1.2) Les fondements de l’individualisme

Pour A. Schatz, le travail de l’économiste consiste en deux tâches essentielles : d’une part, déterminer les motivations qui sous-tendent les actions économiques, et d’autre part, établir les modes d’organisation de la production et de la répartition qui découlent de ces actions économiques. Le premier objectif de l’économie politique suppose donc de caractériser les fondements psychologiques du comportement individuel. C’est précisément sur ce point que l’individualiste et le socialiste se séparent ; le premier estime suffisant « l’effet de l’expérience sensible » pour que chaque personne effectue le bon choix, c’est-à-dire découvre les « lois naturelles » qui régissent la production et la distribution des richesses. Le second compte sur « les qualités rationnelles de l’homme » pour établir l’organisation économique répondant à un idéal moral. Par conséquent, l’économiste individualiste se doit de rendre compte des « facultés réellement agissantes chez l’individu, tel que nous le révèle l’observation » 1848 . L’individualisme se définit donc d’abord par une méthode spécifique, la « méthode expérimentale », que B. de Mandeville a le premier développée 1849 . Si T. Hobbes a bien montré que l’intérêt individuel constitue le mobile dominant du comportement individuel, sa conception de l’organisation sociale, supposant nécessaire l’intervention de l’Etat afin de garantir le respect des contrats, repose sur un mauvais raisonnement pour A. Schatz. Il existe en effet entre les membres de la société une « solidarité mécanique » qui permet de garantir à la fois une « cohésion spontanée » et « la persistance de la vie commune » 1850 . Comment peut s’établir une « solidarité mécanique » entre des personnes uniquement motivées par leur intérêt particulier ? La poursuite de l’intérêt individuel, répond B. de Mandeville, implique que chacun cherche à satisfaire ses besoins par un effort minimal ; la division du travail s’accroît et les échanges se multiplient. A terme, chaque membre de la société trouve par l’échange les biens correspondant d’une part, à la valeur exacte du produit de son travail, et d’autre part, répondant au mieux à ses besoins individuels. Le principe de l’ordre spontané trouve ici sa première formulation. Une production libre et sans contrainte s’adapte nécessairement au besoin social, défini comme « la somme des besoins individuels » 1851 . Deux propriétés essentielles permettent de définir à ce stade la doctrine économique individualiste : d’une part, l’affirmation du principe de l’intérêt individuel, et d’autre part, le principe suivant lequel l’ordre spontané naît de la réunion des comportements individuels intéressés.

D. Hume puis A. Smith viendront ensuite conforter ces premiers développements de l’individualisme économique de B. de Mandeville. C’est surtout à l’œuvre de D. Hume qu’A. Schatz est redevable, notamment pour avoir su se défaire de toute préconception déterministe et d’avoir posé les bases de la véritable philosophie économique « empirique et réaliste » 1852 . L’individualiste ne déduit ses principes que de l’observation des faits. Suivant cette méthode, D. Hume a prouvé que « l’individu est perfectible mais non parfait » et qu’il progresse par l’expérience et l’éducation. Il apprend ainsi d’une part, par la constance et la régularité des phénomènes économiques les « lois naturelles » de l’organisation de la production et de la répartition des richesses, et d’autre part, qu’à lui seul, il ne saurait se suffire à lui-même et que son intérêt individuel lui impose une solidarité spontanée avec ses semblables. A. Schatz ne croit pas que l’« ordre spontané » survienne inéluctablement de toute organisation sociale. Le progrès social dépend avant tout de l’éducation économique et politique acquise par ses membres 1853 . Ce point constitue une autre propriété de l’individualisme économique.

