L’individualisme économique envisage néanmoins la possibilité de réforme sociale, et surtout, le recours à l’association libre, mais à la condition que son développement n’entrave pas à la fois la libre concurrence et la propriété individuelle 1873 . Aussi, toute réforme sociale nécessite-t-elle une recherche préalable des solutions praticables et certaines de conduire aux objectifs qu’elle se fixe 1874 . L’économiste individualiste ne se montre donc pas complètement hostile à l’action réformatrice ; ‘« il s’accommode »’, note A. Schatz, ‘« de certaines concessions aux systèmes adverses ; soit aux systèmes qui étendent la sphère d’action de l’autorité, soit à ceux qui prétendent adapter la société, par des réformes diverses, à un certain idéal moral, lorsque ces systèmes se proposent une fin individualiste et cherchent à la réaliser par des moyens qui ne mettent pas en péril les principes fondamentaux de l’individualisme »’ 1875 . Les Physiocrates, A. Smith et J. S. Mill entre autres, ont bien montré cette tendance réformiste parmi l’individualisme économique. Pourtant, la voie choisie par A. Schatz se révèle problématique pour au moins deux raisons.
La première tient à son refus de l’action désintéressée. L’individualisme vise au développement complet de « l’individualité » et celle-ci peut effectivement nécessiter la pratique de la justice ‘« au détriment, s’il le faut, de [l’] intérêt immédiat »’ de la personne, ou encore, de certaines formes de désintéressement‘« par la charité’ ‘, la fraternité’ ‘ ou l’altruisme’ ‘ »’. Mais il s’agira toujours d’actions réalisées pour un développement personnel et non pour le service d’autrui. Ainsi, le sacrifice individuel ne se conçoit que comme ‘« un moyen de culture morale et intellectuelle ; comme le fait pour l’individu d’avoir empire sur ses propres passions »’, c’est-à-dire visant au développement des capacités propres de la personne 1876 . Mais cette solidarité restera néanmoins incomplète dans la mesure où ‘« le bénéficiaire du sacrifice est dispensé par le fait même du sacrifice et de l’effort qui le rendraient meilleur »’ 1877 . A la solidarité coopérative, A. Schatz oppose la solidarité naturelle, inconsciente, d’une économie fondée sur la satisfaction des besoins individuels. La première parce qu’elle repose sur un échange unilatéral, et par conséquent, qu’elle n’offre pas les moyens du développement individuel, demeure insuffisante. La seconde, à l’inverse, pallie les défauts précédents en permettant par la seule action de l’intérêt individuel l’amélioration uniforme des membres de la société 1878 . Enfin, en ne valorisant que les actions solidaires, constituant le produit de motivations désintéressées, les réformateurs sociaux omettent de tenir compte des bénéfices économiques et sociaux que rendent à la collectivité les « individualités fortes non altruistes », principalement les chefs d’industrie, formant l’élite économique à laquelle le progrès économique est subordonné 1879 . En définitive, si A. Schatz se montre favorable à l’association libre, il s’agira toujours d’une association hiérarchique, fondée sur des valeurs de charité, de bienfaisance, etc. débouchant sur des relations sociales inégalitaires, et au sein de laquelle se recrute l’élite économique.
