L’étude historique de l’idée d’association illustre la récurrence des critiques adressées à l’orthodoxie économique ; critiques portant toutes dans des proportions variables sur le principe de l’intérêt individuel. Derrière la remise en cause de la concurrence ou bien de la propriété privée, se trouve toujours une réfutation de la prédominance de l’action intéressée à laquelle les économistes conditionnent l’explication des phénomènes économiques. Cela vaut autant sur les trois périodes étudiées pour P. Enfantin, V. Considérant, P. Leroux, P. Buchez, P-J Proudhon que pour L. Walras et C. Gide et que pour M. Mauss et E. Halévy. Aussi, les auteurs n’en sont pas restés qu’à la partie critique mais ont proposé des alternatives partageant ici toutes le principe commun de se fonder sur l’association. Existe-t-il, au-delà des critiques communes à l’encontre des catégories théoriques de l’économie politique, une raison qui nous permette de fédérer la pensée des auteurs étudiés ? Nous serons tentés de répondre par l’affirmative dans la mesure où tous les développements proposés supposent l’existence de formes de désintéressement dans le comportement individuel, montrant que l’économiste ne saurait faire abstraction des fins sociales qui sous-tendent l’action économique. La personne ne recherche pas simplement à maximiser sa satisfaction individuelle en ne tenant aucun compte du milieu social dans lequel elle agit, mais sait aussi limiter, voire sacrifier, ses propres fins pour s’engager volontairement dans des entreprises d’intérêt collectif. Il existe en ce sens une capacité réflexive propre à chacun, capacité morale pourrions-nous dire, d’adopter une certaine distance critique vis-à-vis de ses préférences individuelles au profit de préoccupations sociales ; cette compétence d’autonomie individuelle s’affirme réellement dans les écrits de P.-J. Proudhon ; on peut néanmoins la supposer présente dans les premiers développements du socialisme associationniste avec P. Leroux notamment. Cependant, l’action désintéressée n’est pas spontanée mais le produit d’un apprentissage progressif pouvant être à la fois économique et moral. Cette dernière perspective constitue une des voies ouvertes possibles, parmi d’autres, par les auteurs « associationnistes ». Si les économistes libéraux de la période 1842-1852, puis P. Leroy-Beaulieu et A. Schatz, reconnaissent la prédominance du principe de l’intérêt individuel, il ne possède pas la nature « égoïste » que lui prêtent ses critiques. Il répond aux « lois naturelles » de la production et de la répartition des richesses, permettant d’atteindre l’efficacité économique et la coordination des actions individuelles. En ce sens, l’association demeure un principe économique parfaitement valable s’il ne contrevient pas au libre jeu des intérêts particuliers. Cette dernière perspective n’exclut pas la possibilité de comportements désintéressés, c’est-à-dire de sacrifices individuels, à la condition qu’ils relèvent des seules initiatives volontaires individuelles.
En fait, à notre sens, l’opposition entre les économistes et ses critiques porte moins sur l’antinomie supposée de l’intérêt individuel et du désintéressement que sur l’antagonisme politique qu’elle sous-tend. Il s’agit en effet, à partir d’une redéfinition de l’action économique, d’opérer un changement des institutions sociales de l’organisation économique. Là encore, des différences marquées caractérisent les auteurs « associationnistes ». Néanmoins, ils remettent tous en cause dans une certaine mesure le déterminisme des « lois naturelles ». Les règles de l’organisation économique répondent pour partie des volontés individuelles, c’est-à-dire des fins que se donnent les membres de la société. Si donc les institutions sociales de l’économie sont le produit de choix individuels, pourquoi ne pas en créer de nouvelles susceptibles de conduire à la fois à une plus grande efficacité économique et justice sociale ? C’est bien à cet objectif politique que les auteurs ici étudiés se réfèrent, présentant de plus la spécificité, là aussi dans des proportions variables suivant les auteurs, de se baser avant tout sur des actions volontaires et non contraintes. Aussi, certains auteurs, on pense notamment au courant saint-simonien, n’échappent-ils pas à la critique du déterminisme ; les « lois naturelles » sont alors historiques et atténuent le volontarisme que sous-tend l’action associative.
Donc, deux enjeux complémentaires caractérisent l’idée d’association sur la période prise en compte. Un premier portant sur la théorie de l’action individuelle ; ne peut-on pas étendre à des fins sociales, ou désintéressées, les activités économiques ? L’action associative présuppose en effet l’existence d’un intérêt collectif subordonnant en partie les intérêts individuels. Un deuxième enjeu tient aux rapports entre le champ économique et le champ politique ; les activités économiques ne répondent-elles pas de choix volontaires au travers desquels les personnes peuvent agir sur le fonctionnement de l’économie ? 1895 Le développement de groupements volontaires vise en effet la transformation des règles soit de la production et de la répartition, soit uniquement de la distribution des richesses. Nous tentons dans une première partie d’esquisser une synthèse des écrits étudiés rattachant l’idée d’association à la notion de désintéressement (1).
Ce double enjeu trouve un écho certain avec les débats économiques théoriques et pratiques depuis au moins les années 1960 auxquels nous faisions allusion dans la partie introductive. On notera, premièrement, le développement de théories du désintéressement au sein même de l’analyse économique standard, mais elles se limitent à la théorie de l’action individuelle proprement dite. On soulignera, deuxièmement, les analyses portant sur la ‘« conception éthique de la motivation »’ 1896 parmi lesquelles on inclura entre autres celles d’A. Sen, d’A. O. Hirschman et de T. S. Schelling. Leur projet commun consiste d’une part, à récuser le postulat de l’intérêt individuel offrant une vision réductrice de la personnalité humaine, et d’autre part, à proposer une formalisation réaliste du comportement individuel intégrant motivations économiques et non économiques 1897 . Il semble en outre s’inscrire dans le cadre du double enjeu précédent, particulièrement dans l’œuvre d’A. O. Hirschman dans laquelle s’affirme explicitement la volonté d’intégrer à l’analyse économique les ‘« microfondements d’une société démocratique »’ 1898 . Aussi, s’intéressera-t-on pour la suite surtout aux développements de la socio-économie, ou sociologie économique, à laquelle ce présent travail se réfère, et spécifiquement aux développements récents de l’économie solidaire (2) que nous avons choisis de comparer aux études historiques réalisées (3).
Même si ces choix obéissent encore à des déterminismes sociaux.
A. Sen [1993 (1991), p. 7].
Voir le paragraphe 1 de l’Introduction générale.
A. O. Hirschman [1995, p. 329].