Pour les premiers économistes classiques, la prédominance de l’intérêt individuel permet d’atteindre une production suffisante satisfaisant tous les besoins exprimés. La libre concurrence d’un côté assure que les producteurs seront toujours incités à baisser leurs coûts de production afin de répondre efficacement à la demande des consommateurs ; les biens produits de l’autre côté « s’échangeront sur la base de leur utilité respective, librement appréciée par leurs seuls juges compétents, c’est-à-dire les échangistes libres qui éprouvent eux-mêmes le besoin auquel ces richesses répondent » 1854 . La répartition est donc subordonnée à la production, mais suivant l’hypothèse de la solidarité spontanée qui unit les producteurs et les consommateurs, rien ne s’oppose a priori à ce que tous les besoins soient satisfaits. Or, dès le début du XIXe siècle, le développement des premières crises de surproduction remettent en cause ces présupposés classiques : une production même importante des richesses ne suffit pas à pourvoir à tous les besoins. A. Schatz trouve chez J. S. Mill la réponse à cette aporie. Une répartition satisfaisante des richesses dépend des résultats de la production mais aussi du progrès moral de chacun. Plusieurs moyens s’offrent aux classes ouvrières pour améliorer leur condition économique et sociale : l’accès à la propriété individuelle en constitue un premier, l’association ouvrière un second. Mais ils présupposent l’acquisition autonome d’une éducation économique et politique suffisamment développée 1855 . Cependant, l’égalitarisme est loin de représenter un principe individualiste car comme l’ont montré B. de Mandeville, A. Smith, et comme le montre avec force J. S. Mill, le « besoin de supériorité » prévaut au sein de la société ; la hiérarchie sociale est inhérente à l’organisation économique. Comment dès lors concilier l’existence d’élites économiques et le progrès social supposé par la doctrine individualiste ? Si le désir d’inégalité correspond bien à une « tendance instinctive », elle repose aussi sur un instinct éduqué et non égoïste entraînant certes, la formation d’élites, mais d’élites acquises aux valeurs démocratiques favorisant le progrès économique et social. De plus, ce « besoin de supériorité » est au fondement même du développement économique. C’est pourquoi, l’Etat doit restreindre son intervention à la garantie des conditions du libre exercice des activités économiques. En fait, deux tâches lui incombent : d’une part, supprimer‘ « les obstacles qui s’opposent au jeu normal de l’ordre naturel et qui sont les diverses contraintes qui pèsent sur l’individu, du fait de sa faiblesse ou de son ignorance ou des institutions ou d’une maladroite réglementation »’, et d’autre part, accomplir ‘« son rôle propre de chef de communauté »’ 1856 . On ne saurait en effet attendre une égalité relative plus juste, qui ‘« diminue beaucoup moins du bonheur du riche qu’elle n’ajoute à celle du pauvre »’, formule qu’A. Schatz reprend de D. Hume, que du libre développement des activités économiques et non d’une intervention sociale imposée par l’Etat 1857 . Néanmoins, la doctrine individualiste ne se montre pas totalement hostile aux réformes sociales pourvu que celles-ci respectent le régime de libre concurrence et la propriété individuelle 1858 . C’est probablement J. S. Mill qui, selon A. Schatz, a été le plus loin en matière de réformisme social notamment en ce qui concerne le droit de propriété (sur la rente et l’héritage collatéral notamment). Aussi, A. Schatz se montre réservé sur cette partie de l’œuvre de J. S. Mill, mais elle a le mérite de démontrer ‘« l’élasticité du principe individualiste de propriété et les larges concessions qu’il autorise aux critiques parfois légitimes de ses adversaires, c’est quelle indique dans quel sens il est possible de chercher une conciliation entre les théories libérales et socialistes »’ 1859 .

L’analyse historique permet ainsi à A. Schatz de définir sa propre conception de l’individualisme économique, et plus généralement de la doctrine individualiste entendue dans un sens large, ce qu’il récuse et ce qu’il accepte. Il réfute d’emblée d’identifier l’individualisme au sentiment égoïste ; l’intérêt individuel prévaut sur toute autre motivation personnelle, mais il ne saurait se confondre avec la recherche de fins strictement individualistes en ce sens que l’individualisme prend précisément pour objet d’étude ‘« les rapports que l’homme réel entretient nécessairement avec ses semblables »’ et qu’il démontre en quoi la satisfaction des besoins individuels dépend des échanges économiques que chacun noue avec les autres membres de la société 1860 . L’individualisme économique synthétiquement se définit par une méthode expérimentale de laquelle l’économiste déduit les « lois naturelles » de l’organisation de la production et de la distribution des richesses. Loin de conclure à une coordination a priori des intérêts individuels, l’individualiste montre que le progrès social repose sur une éducation nécessaire des producteurs et des consommateurs, et, qu’il présuppose un ordre social inégalitaire. Enfin, l’individualisme n’est pas anti-étatiste pour la raison simple que le fonctionnement de l’organisation économique nécessite la tutelle de l’Etat. Au total, A. Schatz déduit deux principes génériques de l’individualisme : il explique, d’une part, la constitution de la société par des raisons « utilitaires », c’est-à-dire par les besoins qu’éprouve chacun de ses membres. Deux étapes sont distinguées dans le développement social : une première concernant la formation initiale de tout groupement social dont l’objectif « est de durer » ; une seconde relative à son amélioration possible ‘« à mesure que chacun de ses éléments qui la composent comprend mieux le profit qu’il retire de la vie commune et contribue de son chef à l’améliorer »’. Cependant, s’il y a une égalitéa priori des moyens, et, que le développement économique constitue un résultat attendu profitable à tous les membres de la société, il en émerge inévitablement une hiérarchie sociale. L’individualisme, d’autre part, suppose que l’évolution sociale dépend et dépend seulement des initiatives individuelles, comprenant au premier chef l’association libre. Il ne croit pas que le progrès économique relève d’une intervention raisonnée et réfléchie de l’Etat, mais des seules volontés individuelles. A ce titre, la référence à l’œuvre d’A. de Tocqueville s’impose pour A. Schatz qui a bien su montrer en quoi l’intervention excessive de l’Etat pouvait ôter à chacun l’idée même de responsabilité et d’initiative individuelles, et par conséquent, freiner le développement économique 1861 . Réfractaire aux interventions économiques et sociales de l’Etat lorsqu’elles contraignent la libre concurrence et le droit de propriété, l’individualisme économique ne se montre pas non plus systématiquement fermé à toute proposition réformiste. Cette ouverture permet-elle pour autant la réalisation de solutions de compromis possibles ? L’« individualisme aristocratique » d’A. Schatz va sur ce point poser problème.

