Nous avons surtout abordé au cours des deux dernières périodes la question de l’association coopérative bien que la définition de celle-ci pour certains auteurs ici étudiés soit relativement large. Le coopératisme de C. Gide part d’une étude de l’association coopérative mais peut s’étendre aussi à l’association mutualiste, l’association civile (éducation, loisirs, etc.), etc. qui seront rattachées au développement du mouvement coopératif. De même, M. Mauss centre son analyse sur les coopératives de consommation, mais son « associationnisme » dépasse ce seul objet d’étude. Pour E. Halévy et A. Schatz, l’idée d’association, beaucoup plus abstraite, peut englober toutes les organisations économiques collectives. Aussi, il est a priori impossible de donner une définition précise du concept d’association 1893 , mais au moins deux points permettent d’en déterminer la nature possible.
Une fois de plus, l’étude de l’idée d’association effectuée sur ce troisième « temps fort » ne prétend à aucune exhaustivité, mais n’a pour ambition que de repérer les continuités et les ruptures entre les deux périodes précédentes. Un point marquant mérite d’être souligné dès à présent. Le développement possible d’une « République coopérative » semble avoir été complètement abandonné. L’économie ne peut suivre les mécanismes d’un principe d’organisation unique mais répond nécessairement d’une pluralité de modes institutionnels possibles non nécessairement convergents. Ce sont probablement les écrits de M. Mauss qui formulent cette thèse avec le plus de conviction lorsqu’il décrit l’économie d’une nation comme ‘« un complexe d’économies souvent opposées »’ parmi lesquelles figure l’économie coopérative.
L’association relève encore à la fois du principe d’organisation et du principe d’action. Elle constitue dans le premier cas un moyen économique visant efficacité économique, cohésion sociale et justice. Le socialisme de M. Mauss suit bien ces objectifs, prolongeant le coopératisme de C. Gide mais sans non plus adhérer à tous ses présupposés et à toutes ses conséquences. E. Halévy privilégie davantage les effets politiques que sont susceptibles de causer des producteurs associés. Il suppose ainsi, suivant en cela une tradition de pensée initiée par les saint-simoniens, puis prolongée par P. Leroux, P.-J. Proudhon, et C. Gide notamment, la nature conventionnelle des institutions économiques. Celles-ci ne sont que le produit de choix sociaux. Aucun obstacle ne s’oppose à ce que les producteurs associés décident volontairement et consciemment des règles économiques correspondantes aux fins qu’ils recherchent. M. Mauss part aussi des mêmes prémisses ; la coopération procède d’abord d’actions conscientes et volontaires des consommateurs recherchant la substitution des intérêts individuels par des intérêts collectifs. A. Schatz ne s’oppose pas a priori au développement de l’association à la condition que celle-ci demeure le produit d’actions volontaires non contraintes, mais il en récuse le principe lorsqu’il devient un moyen de transformation de l’organisation économique, tel est du moins l’utilisation qui en est faite par ses propagateurs, visant un but égalitaire. L’individualisme récuse d’emblée le postulat rationaliste sur lequel la doctrine socialiste se fonde ; l’association coopérative ne constitue pas en effet un moyen, selon A. Schatz, d’agir pour les associés consciemment et volontairement sur les règles d’organisation de la production et de la répartition ; celles-ci répondent à des « lois naturelles » sur lesquelles la « Raison n’a que très peu de prise ». En ce sens, même si le coopératisme de C. Gide n’est pas un socialisme, A. Schatz s’y oppose au moins pour sa portée politique recherchant à subordonner le capital au travail par le développement d’une solidarité consciente et réfléchie entre associés. Deux types de désintéressement se distinguent ainsi nettement au travers des auteurs ici étudiés.
