2.1) La critique du socialisme

Le socialisme ne se confond pas avec l’« étatisme », mais il y conduit inévitablement, ou du moins entraîne-t-il le développement croissant des actions économiques et sociales de l’Etat 1863 . Pourtant, A. Schatz ne s’oppose pas au socialisme pour cette raison. L’individualisme, lui aussi, bien que se montrant réticent à une intervention durable de l’Etat, reconnaît néanmoins le rôle « indispensable » de celui-ci en certaines occasions 1864 . Socialisme et individualisme ne se distinguent pas, deuxièmement, sur le principe de la réforme sociale, l’individualiste y adhérant même, bien que les deux doctrines se différencient sur les moyens et les objectifs des réformes qu’ils proposent. Troisièmement, l’individualisme et le socialisme inscrivent leur action dans la société démocratique 1865 . Enfin, l’un et l’autre recherchent aussi le développement de l’association ; celle-ci constitue un moyen de développement de « l’individualité », mais doit ne résulter que des seules initiatives individuelles et ne pas contraindre les libertés des associés 1866 . En ce sens, ces propriétés offrent en définitive peu de différence avec les associations du socialisme associationniste des années 1830-1848, ou du socialisme de M. Mauss, ou encore du coopératisme de C. Gide, mais s’en distinguent nettement lorsque ces dernières prennent un caractère « socialiste, révolutionnaire ou étatiste », à la fois parce que les associés supposent qu’ils vont par leur action collective transformer l’organisation économique afin de permettre l’émancipation des travailleurs et développer une économie égalitaire fondée sur le désintéressement 1867 . On aboutit à un premier point d’opposition : l’égalitarisme du socialisme qu’A. Schatz ne peut que récuser en ce qu’il ne repose sur aucun fait mais procède simplement d’une construction rationnelle et artificielle contrastant avec la tendance instinctive de l’homme. Parce que l’idée d’égalité ne représente pas une fin naturelle, constante et régulière des activités économiques, et, à ce titre, empiriquement observable pour l’économiste, A. Schatz en récuse le principe. Pour le socialiste, la société ne naît pas des besoins individuels, mais d’une action consciente et rationnelle de l’homme par laquelle il établit un état social égalitaire. Ne correspondant pas à l’« ordre naturel des sociétés », une telle organisation de l’économie conduira soit au rétablissement d’inégalités sociales constitutives du fonctionnement naturel de la production et de la distribution des richesses, soit à l’imposition de la contrainte individuelle afin de maintenir l’ordre social égalitaire.

Le deuxième et dernier point d’opposition tient à la fonction sociale que le socialiste assigne à la personne. Il amoindrit en effet l’autonomie et la responsabilité individuelles en confiant à une « autorité extérieure » la tâche d’organiser l’économie obligeant ainsi la personne à ‘« un certain genre de vie et une certaine condition économique »’ 1868 . Aussi, peut-on s’interroger sur la pertinence de cette critique dans la mesure où une tradition du socialisme, le socialisme associationniste notamment, compte moins sur l’intervention de l’Etat que sur les actions volontaires individuelles pour opérer le changement économique. Parfaitement d’accord pour partager ce point de vue, A. Schatz n’en croit pas moins que le socialisme, sous toutes ses formes, sera nécessairement contraint de faire appel à une « autorité extérieure » pour réaliser son but égalitaire.

En fait, au travers de ces deux problématiques, entre d’une part, le choix de l’égalité ou de l’inégalité sociale, et d’autre part, les rôles respectifs de l’Etat et de la personne, pointe une division beaucoup plus tranchée qui explique l’antinomie radicale du socialisme et de l’individualisme ; le premier en effet est « rationaliste » alors que le second « anti-rationaliste ». Le socialiste suppose en effet que ‘« l’individu est un être susceptible d’être gouverné par la Raison et la société peut être transformée par elle et adaptée de toutes pièces à un idéal moral »’. Or, si concevoir une fin morale, égalitariste, à l’organisation économique est une chose, l’appliquer en est une autre. Et, cette réalisation de l’idéal égalitaire ne saurait s’effectuer sans contrevenir aux « lois naturelles » de l’économie, car rappelle A. Schatz, ‘« une société est un phénomène naturel, « amoral », soumis à des lois propres de développement sur lesquelles la Raison n’a que très peu de prise »’ 1869 .

Aucun compromis dès lors ne peut réunir le socialisme et l’individualisme non pas tant pour les institutions économiques qu’ils promeuvent mais pour la dissension complète qui anime l’esprit socialiste et l’esprit individualiste. L’exemple de J. S. Mill est à ce titre patent pour A. Schatz. La doctrine de J. S. Mill, bien que marquée par une influence saint-simonienne certaine et une volonté de conciliation avec le socialisme, ne put en définitive arriver à ses fins, non pas que les réformes économiques qu’il proposait ne partageaient pas certaines similitudes avec les projets socialistes, mais parce que leurs intentions, l’une rationaliste, l’autre anti-rationaliste, s’opposaient totalement 1870 .

