1) Les principes de synthèse de l’action désintéressée

Sans tenir compte ici des auteurs critiques du principe d’association, peut-on réunir autour de propriétés communes les écrits étudiés précédemment ? Deux points au moins rendent d’emblée cette synthèse difficile. Il s’agit, premièrement, d’écrits présentant un contenu hétérogène relevant de discours politiques ou économiques, de principes réformistes ou théoriques, etc. Ces divisions se retrouvent souvent dans la pensée même d’un auteur ; la condamnation par exemple d’A. de Tocqueville du socialisme dans le discours prononcé à l’Assemblée Nationale en 1848 ne traduit pas nécessairement son opinion réelle vis-à-vis des réformes socialistes, ou du moins, se montre-t-il beaucoup plus modéré dans ses engagements durant l’année 1848 que son allocution publique ne le laisse transparaître. La notion d’association, deuxièmement, ne revêt pas suivant les auteurs considérés la même signification. Un clivage politique important sous-tend la définition de l’association donnée par les courants réformistes et les économistes libéraux ; les premiers le plus souvent opposent l’économie associative à l’économie concurrentielle ; ils visent au travers du principe d’association la transformation de l’organisation économique. Les seconds identifient à quelques nuances près le principe d’association à l’échange économique contractuel (salariat, contrat de société, etc.) ; l’association n’est plus un moyen de changement économique mais de soutien du système économique de la concurrence et de la propriété privée. Aussi, nous ne tiendrons compte uniquement de la notion d’association rattachée à l’action désintéressée. Ce choix nous permet ainsi d’écarter un certain nombre d’analyses de l’association, réalisées essentiellement par les économistes libéraux. Cette dernière difficulté levée, il semble à notre sens que la nature variée des écrits étudiés ne constitue pas un obstacle majeur. Nous retrouvons plusieurs thèmes communs qui permettent d’évaluer les convergences et les écarts entre les pensées des auteurs considérés. De plus, cette synthèse pourra permettre d’effectuer l’étude par « récurrence » avec les développements contemporains de l’économie solidaire. Quatre grandes problématiques au moins transparaissent chez les auteurs « associationnistes ».

  1. L’action individuelle est volontaire et non contrainte et découle par conséquent d’un choix conscient et libre. L’association procède d’initiatives individuelles réfléchies en aucun cas imposées par des déterminants sociaux, politiques ou moraux. Est-ce que la subordination des intérêts individuels à l’intérêt collectif ne réduit pas néanmoins les libertés individuelles ? La réponse sera négative si la préférence donnée au but social sur les fins individuelles procède de choix volontaires et raisonnés. Suivant l’interprétation donnée des écrits de P. Enfantin, cette première propriété de l’action désintéressée pourra poser problème ; comment en effet concilier le sentiment philanthropique à la liberté individuelle ? La formule « à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres » n’introduit-elle pas un principe d’ordre dans l’organisation économique au travers duquel seul les plus capables bénéficient des avantages de l’action collective ? Deux options sont possibles : soit le sentiment social constitue effectivement une fin en soi remettant en cause la poursuite d’objectifs individuels et donc toute liberté d’action ; soit le désintéressement relève d’un moyen politique visant à mettre fin à l’antagonisme entre les intérêts individuels et l’intérêt général. A l’autre extrême, l’idée d’« association mutuelliste » développée par P.-J. Proudhon illustre parfaitement le caractère libéral de la pensée de l’association. On pourra noter que L. Walras partage complètement ce point de vue. En effet, montrant tous les avantages économiques, sociaux et moraux d’une économie mutuelliste, celle-ci doit rester pour P.