CHAPITRE 8 : L’INDIVIDUALISME INéGALITAIRE D’ALBERT SCHATZ

A. Schatz publie en 1907, L’individualisme économique et social. Ses origines. Son évolution. Ses formes contemporaines, constituant son œuvre de référence dans laquelle il établit les fondements de son individualisme. Il constitue en fait le résultat d’un travail débutant avec sa thèse, soutenue en avril 1902 sur L’œuvre économique de D. Hume 1832 . S’il entreprend ensuite des études beaucoup plus appliquées, sur les problèmes de réglementation, de centralisation liées à l’instauration d’une économie de guerre durant le premier conflit mondial et sur les fonctions de l’Etat 1833 , ses principales réflexions sur l’individualisme et le socialisme se trouvent déjà développées dans L’individualisme économique et social. C’est pourquoi, nous nous limiterons ici en grande partie à cet ouvrage. Pourquoi s’arrêter sur l’œuvre d’A. Schatz qui a priori est restée et reste encore largement méconnue ? Deux raisons au moins motivent ce choix 1834 .

A. Schatz, premièrement, entend se faire le défenseur de l’individualisme face au progrès du socialisme qu’il voit se développer en ce début de XXe siècle. Si la doctrine individualiste a obtenu des résultats probants depuis la fin du XVIIIe siècle, par l’émergence des libertés du travail et de l’échange, elle a décliné depuis lors « dans l’opinion publique devant le socialisme triomphant » 1835 . Ainsi, le recours à l’histoire des doctrines économiques se conçoit-il comme un moyen efficace à la fois de proposer une définition précise de l’individualisme, et, d’évaluer aujourd’hui aux vues des connaissances acquises au terme de l’analyse historique les systèmes économiques qui se réfèrent à une doctrine particulière 1836 . Les modes d’organisation de l’économie sont multiples, mais on peut les classer, selon A. Schatz, suivant « deux tendances de l’esprit humain » auxquelles sont rattachées le socialisme et l’individualisme. Le premier vise à transformer l’organisation économique dans un but de justice sociale supposant donc que la personne n’est que « le produit de l’organisation sociale » ; la doctrine socialiste est à la fois égalitaire et rationaliste dans la mesure où elle cherche à établir par la raison une nouvelle organisation économique répondant à un idéal moral. L’individualisme ne s’oppose pas à toute réforme sociale pourvu que celle-ci demeure dans le domaine du « possible », c’est-à-dire qu’elle respecte l’organisation naturelle de l’économie. Si en effet il existe des inégalités sociales, elles sont imputables non au fonctionnement social mais à deux causes principales : d’une part, à des « causes naturelles » contre lesquelles il ne sert à rien de lutter 1837 ; et d’autre part, à « la nature même de l’homme » qui contrairement à ce que postule le socialisme n’agit pas par raison mais par passion, c’est-à-dire en obéissant à son intérêt individuel 1838 . C’est pourquoi, la doctrine individualiste suppose que le progrès social repose non pas sur une modification de l’organisation économique mais sur l’éducation des ‘« individus qui la composent, en tenant compte de leurs facultés réelles, qui sont sans doute moins morales que nous le souhaiterions, mais qui sont réelles, et sans leur en attribuer d’inexistantes »’ 1839 . La critique du socialisme développée par A. Schatz est donc suffisamment large pour englober autant le socialisme associationniste des années 1830-1848 jusqu’au socialisme de M. Mauss que le coopératisme de C. Gide, voire le socialisme démocratique d’E. Halévy. Les écrits d’A. Schatz portent à ce titre un intérêt certain, d’autant plus qu’il n’identifie pas le socialisme à l’« étatisme » ; cette dernière doctrine économique fait en effet de l’Etat le seul garant de l’intérêt général alors que le socialisme est ‘« d’intention, aussi anti-étatiste que l’individualisme »’ 1840 . En somme, le socialisme autant que l’individualisme supposent que la solution à la question sociale ne réside pas dans une intervention de l’Etat mais dans l’action volontaire des membres de la société.

Au terme de l’étude effectuée dans L’individualisme économique et social, deuxièmement, A. Schatz aboutit aux principales propriétés de l’individualisme. Il rejette certaines formes extrêmes du libéralisme, essentiellement le libéralisme français du XIXe siècle, qui privilégiant le caractère « élitiste » de l’individualisme au détriment de sa nature émancipatrice lui a donné ainsi ‘« l’aspect méprisable d’une doctrine de classe, heurtant, sans discernement, toutes les aspirations modernes »’ 1841 . Individualisme et socialisme seront toujours irréductibles l’un à l’autre. Cependant, A. Schatz tente d’adopter une solution de compromis intégrant la possibilité du réformisme social, et partant de l’association. Cette dernière caractéristique fournit la deuxième raison de notre choix ; quelles alternatives la doctrine individualiste en définitive propose-t-elle face au développement de l’associationnisme dans ces premières années du XXe siècle ? Reposent-elles toujours sur les mêmes présupposés que ces prédécesseurs, à savoir la propriété privée et la libre concurrence, ou bien, accepte-t-elle des principes d’organisation proches du coopératisme, voire du socialisme associationniste ? Dans cette perspective, nous exposerons d’abord la conception de l’individualisme définie par A. Schatz (1), pour ensuite considérer les voies de conciliation possibles entre l’individualisme et le réformisme associationniste (2).

Notes
1832.

Il publie ensuite un article sur Bernard de Mandeville, « Bernard Mandeville (contribution à l’étude des origines du libéralisme économique) » (publié dans Vierteljahreschritf für Soziale – uns Wirtschaftsgeschichte, Stuggart, octobre 1903, pp. 434-480), préface les Œuvres économiques de William Petty en 1905 et écrit avec Robert Callaimer un article sur le mercantilisme, « Le mercantilisme libéral à la fin du XVIIe siècle. Les idées économiques et politiques de M. de Belesbat », (dans la Revue d’économie politique, 20, pp. 29-70, pp. 387-396, pp. 559-574, pp. 630-642 et pp. 791-816), voir P. Curty [1995 ; 2000].

1833.

Il publie notamment en 1922 l’Entreprise gouvernementale et son administration. Voir P. Curty [2000, pp. 378-380].

1834.

Nous pourrions ajouter une troisième raison liée à la valeur analytique de L’individualisme économique et social.

1835.

A. Schatz [1907, p. 8]. La définition du socialisme d’A. Schatz est relativement étendue puisqu’il y regroupe implicitement aussi bien le collectivisme que le solidarisme social de L. Bourgeois.

1836.

Une doctrine économique est définie « comme l’ensemble des principes ou préceptes qui déterminent notre action dans l’ordre économique », A. Schatz [Ibid., p. 1].

1837.

Dès lors, la tâche de l’économiste consiste à mieux connaître l’organisation « naturelle » de la production et de la répartition des richesses « non pas pour [la] modifier, si illogique qu’[elle] nous semble, mais pour [la] faciliter », A. Schatz[Ibid., p. 7].

1838.

A. Schatz [Ibid., p. 5].

1839.

A. Schatz [Ibid., p. 7].

1840.

A. Schatz [Ibid., pp. 472-480].

1841.

A. Schatz [Ibid., p. 8].