3.2) « Socialisme démocratique » et individualisme

Deux principes de distribution des richesses se présentent donc aux membres de la société. Le premier fondé sur l’échange économique vise à l’organisation « des antagonismes économiques » par l’institution d’un marché au moyen duquel les richesses se répartissent suivant la « force de travail » de chacun des producteurs. Le second basé sur l’association des producteurs permet que se mette en place une négociation publique sur les règles de distribution des richesses : chaque producteur se voit ainsi attribuer une part du revenu correspondant à « son besoin normal ». Les inégalités sociales tendent dans ces conditions à s’estomper traduisant du développement croissant de l’émancipation des producteurs 1827 . E. Halévy envisage une combinaison possible de ces deux principes économiques « où chacun recevrait selon son besoin normal, et en outre selon son travail », et où finalement « la démocratie industrielle serait fondée » 1828 . Dans cette perspective, l’antinomie souvent postulée entre socialisme et individualisme s’efface. Autrement dit, la contradiction du socialisme, entre organisation d’une part, et, émancipation d’autre part, est ici levée. Il est bien question d’organiser les producteurs par l’association, mais par une association dénuée de tout principe autoritaire, uniquement fondée sur la négociation publique libre et volontaire du mode de distribution des richesses. Néanmoins, pourrait-on objecter, l’égalitarisme n’est-il pas contraire aux fins individualistes qu’E. Halévy suppose atteindre par l’association des producteurs ? Deux raisons nous conduisent à répondre négativement à cette question. Premièrement, il s’agit de former des groupements volontaires au sein desquels les producteurs sont mutuellement reconnaissants de leurs fonctions économiques respectives et des besoins auxquels chacun s’estime en droit de prétendre. L’obstacle majeur à l’institution de l’association des producteurs réside dans leurs « préjugés aristocratiques », non dans les contraintes qui émergeraient de la nouvelle organisation économique. Enfin, deuxièmement, on soulignera que pour E. Halévy individualisme et égalitarisme entretiennent des rapports étroits. Ainsi, l’individualisme utilitaire de J. Bentham conduit à l’égalitarisme 1829 . Plus généralement, l’évolution des sociétés européennes témoigne d’un développement démocratique croissant par lequel s’affirme l’exigence du principe individualiste et du principe égalitaire 1830 . Cette tendance est manifeste dans la législation sociale contemporaine qui ne fait pas que garantir l’égalité en droit mais tente aussi de l’assurer dans les faits, c’est-à-dire en considérant les membres de la société ‘« comme ayant un égal besoin de bonheur »’ 1831 .

E. Halévy aboutit en fin de compte à un socialisme démocratique dépassant les apories sur lesquelles le socialisme saint-simonien et le socialisme associationniste de 1848 ont buté. Le premier, parce que se fondant sur un principe de distribution des richesses inégalitaire (« à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres »), légitime la loi du plus fort et en ce sens n’apporte qu’un progrès limité à la démocratisation industrielle. Le second, parce qu’omettant de tenir compte de la « mentalité aristocratique » des travailleurs, croyait pouvoir instituer spontanément une organisation économique associative où chacun pourrait recevoir suivant ses besoins. Une satisfaction égale des besoins constitue bien la fin de l’« association des producteurs », mais celle-ci ne pourra s’établir que par un apprentissage progressif des valeurs égalitaires et individualistes sur lesquelles repose la démocratie économique.

La perspective développée par E. Halévy prolonge l’analyse saint-simonienne. Cependant, il n’en reprend que la méthode d’analyse des phénomènes économique non la doctrine sociale, ou du moins se démarque-t-il du principe autoritaire de l’association saint-simonienne. L’association des producteurs, et par extension des consommateurs, vise, identiquement à la doctrine de P. Enfantin, la suppression de l’intérêt du capital, mais E. Halévy n’adopte pas la règle saint-simonienne de la répartition des richesses produites, en ce qu’il suppose possible un traitement égalitaire des besoins.

La propriété privée du capital n’est qu’une convention sociale que les producteurs associés peuvent très bien remettre en cause, par la force du nombre, en décidant de gérer collectivement les moyens de production. L’organisation de la production ne répond pas, comme le supposent les économistes classiques, de « lois naturelles » mais d’arrangements sociaux évolutifs établis dans le champ de la répartition des richesses. Les règles de l’organisation économique dépendent donc essentiellement de choix conscients et volontaires des producteurs. Si les besoins ne sont pas pourvus également, c’est que la majorité des membres de la société souscrivent à un tel partage des ressources économiques. Il ne tient qu’à leur capacité propre d’en modifier les principes ; l’association de producteurs répond à cet objectif. Elle constitue dans cette perspective un moyen politique, les capitaux deviennent une propriété collective dont la répartition fait l’œuvre d’une négociation publique concertée, et, un moyen économique, visant l’égalisation des besoins et la rémunération du travail à sa juste valeur dénuée d’intérêt sur le capital. Aussi, E. Halévy ne s’oppose pas à l’intervention de l’Etat à la condition que celle-ci soit le produit d’un choix volontaire des associés-producteurs.

L’engagement dans l’association procède d’un changement de valeurs par lequel premièrement, les producteurs s’émancipent des rapports de subordination qui les lient aux propriétaires des capitaux, et deuxièmement, sacrifient une partie de leurs libertés individuelles dans le but d’exploiter collectivement les capitaux nécessaires à la production et à la satisfaction de leurs besoins mutuels. L’acquisition de cette capacité politique, volontaire et désintéressée, parce qu’elle s’oppose initialement à la poursuite de leur intérêt individuel, ne peut être spontanée mais le résultat d’un apprentissage individuel et social. C’est de sa propre initiative que le producteur décide de s’associer, et, c’est collectivement que les producteurs entreprennent le partage des richesses produites.

L’association autant pour M. Mauss que pour E. Halévy possède une double propriété. Elle permet, d’une part, de transformer les institutions économiques du capitalisme, et d’autre part, de réaliser des activités économiques à partir de motifs désintéressés. Deux points sur lesquels les économistes libéraux se portent en faux car ils remettent en cause premièrement, l’existence de « lois naturelles » de la production et de la répartition des richesses, et deuxièmement, la subordination du désintéressement à l’intérêt individuel ; nous reprenons ces derniers arguments dans le chapitre suivant à partir des écrits d’A. Schatz.

Notes
1827.

La majorité des producteurs « a pris conscience de son pouvoir. Elle cesse de subir la société, elle la fait », E. Halévy [Ibid., pp. 592-593].

1828.

E. Halévy [Ibid., p. 593].

1829.

E. Halévy [1904, pp. 235-243]. Voir aussi L. Frobert [1996].

1830.

« Dans l’Europe moderne tout entière », note E. Halévy dans la conclusion du Radicalisme philosophique, « c’est un fait que les individus ont pris conscience de leur autonomie, et que chacun exige le respect de tous les autres, considérés par lui comme ses semblables, ou ses égaux : la société apparaît, et apparaît peut-être de plus en plus, comme issue de la volonté réfléchie des individus qui la composent », E. Halévy [Ibid., p. 238].

1831.

« L’individualisme triomphe dans la mesure où la loi tend à négliger les différences individuelles pour considérer tous les individus comme égaux », E. Halévy [Ibid., p. 240].