-J. Proudhon une alternative facultative découlant des choix libres et volontaires des membres de la société. Parmi tous les auteurs « associationnistes » étudiés précédemment, P. Enfantin fait figure d’exception ; la liberté individuelle demeure un principe irréductible qui ne peut être sacrifiée que par un choix volontaire, propre à la personne concernée. L’action individuelle, ensuite, résulte d’une éducation économique et morale préalable ; éducation acquise en règle générale par la pratique associative. Si P. Buchez, P. Leroux, V. Considérant ou encore L. Walras, supposent explicitement l’existence d’un désintéressement spontané, il est nécessaire de le former et de le développer. Deux types d’apprentissage sont distingués : un apprentissage individuel d’abord ; la personne dispose d’une capacité critique à l’encontre de ses fins strictement individualistes et tient compte aussi de son entourage social. Elle sait ainsi dans une certaine mesure sacrifier son intérêt pour celui d’autrui ; cette dernière caractéristique est clairement formulée chez de nombreux auteurs comme P. Enfantin, P. Buchez, C. Gide, M. Mauss, voire A. de Tocqueville, mais il s’agira pour ce dernier d’un « intérêt bien entendu », c’est-à-dire d’un choix relevant encore de motivations intéressées. Elle est plus problématique chez P.-J. Proudhon et surtout chez L. Walras ; le sacrifice individuel n’est pas complètement exclu, s’il est facultatif, mais il s’agit avant tout de constituer une organisation économique répondant à des critères de justice, non à des valeurs fraternelles. Toutefois, il existe de nombreuses similitudes entre les deux groupes d’auteurs ; les critiques de L. Walras et plus encore celles de P.-J. Proudhon portant sur la notion de désintéressement pur échappent en grande partie aux auteurs « associationnistes » précédents en ce qu’ils reconnaissent entièrement le principe de l’intérêt individuel. N’y a-t-il pas cependant une contradiction entre d’un côté l’autonomie supposée de la personne, et de l’autre, l’existence dans certains écrits d’une conception déterministe de l’action individuelle ? P. Buchez et P. Leroux, à la suite de P. Enfantin, se réfèrent explicitement à un but social dépassant les intérêts particuliers ; quelle marge d’action en définitive la personne dispose-t-elle ? Le référent extérieur n’est pas conçu comme un principe autoritaire mais comme le produit de l’apprentissage auquel se soumettent les personnes par leur engagement d’associé. La solidarité ou le dévouement procèdent de choix à la fois volontaires et réfléchis résultant d’un processus critique et de jugement inhérent à la personnalité humaine. Cette alternative est suivie par P. Buchez et P. Leroux ; elle est plus problématique pour P. Enfantin.
  2. Il existe ensuite un apprentissage social ; il consiste à créer les conditions socio-économiques propices au développement d’actions désintéressées. C’est une des fonctions de l’association ; cette dernière constitue en effet un milieu social particulièrement bien adapté à la réalisation d’activités économiques répondant à des valeurs de solidarité. Il s’agit autant d’une éducation économique que morale. Cette dernière s’inscrit dans le cadre de relations sociales égalitaires même si pour des raisons d’efficacité économique une hiérarchie sociale est mise en place au sein des structures associatives. Il faut bien entendu modérer suivant les auteurs considérés d’une part, le degré de désintéressement induit par les pratiques associatives ; il est faible chez A. de Tocqueville, relevant de la doctrine de l’« intérêt bien entendu » et prononcé chez P. Buchez dénotant d’une morale du sacrifice. L’institutionnalisation d’une économie associative, d’autre part, ne constitue pas toujours un objectif unanimement partagé, ou du moins, offre-t-elle quelques nuances dans sa réalisation. Elle doit rester pour P.-J. Proudhon, ou L. Walras, une option facultative, entièrement libre ; si les autres auteurs « associationnistes » suivent les mêmes priorités, elles ne sont pas toujours exprimées explicitement ; le cas est patent chez P. Enfantin. Les écrits de P. Buchez et de P. Leroux, pourtant attachés au principe de liberté individuelle, n’en présentent pas moins certaines ambiguïtés, comme nous le rappelions plus haut, dans la mesure où ils postulent la généralisation prochaine et certaine, adoptant une philosophie de l’histoire héritée du saint-simonisme, de l’association.
