1.1) Le rejet du libéralisme français

Le jugement d’A. Schatz à l’encontre des économistes libéraux français est sévère. Les accusant de ne pas avoir su adapter leur doctrine à l’évolution sociale, ils ont en outre favorisé par leur dogmatisme le développement d’une opinion publique favorable au socialisme. Le courant libéral français naît avec l’école physiocratique, mais A. Schatz n’est pas aussi critique à leur égard qu’il ne le sera vis-à-vis des libéraux du XIXe siècle. Il leur est notamment reconnaissant d’avoir introduit les deux principes fondamentaux de l’individualisme, à savoir la propriété individuelle et la liberté économique. La propriété individuelle acquiert avec la physiocratie une utilité sociale ; elle n’est en effet pas que bénéfique aux propriétaires mais aussi à l’ensemble des membres de la société. Chaque personne disposant de droits égaux recherchant à pourvoir à ses besoins individuels est ainsi amenée à opérer l’échange de ses produits qui par l’effet de la concurrence contribue à la baisse des prix des biens. Mais si sous cet aspect l’école physiocratique a bien représenté une avancée pour l’individualisme, elle s’est trompée en fondant sa philosophie sociale sur le rationalisme. ‘« Il est faux »’, souligne A. Schatz, ‘« parce que trop absolu, de voir dans la propriété la récompense d’un travail’ ‘ dont le propriétaire fera nécessairement bon usage. Il est faux de voir dans la concurrence un régime amenant nécessairement le bon marché et suffisant à lui seul à éviter les crises »’ 1842 . Pour l’individualiste, la personne n’obéit pas à sa raison mais à ses passions et au premier rang desquelles figure l’intérêt individuel. Ce n’est pas tant la description d’une organisation économique parfaite que l’on attend de l’économiste mais des moyens de l’atteindre 1843 . C’est pourquoi, deux tâches lui sont requises : d’une part, favoriser le libre jeu des « lois naturelles » de l’économie, et d’autre part, améliorer les facultés individuelles.

Si l’erreur physiocratique est importante parce qu’elle s’oppose à la nature même de l’individualisme, elle est compensée par la justification théorique de la propriété individuelle. Les apports du libéralisme français du XIXe siècle seront comparativement inexistants, voire régressifs. Deux types de critiques peuvent leur être adressés. Les économistes libéraux, premièrement, opposent de manière caricaturale « l’Etat et l’individu » les conduisant, contrairement à l’économie politique classique, à récuser les fonctions économiques de l’Etat ; passé ce stade, le libéralisme se transforme en un « anarchisme ». L’individualisme ne suppose pas d’emblée l’incapacité économique de l’Etat dans la mesure où il favorise son intervention à la condition que celle-ci respecte la libre concurrence et la propriété privée. L’action de l’Etat ne contrevient nullement à la liberté économique qui se conçoit non comme « une fin en soi » mais comme un moyen visant à l’amélioration du comportement individuel 1844 .

A cette première critique théorique s’ajoute une critique méthodologique. L’orthodoxie libérale, pour A. Schatz, prend en effet avec F. Bastiat une tournure abstraite totalement coupée des pratiques sociales. La coordination des intérêts individuels devient une fin préexistante au fonctionnement social alors que l’individualiste reconnaît de fait l’imperfection de l’organisation économique et préconise comme alternative une éducation économique progressive. Il n’y a pas un ordre naturel parfait a priori vers lequel converge inévitablement l’organisation économique, mais un système économique perfectible, encore imparfait, dont l’économiste constate l’évolution empiriquement et pour lequel il établit les moyens susceptibles d’entraîner le progrès social 1845 . En ce sens, F. Bastiat et ses disciples ne font pas œuvre d’économistes mais de ‘« théoricien[s] du finalisme économique ; [leur] but véritable est moins la constatation des faits que la démonstration d’une thèse »’ 1846 .

Le manque de ‘« culture générale [et d’]esprit scientifique ou philosophique »’ dont les économistes libéraux français ont fait preuve durant le XIXe siècle a non seulement conduit au rejet par l’opinion publique des solutions individualistes à la question sociale, mais a aussi contribué à freiner le développement de l’individualisme qui pourtant avait trouvé chez B. de Mandeville, D. Hume, A. Smith, et J. S. Mill d’illustres représentants 1847 . C’est dans la tradition du libéralisme économique anglais qu’A. Schatz va trouver les principales composantes de sa doctrine individualiste.

Notes
1842.

A. Schatz [Ibid., p. 111].

1843.

Les physiocrates « ont cru que la Raison pouvait nous guider, que nous pouvions par elle parvenir à réaliser la Justice et l’Ordre absolus » ; ce faisant, cela les a amené « à mettre l’absolu dans un domaine qui ne comporte que le relatif, la recherche patiente d’une vérité incertaine, la prudence et la tolérance intellectuelles, enfin, qui sont pour les économistes, non seulement « l’honnêteté », comme on disait au grand siècle, mais la sagesse », A. Schatz [Ibid., p. 112].

1844.

L’individualisme reste essentiellement une doctrine « qui exalte l’individu, dont le but est d’augmenter la valeur des individus qui composent la société et en dehors desquels la société n’est rien, d’amener à son complet épanouissement leur personnalité, de développer leur initiative par l’éducation, de leur apprendre quelle est leur puissance et leur responsabilité dans l’évolution économique », A. Schatz [Ibid., p. 198].

1845.

C’est à B. de Mandeville qu’A. Schatz attribue la découverte de la méthode expérimentale et qui a ainsi posé les premiers fondements de l’individualisme.

1846.

A. Schatz [Ibid., p. 272].

1847.

Les libéraux français ont eu, ajoute A. Schatz, « seulement le tort d’exercer une sorte de dictature sur les manifestations de la pensée économique et d’être investis, par le hasard des circonstances, de la lourde tâche de représenter à eux seuls le libéralisme en France », A. Schatz [Ibid., p. 290].