Il en découle deux solutions possibles de la question sociale. Une première, soutenue par M. Mauss et E. Halévy, dans laquelle l’association constitue un moyen économique susceptible d’endiguer les inégalités sociales. M. Mauss prolonge ici de nombreux principes déjà développés par C. Gide, par le développement des coopératives de consommation. L’association des producteurs chez E. Halévy permet à la fois d’effectuer une distribution juste des moyens de production suivant les capacités de chacun des producteurs, et, de réaliser un partage égalitaire des richesses produites ou du moins correspondant à ce que chaque producteur s’estime en droit de réclamer pour satisfaire ses besoins. Si A. Schatz, deuxièmement, ne suit pas ces dernières alternatives, il ne se montre pas non plus totalement hostile aux principes de la réforme sociale et de l’association dans la mesure où d’une part, ils sont praticables, et d’autre part, respectent les fonctions respectives du capital et du travail. Les réformes sociales acceptées par A. Schatz restent par conséquent très éloignées de celles préconisées par M. Mauss et E. Halévy ; les premières s’inscrivent dans le fonctionnement normal d’une économie fondée sur la propriété privée du capital et la libre concurrence alors que les secondes, même si elles ne remettent pas en cause les institutions économiques du capitalisme, agissent directement contre elles. L’économie coopérative, pour M. Mauss, coexistera nécessairement avec des modes économiques contraires aux intérêts sociaux poursuivis par les associés tant que se maintiendront certaines représentations individuelles rattachées à l’économie capitaliste. C’est pourquoi, la réforme coopérative ne vise pas la suppression de la propriété privée du capital mais le développement de nouveaux droits sociaux susceptibles d’apporter une réponse efficace à la question sociale. Un système économique se compose toujours d’institutions économiques hétérogènes, souvent antinomiques, mais qui coexistent néanmoins de par les croyances individuelles auxquelles elles répondent. C’est dans cette même perspective qu’E. Halévy inscrit son principe d’association ; son développement en effet demande que les producteurs se défassent de leur « conception aristocratique de la société » et prennent conscience que la satisfaction de leurs besoins n’est pas le produit d’un ordre économique sur lequel ils n’auraient pas de prise mais bien le fruit de leurs propres volontés individuelles. L’association reste donc un moyen économique visant un objectif politique, l’organisation de la production et de la répartition des richesses à partir de choix individuels volontaires et conscients.
Aussi, l’association est surtout mise en valeur pour le changement des représentations individuelles et sociales qu’elle permet de réaliser. La solution à la question sociale ne proviendra pas d’une transformation institutionnelle mais d’une modification des croyances individuelles, c’est-à-dire du développement d’une nouvelle solidarité mutuelle entre producteurs-consommateurs pour M. Mauss, et, du rejet de la mentalité « aristocratique » de la part des producteurs pour E. Halévy. Si cette dernière problématique existe avant 1900, on pense notamment aux écrits de P. Enfantin, P. Buchez, P. Leroux ou encore de C. Gide, il est bien question en effet de promouvoir de nouvelles formes de désintéressement par l’association, elle s’affirme avec force chez M. Mauss et E. Halévy. Elle n’est pas suivie par des auteurs comme V. Considérant ou P.-J. Proudhon ; le premier parce qu’il suppose l’existence d’une « nature humaine » immuable à laquelle doit s’adapter le milieu social. La réforme sociale par conséquent induit une modification structurelle de l’organisation économique non un changement de valeurs du comportement individuel. Si on exclut ici P.-J. Proudhon c’est parce que le développement de l’« association mutuelliste » repose avant tout sur la capacité autonome de chacun des associés et non sur un apprentissage social, collectif et négocié. Aussi, P. Enfantin, P. Buchez et P. Leroux n’échappent-ils pas aux critiques que peuvent susciter leurs conceptions déterministes de l’évolution sociale ; à la période critique, doit succéder une période organique où prédominera l’association. La solution à la question sociale ne réside pas dans cette perspective dans les actions volontaires et désintéressées des membres de la collectivité puisqu’ils ne font qu’obéir à une fin sociale qui leur préexiste. En ce sens, la conception de P.-J. Proudhon, récusant tout finalisme, répond mieux à l’hypothèse d’un choix individuel volontaire et libre adoptée par C. Gide, M. Mauss et E. Halévy.
Voir le paragraphe 5.1 de l’Introduction générale.