

Il s’ajoute ainsi à la rémunération normale de la fonction exercée, suivant le besoin qu’en a la société et la rareté des compétences demandées, un « salaire de prestige » que les travailleurs jugent indispensable « afin que ceux qui les exercent, par le fait qu’ils appartiendront à une classe sociale supérieure, puissent exercer, sur ceux à qui ils donneront des ordres, l’autorité indispensable », E. Halévy [Ibid., p. 589].

1825.

E. Halévy [Ibid., p. 591].

1826.

Dans une lettre adressée à C. Bouglé E. Halévy rappelle que si la liberté individuelle est constitutive de la morale, elle reste avant tout dépendante d’une solidarité nécessaire entre les membres d’une même collectivité : « Il est cependant bien évident que la morale implique nécessairement la limitation, autrement dit la suppression, au moins partielle, de la liberté. Elle est la science des mœurs, autrement dit des coutumes qui nous rendent aptes à vivre non pour nous-mêmes ou pour des fins idéales, mais pour la collectivité de nos semblables. Si donc la liberté est le bien par rapport auquel tous les biens s’apprécient, elle est un bien supérieur au bien moral. Il y a donc un bien supérieur à la morale, un au-delà de la morale », E. Halévy [1996, p. 354].