La seconde raison découle du point précédent. L’individualisme d’A. Schatz procède en effet d’un « individualisme aristocratique » qui n’est pas sans poser des difficultés quant à sa conciliation possible avec le principe d’association. Comment en effet l’intégrer dans une organisation économique immuablement inégalitaire ? S’agit-il d’une association fonctionnant à partir de règles hiérarchiques et ne reconnaissant pas l’égalité habituellement attachée aux associations coopératives (le principe « un homme, une voix ») ? La seule égalité acceptée par l’individualisme concerne l’égalité des moyens mais non celle sur la répartition des richesses comme l’invite à le faire E. Halévy. Bien entendu, il s’agit pour ce dernier d’une tendance et non d’une égalité stricte. A. Schatz récuse en fait les deux types d’égalité : celle relative au mode de fonctionnement de l’association, il s’établira inévitablement une hiérarchie au sein de toute organisation économique ; et celle correspondante au principe de distribution des richesses, l’individualisme assure simplement l’égalité « pour les individus dans les conditions d’exercice de leur activité et de leurs facultés » et se refuse d’opérer le moindre prélèvement sur les facultés individuelles les plus élevées. Quelles sont en définitive les raisons de ce rejet de l’idée d’égalité ? Elles tiennent d’une part, au fait que les « lois naturelles » de l’économie présupposent l’inégalité sociale, et d’autre part, que le besoin d’indépendance individuelle et de supériorité constitue une fin dominante des activités économiques. En outre, l’individualisme s’appuie sur des faits observables, suffisamment constants et réguliers pour prouver l’irréductibilité du principe inégalitaire. L’égalité, souligne A. Schatz, ‘« est au premier chef une création métaphysique de la Raison, puisqu’elle ne correspond à aucune donnée expérimentale et puisque tout dans la nature est inégalité »’ 1880 . Les institutions sociales ne doivent pas être établies à partir de projets d’organisation préétablis et rationnels mais à l’aune de leur utilité sociale, c’est-à-dire sur des règles économiques issues de l’évolution sociale, dont les producteurs et les consommateurs ont expérimenté le fonctionnement. Or, quels enseignements l’économiste peut-il en déduire ? Le but égalitaire ne correspond à aucun fait éprouvé et validé expérimentalement. L’inégalité est par conséquent inhérente à l’organisation économique comme l’a montré le courant de la « philosophie de la misère » et dont se revendique A. Schatz 1881 ; ce point constitue leur premier principe. Le second postule que la « misère », résultant de cet état social inégalitaire, possède une « valeur éducative », et à ce titre, constitue un moyen du progrès économique. Enfin, troisième principe, l’inégale répartition des richesses permet le développement économique en répondant au « désir de l’inégalité » de chacun 1882 .
Pour autant, le principe inégalitaire n’est-il pas rédhibitoire à l’idée démocratique à laquelle l’individualisme économique prétend souscrire ? En fait, le dilemme suivant se pose : ‘« ou bien l’inégalité entraîne pour la masse une somme de souffrances supérieure aux avantages de la vie sociale, et, en ce cas, s’impose le retour à la vie sauvage et à l’ascétisme, ou bien l’inégalité est compatible avec le bonheur de la masse, même de ceux au détriment de qui existe l’inégalité, et, en ce cas, il ne faut pas laisser les passions égalitaires compromettre la vie sociale »’ 1883 . Or, constate A. Schatz suivant les observations déjà effectuées par P. Leroy-Beaulieu, la répartition des richesses se caractérise dans la société contemporaine par une baisse des inégalités. L’existence d’élite économique ne s’oppose donc pas dans cette perspective aux valeurs démocratiques. Elle peut même les conforter en jouant un rôle économique, politique, social et moral en faveur de l’éducation des autres membres de la société. Là encore, le recours à l’histoire des doctrines individualistes va être précieux pour A. Schatz pour fonder son « individualisme aristocratique ». Il trouve d’abord, chez P. Leroy-Beaulieu notamment, sa raison économique montrant la contribution du capital, propriété des « individualités fortes », au progrès économique 1884 . Il se justifie ensuite pour une raison psychologique ; l’élite est l’initiatrice du progrès technique, et partant du développement économique. Le capital n’est que le résultat d’inventions‘ « des grands hommes […] qui bien souvent […] se mettent en opposition directe avec l’opinion du temps »’, stimulés par leur désir d’inégalité. Ce dernier point explique les faibles résultats à attendre en matière productive d’une économie socialiste égalitaire et désintéressée 1885 . L’« individualisme aristocratique » répond aussi à une raison sociologique. Vilfredo Pareto a apporté sur ce point un démenti crédible aux théories socialistes, marxiste principalement, postulant la séparation en deux classes sociales de la société. Il montre que loin de constituer un groupe social fermé et immuable, l’élite connaît des changements perpétuels suivant les positions politiques de chacun de ses membres. Aussi, c’est moins par les facultés morales ou intellectuelles que l’élite se forme que par son pouvoir d’imposer « par la force » les institutions sociales qui lui permettent d’occuper le haut de l’échelle sociale 1886 . Enfin, la conception élitiste trouve une légitimité philosophique dans les écrits notamment de Thomas Carlyle, d’Ernest Renan ou encore de Friedrich Nietzsche. La philosophie des « individualités fortes » de ce dernier assigne une double fonction aux élites : d’une part, s’affranchir de toutes les entraves qui empêchent une liberté individuelle complète, c’est-à-dire de la société, de l’Etat, de la religion, etc. ; la personne « doit tendre à être pleinement [elle]-même, à se découvrir une vocation et à la suivre en s’y donnant tout entier » ; et d’autre part, se servir ensuite de ses avantages acquis au développement social 1887 .