  3. L’action individuelle, troisièmement, répond d’une pluralité de valeurs ; on les classera ici sous trois registres distincts. Economique d’abord ; la recherche de la satisfaction des besoins individuels matériels prévaut au sein de l’association. Cette caractéristique est particulièrement marquée dans la tradition du socialisme associationniste ; elle trouve ses raisons dans le contexte économique et social de la première moitié du XIXe siècle. Il s’agit en effet avant tout de garantir un minimum vital aux personnes les plus touchées par les inégalités économiques et sociales. Le désintéressement ne vaut qu’une fois atteint pour tous les membres de la société un certain niveau de vie économique. Le socialisme naît en réaction des effets de l’industrialisation rappelle E. Halévy. Il n’est pas qu’« utopique » en ce qu’il ne conduit à aucune application pratique ; le cas de P. Buchez en témoigneVoir M. Riot-Sarcey [1998].. Les saint-simoniens, les premiers, jusqu’à P.-J. Proudhon, bien que critique de la pensée socialiste, tentèrent d’apporter des réponses concrètes aux problèmes sociaux de leur époque. Elles pouvaient aller jusqu’à des actions d’engagement politique ou social. A ce titre, aborder leurs écrits à partir du thème de l’association en fournit une illustration topique. De plus, l’objectif de certains auteurs, P. Enfantin, P. Buchez, P. Leroux, V. Considérant, C. Gide et M. Mauss essentiellement, consiste à démontrer l’efficacité économique de l’action désintéressée. Mais cette dernière ne relève pas d’un désintéressement pur mais d’un désintéressement s’appuyant sur l’intérêt individuel. Telle est la perspective développée par P. Enfantin qui par la réalisation du principe d’association entend écarter les conséquences non voulues de la concurrence, à savoir les conflits d’intérêts, et faire bénéficier l’économie industrielle des effets d’émulation des rivalités entre producteurs dans l’organisation du travail. Prenant le parti adverse de la thèse du « doux commerce », développée au XVIIIe siècle par Montesquieu, Sir James Steuart ou encore le philosophe écossais John Millar, contemporain d’A. SmithVoir A. O. Hirschman [1980 (1977), pp. 50-75 ; 1984b]., les premiers réformateurs sociaux attribuent à l’intérêt individuel la cause des rapports sociaux conflictuels de cette première moitié du XIXe siècle. Ce ne sont plus les passions mais l’intérêt qui entraîne les inégalités sociales. C’est bien au contraire par le développement de « sentiments sociaux », inclus dans le champ des passions, que la société pourra de nouveau retrouver un développement économique et politique. L’économique fonde le politique, soulignent P. Enfantin et V. Considérant, mais à la différence des économistes classiques, ils supposent le désintéressement supérieur à l’intérêt individuel à la fois pour des raisons morales, mais surtout, et c’est sur ce point qu’ils se singularisent, en termes d’efficacité économique. On notera d’ailleurs que cette hypothèse se retrouve chez C. Gide, M. Mauss, et implicitement, chez E. Halévy. Registre social ensuite ; la personne prend conscience au travers de l’association de son appartenance à un groupe social auquel elle est redevable. Pour autant, l’inscription sociale du comportement individuel n’empêche pas la poursuite des intérêts particuliers. Les associés entreprennent des activités mutuellement profitables où chacun trouve un bénéfice supérieur au résultat induit par l’action individuelle. Néanmoins, un clivage important transparaît entre les auteurs « associationnistes » entre d’une part, ceux qui subordonnent l’intérêt individuel au désintéressement, comprenant surtout P. Enfantin à partir de ses écrits de 1829, P. Buchez, P. Leroux, C. Gide et M. Mauss ; et d’autre part, ceux pour lesquels l’intérêt individuel prévaut moins parce qu’ils postulent la naturalité de l’égoïsme, mais plus car il constitue un garant des libertés individuelles. On peut classer ici A. de Tocqueville, P.-J. Proudhon et L. Walras. Dans les deux situations néanmoins, intérêt et désintéressement sont combinés. Registre de justice, enfin ; il a pour partie liée à la capacité autocritique de la personne. L’action individuelle ne répond pas de déterminants « instinctuels », mais d’un processus subjectif autocritique et d’évaluation des fins recherchées. Cette fonction délibérative, attachée à la personnalité humaine, s’affirme réellement en premier lieu chez P.