Notes
1848.

A. Schatz [Ibid., pp. 40-42].

1849.

Pour A. Schatz, c’est dans l’ouvrage de B. de MandevilleLa Fable des abeilles ou vices privées, bienfaits publics que « se trouvent tous les germes essentiels de la philosophie économique et sociale de l’individualisme », A. Schatz [Ibid., p. 62].

1850.

A. Schatz [Ibid., p. 54].

1851.

A. Schatz [Ibid., p. 74]. « L’individu est donc amené [à] prendre souci du besoin social et à y adapter son effort, beaucoup plus sûrement que s’il avait l’intention altruiste et désintéressé de le satisfaire », A. Schatz [1922, p. 41].

1852.

Il va même jusqu’à écrire : « A. Smith a mis en forme et développé, comme elle le méritait, l’œuvre économique ébauchée par Hume  », A. Schatz [1907, p. 114-116].

1853.

A. Schatz [Ibid., p. 562].

1854.

A. Schatz [Ibid., p. 159].

1855.

Il faut pour A. Schatz que chacun « agisse librement et de lui-même, quitte à en subir les conséquences, sans être paralysé par la réglementation et l’armée de fonctionnaires par l’intermédiaire desquels l’Etat exerce sa puissance », A. Schatz [Ibid., p. 230].

1856.

A. Schatz [1922, p. 44]. On notera que cette seconde fonction de l’Etat comprend l’aide qu’il peut apporter aux « efforts d’individus isolés ou associés , tendant à améliorer eux-mêmes leur condition », A. Schatz [1907, p. 562].

1857.

A. Schatz [1907, p. 142].

1858.

A. Schatz [Ibid., p. 562].

1859.

A. Schatz [Ibid., p. 246].

1860.

Dans cette perspective, l’égoïsme entravera même le développement complet de l’organisation économique, et partant des membres qui la composent « puisque l’individualisme prétend amener chaque individu à son complet état de développement en lui faisant comprendre qu’il n’est rien et qu’il ne peut rien sans le concours des autres hommes, que leur bonheur et leur prospérité ont leur contre-coup sur sa prospérité et sur son bonheur, en élargissant par conséquent de plus en plus le domaine auquel s’étend son intérêt personnel », A. Schatz [Ibid., p. 559].

1861.

En 1922, A. Schatz constate l’état de « crise générale » de la société française. Il l’attribue à une double cause : d’une part, à l’augmentation des interventions de l’Etat en matière économique et sociale, et d’autre part, à la faiblesse des valeurs individualistes dans l’opinion publique ; la seconde cause étant complémentaire de la première. Il ne reste plus dès lors d’autres alternatives pour la société française, selon A. Schatz, que de « se pénétrer de la forte pensée individualiste des théoriciens de la démocratie libérale et chercher les principes de son action dans les pages prophétiques, dès 1840, d’A. de Tocqueville , notamment, signalait parmi les dangers qui menacent le plus gravement une démocratie l’incessant développement donné aux interventions abusives de l’Etat[…] qui ne cherche […] qu’à […] fixer [les citoyens] irrévocablement dans l’enfance », A. Schatz [1922, p. 257]. Voir aussi A. Schatz [1907, p. 352].