En définitive, la conciliation de l’« individualisme aristocratique » et de l’association pose un problème quasi-insurmontable. L’association représente en effet, pour A. Schatz, un ‘« groupement […] instinctif pour les faibles qui sont préparés à en subir la discipline par le sentiment’ ‘ même de leur faiblesse »’, et, un moyen ‘« insupportable aux individualités fortes qui tiennent par tempérament à l’indépendance et qui doivent pouvoir se développer librement »’ 1888 . Que devient dès lors l’utilité sociale de l’associationlibre, seule à même d’en faire une institution sociale éprouvée expérimentalement, au même titre que la libre concurrence et la propriété individuelle ? L’élite économique ne se développe pas par l’association mais en dehors, voire contre, celle-ci. La formation des « individualités fortes » implique en effet une éducation personnelle et indépendante s’opposant nécessairement au sacrifice individuel que suppose l’adhésion au groupement volontaire. Parce que l’association se fonde sur l’union des « plus faibles », elle ne peut satisfaire le « désir de l’inégalité » auquel aspire l’élite. L’individualisme, comme le souligne A. Schatz, accepte volontiers l’association, mais à la condition qu’elle soit un moyen de sélection des meilleures individualités et par conséquent conforte l’établissement d’une organisation hiérarchique de l’économie 1889 .
Cependant, A. Schatz, tout en maintenant une opposition forte à l’étatisme comme l’illustre L’entreprise gouvernementale et son administration, pourra aussi adopter dans des textes ultérieurs un point de vue individualiste beaucoup plus conciliant et social. En témoigne une contribution de 1909 à la Revue Internationale de l’Enseignement, intitulée « Economie politique et éducation » dans laquelle il juge favorablement l’associationnisme, notamment lorsqu’il prend la forme des coopératives de consommateurs. Constatant en effet d’une part, l’état de désorganisation de la production, et d’autre part, le développement de la question sociale causé par la croissance ‘« rapide du machinisme [et du] formidable essor de l’industrie’ ‘ au XIXe siècle »’, il impute deux fonctions essentielles aux consommateurs : économique d’un côté, et sociale de l’autre. La première doit les conduire à « faire la loi au producteur », c’est-à-dire les amener à prendre ‘« la responsabilité’ ‘ de l’orientation et de l’évolution de la production »’. Mais c’est davantage sur le rôle social du consommateur qu’A. Schatz va tempérer son « individualisme aristocratique » auquel il souscrivait deux ans plus tôt. ‘« Si donc »’, commente-t-il, ‘« le consommateur était informé des conséquences de son acte, de leur répercussion lointaine sur le sort des classes laborieuses, peut-être ferait-il céder son intérêt immédiat devant l’humanité, et peut-être les consommateurs associés’ ‘ pourraient-ils obtenir des producteurs’ ‘ une organisation meilleure du travail’ ‘ »’. Le « pouvoir souverain » n’est pas politique mais économique : il réside dans la prise de conscience des producteurs et surtout des consommateurs des conséquences sociales de leurs choix individuels 1890 . Dans cette perspective, l’antinomie radicale du socialisme et de l’individualisme ne tient plus pour au moins trois raisons 1891 . Individualiste et socialiste s’accordent que l’intervention autoritaire de l’Etat n’est pas une solution viable à la question sociale. Ils reconnaissent deuxièmement que celle-ci suppose le développement d’associations volontaires. Enfin, troisièmement, l’association constitue un moyen et la personne la finalité de la réforme sociale. La question reste posée alors du choix du mode d’organisation de la production et de la répartition des richesses que les associés décideront de suivre 1892 .
A. Schatz réfute d’emblée le principe de la réforme économique même s’il l’accepte par ailleurs lorsqu’elle ne remet pas en cause les fonctions du capital et du travail. L’organisation économique répond en effet de « lois naturelles », la propriété privée et la libre concurrence principalement, auxquelles l’association doit nécessairement s’adapter. Néanmoins, l’individualisme ne rejette pas toutes formes d’organisations collectives volontaires de la production ou de la répartition des richesses. Mais celles-ci ne peuvent pas premièrement, fonctionner sur une base égalitaire ; les « individualités fortes » rechercheront constamment à se différencier des autres associés et à introduire de nouveaux rapports hiérarchiques dans l’association ; et deuxièmement, opérer un traitement égalitaire des besoins individuels ; les capacités les plus élevées, poussées par leurs intérêts individuels, refuseront toujours de céder la part des richesses acquises grâce à leur effort personnel.