-J. Proudhon, bien que nous puissions en trouver des traces dans des écrits antérieurs, puis chez C. Gide, M. Mauss et E. Halévy. La recherche de l’égalité sociale en constitue le moteur principal. Deux solutions sont ainsi d’emblée rejetées. Il ne s’agit pas de développer la bienfaisance ou la charité dont l’objectif sous-jacent consiste d’une part, à établir un rapport de dépendance entre le donateur et le bénéficiaire, et d’autre part, à maintenir l’organisation sociale dans son état présent sans apporter de réelles solutions à la question sociale. Il n’est pas question enfin d’imposer un fonctionnement économique susceptible d’égaliser les conditions sociales individuelles, comme peut d’ailleurs s’interpréter une partie des écrits de P. Enfantin, mais de miser sur une prise de conscience personnelle de chaque membre de la société de la nécessité d’un état social égalitaire. Aussi, l’action désintéressée dans une acception limitée prend toute sa signification au travers de cette recherche individuelle de l’équité. C’est par son aptitude à tenir compte de la situation d’autrui que la personne affirme réellement ses motivations désintéressées. Celles-ci prennent des formes variées : le sentiment philanthropique chez P. Enfantin, le dévouement chez P. Buchez, la solidarité chez P. Leroux et C. Gide et l’échange-don chez M. Mauss. Le désintéressement n’est pas nié pour les autres auteurs, précédemment cités, mais soit parce qu’il s’inscrit dans une doctrine de l’« intérêt bien entendu », soit parce qu’il suppose un échange contractuel fondé sur la réciprocité des droits, à l’instar de P.-J. Proudhon, il constitue un choix non prioritaire et non nécessaire à l’action économique.
  4. L’action individuelle, enfin, s’inscrit dans une perspective politique. L’engagement associatif vise en effet la transformation de l’organisation économique. Il faut ici écarter les écrits d’A. de Tocqueville dans la mesure où leur contenu économique ne permet pas de statuer quant à la nature des conséquences induites par le développement associatif. Par ailleurs, même si L. Walras réfute le principe réformiste de la subordination du capital au travail, le développement des associations populaires coopératives entraîne la démocratisation des institutions économiques, c’est-à-dire la généralisation de la propriété du capital aux travailleurs. Il est bien question en ce sens d’opérer par l’association un changement économique au même titre que les réformateurs sociaux mais avec des objectifs divergents. Contre toute attente, c’est sur la question politique que la problématique de l’association offre les oppositions les plus marquées. La formation d’une économie associative implique en effet une remise en cause des institutions de l’organisation économique. Les socialistes associationnistes cherchent à établir un système économique composé d’organisations intermédiaires, à base associative, dans lesquelles à la propriété individuelle s’ajouterait une propriété collective sur leur fonds social. Les mêmes caractéristiques se retrouvent à quelques nuances près chez C. Gide ou M. Mauss. La transformation économique repose sur les initiatives volontaires, ou plus précisément, sur leur capacité politique, comme le souligne E. Halévy, à vouloir le traitement égalitaire des besoins individuels. Les mécanismes du système économique ne sont pas déterminés par le jeu de « lois naturelles » auxquelles les membres de la société sont obligés de se soumettre, mais bien le produit de leurs volontés individuelles et des fins auxquelles ils entendent collectivement organiser la production et la distribution des richesses. L’idée d’association permet ainsi de combiner considérations économiques et questions politiques. Cette propriété propre à la pensée de l’association explique pour partie la pluralité des auteurs ayant traité de ce thème. Aussi, les réformateurs associationnistes ne recherchent pas à supprimer la propriété individuelle mais les modes d’organisation de l’échange économique, parmi lesquels figurent le salaire et l’intérêt du capital.