Aussi, par la force des choses, les réformes socialistes se destinent nécessairement à l’échec qu’elles agissent soit sur l’organisation de la production soit sur celle de la répartition. Les associations coopératives relevant d’une construction artificielle retournent inéluctablement à la « forme naturelle de toute entreprise ». Sur quels principes en effet reposent ces nouvelles institutions économiques que les coopérateurs entendent substituer à l’organisation capitaliste ? Elles visent premièrement, à transformer les règles de la production d’une part, par la suppression des intermédiaires, l’employeur et le capitaliste essentiellement, et d’autre part, par le partage égalitaire entre travailleurs de la valeur créée par le produit de leur travail associé ; et deuxièmement, à modifier les principes de la répartition en supprimant tous les revenus du capital (intérêt du capital, dividendes, etc.) afin de rémunérer à sa juste valeur la production du travailleur. Parce que le but égalitaire s’oppose aux « lois naturelles » de la production et de la répartition des richesses, les associations coopératives rétablissent nécessairement un principe hiérarchique dans leur mode d’organisation 1871 . Il existe une impossibilité de fait à organiser efficacement une organisation économique sur le désintéressement ou une fin morale. Seul l’intérêt individuel, conduisant à « l’optimisme et la foi [et] générateur d’énergie », permet une bonne gestion de l’organisation du travail. C’est parce qu’elles négligent ces « constatations expérimentales » que les réformes coopératives échouent et qu’elles continueront à échouer tant qu’elles refuseront de s’appuyer sur les résultats empiriques des règles de l’organisation économique 1872 .

Notes
1863.

Le socialisme tend « naturellement au collectivisme », A. Schatz [1907, p. 569].

1864.

Devant le manque d’éducation de certains « citoyens adultes », le seul recours est « d’user des moyens de coercition », mais il ne faut les employer qu’exceptionnellement car leur action est « peu efficace » et doit rester transitoire et qu’elle « appelle, pour porter tous ses fruits, l’assentiment des volontés individuelles et qu’il risque, par l’abus, d’émousser les initiatives, de masquer les responsabilités », A. Schatz [Ibid., p. 567].

1865.

N’y a-t-il pas une contradiction entre le principe inégalitaire individualiste et l’idée démocratique ? Non pour A. Schatz car les « élites recrutées dans tous les rangs de la société […] amènent peu à peu tous les individus à un état moralement et économiquement meilleur », A. Schatz [Ibid., p. 565].

1866.

A. Schatz [Ibid., p. 566].

1867.

C’est-à-dire une « société égalitaire où l’autorité patronale ferait place au sentiment personnel du devoir et où les rapports économiques reposeraient uniquement sur la sympathie et l’altruisme », A. Schatz [Ibid., p. 567].

1868.

A. Schatz [Ibid., p. 569].

1869.

C’est pourquoi, ajoute A. Schatz, « rompre brusquement une tradition parce que notre Raison ne la comprend pas, ce n’est pas toujours faire œuvre de progrès ; c’est souvent prouver que le rationnel s’oppose au raisonnable et méconnaître que l’organisation spontanée des sociétés a ses raisons que la Raison ne connaît pas », A. Schatz [Ibid., p. 569-571]. Il faut entendre par « tradition » non pas le désir de fonder l’organisation économique sur d’anciennes valeurs, aujourd’hui révolues ou dépassées, mais l’incarnation des règles économiques et sociales qui se sont maintenues dans la société.

1870.

Et A. Schatz de conclure : « il vient un moment où les deux tempéraments se heurtent ; on aperçoit la barrière infranchissable qui les sépare et qui les séparera toujours. Je crois donc pour ma part que ce conflit subsistera tant que la nature humaine sera ce qu’elle est, c’est-à-dire mettra aux prises le tempérament individualiste et le tempérament socialiste et que l’humanité connaîtra les actions et réactions successives qui marqueront le triomphe momentané d’une de ces tendances sur l’ autre », A. Schatz [Ibid., p. 571].

1871.

« Elle rémunérera des capitalistes, elle aura un chef, personnalité forte devant laquelle les autres auront été éliminés, les autres auront, de gré ou de force, abdiqué ; les travailleurs incapables auront été éliminés les autres seront rémunérés en raison des résultats de leurs efforts », A. Schatz [1922, p. 38].

1872.

A. Schatz [Ibid., pp. 29-30].