L’idée d’association s’inscrit donc dans les objectifs d’un « individualisme aristocratique ». Cependant, A. Schatz se défend d’encourager les inégalités sociales dans la mesure où les « élites » économiques dont il se fait le représentant sont acquises aux valeurs démocratiques des sociétés modernes. C’est d’ailleurs par l’association que les « élites » agissent en faveur du progrès social. Mais si leurs actions de charité et de bienfaisance relèvent du devoir social, l’intérêt individuel prévaut sur toute forme de désintéressement. Le besoin d’indépendance individuelle, ou encore le « désir de l’inégalité », constituent de fait des motivations supérieures aux fins généreuses de l’association.
La libre concurrence et la propriété individuelle trouvent leur légitimité dans l’« ordre économique spontané » qu’elles permettent de réaliser, A. Schatz [1907, p. 562].
Les réformateurs sociaux doivent s’obliger « à discerner ce qui [leur] est possible en matière de réformes sociales de ce qui [leur est] impossible » et apprendre que « l’action sociale véritablement efficace n’est pas celle qui se consume en efforts impuissants pour réaliser l’irréalisable, mais celle qui, connaissant bien le réel, travaille par un effort continu à en tirer le meilleur parti pour le bonheur des hommes », A. Schatz [Ibid., p. 190].
A. Schatz [Ibid., p. 198].
A. Schatz [Ibid., pp. 396-397].
A. Schatz [Ibid., p. 427].
Il s’agit, rappelons-le, d’une solidarité inconsciente pouvant à terme devenir volontaire, « d’être faibles et inégaux, pourvus par la nature non pas de droits mais de besoins, incapables de se passer les uns des autres et dominés sur le terrain économique non par la raison, mais par l’intérêt ou instinct de conservation », A. Schatz [Ibid., p. 562].
A. Schatz [Ibid., p. 427].
A. Schatz [Ibid., p. 518].
Courant philosophique née en réaction à la Révolution française de 1848, A. Schatz [Ibid., pp. 520-524].
A. Schatz conclut : « l’inégalité n’est pas un accident dans la vie des sociétés, mais une nécessité imposée à l’humanité dans son propre intérêt, le meilleur moyen qui lui soit donné d’user de ses facultés et de prospérer […] au profit de tous par une race supérieure, libre, intelligente et responsable », A. Schatz [Ibid., p. 524].
A. Schatz [Ibid., p. 518].
Voir 2nde partie, chap. 4.
« Toute l’histoire atteste que la bienveillance ne crée pas de nouvelles formes de richesse, mais borne son rôle à soulager les maux de la pauvreté. On a vu sans doute d’autres motifs que le désir de l’inégalité triompher effectivement de lui, mais chaque fois aussi on a vu rétrograder le travail productif et inversement, chaque fois que le travail productif s’est développé, ces autres motifs se sont éclipsés », A. Schatz [Ibid., pp. 528-530]. On notera que les deux principales références du principe psychologique sont Gabriel Tarde et William Hurel Mallock.
A. Schatz [Ibid., p. 533].
« Les élites que défend l’individualisme ont une mission à remplir et une utilité sociale à fournir, sous peine de déchéance et de mort : elles doivent payer leurs privilèges. Mises à même de devancer l’humanité sur la voie du Progrès, elles doivent revenir sur leurs pas pour rendre meilleur le sort des individualités faibles », A. Schatz [Ibid., p. 553].
A. Schatz [Ibid., p. 566].
C’est bien cette interprétation qu’A. Schatz choisit des écrits de F. Nietzsche lorsque ce dernier montre que le développement de l’aristocratie suppose inévitablement un droit à l’égoïsme car « les maîtres ont des devoirs. Celui de s’éduquer tout d’abord » ; ce n’est qu’ensuite qu’ils peuvent remplir leur « mission, qui est de servir le progrès commun », A. Schatz [Ibid., p. 546].
Il poursuit : « relisez seulement ces livres qu’on ne lit plus et qui devraient être nos livres de chevet, dans lesquels on devrait apprendre à lire à nos fils, qu’on devrait réciter à haute et intelligible voix devant les urnes électorales et afficher sur les murs du Parlement et des 36 000 communes de France : La Démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville et La France nouvelle de Prévost-Paradol », A. Schatz [1909, pp. 3-16].
Si on limite le socialisme au socialisme associationniste ou coopératiste tel qu’il est développé par P. Buchez, P. Leroux ou M. Mauss.
Voir P. Curty [1995, pp. 112-113].