2) L’économie solidaire

L’approche de l’économie solidaire s’inscrit dans le cadre d’une problématique générale sur le rôle des organisations économiques privées ne relevant ni des organisations privées marchandes, ni des institutions publiques. Ces réflexions débutent dès les années 1960 mais surtout à partir des années 1970 aux Etats-Unis avec le développement de la notion de « tiers-secteur » donnant lieu à l’émergence des théories des organisations privées non lucratives (Non-Profit Organizations) 1901 . Celles-ci analysent dans une perspective économique la fonction et le comportement des organisations privées « that are prohibited from distributing a monetary residual » 1902 . Elles supposent l’existence de trois formes institutionnelles principales : les entreprises privées (For-Profit Organizations), l’Etat (et les institutions publiques), et, les organisations privées non lucratives formant un ensemble étendu et hétérogène. La production des biens et services sera ainsi confiée à ces dernières lorsque premièrement, les consommateurs ne pourront pas évaluer correctement les caractéristiques (qualité et quantité essentiellement) du produit fourni par les producteurs ; cette asymétrie informationnelle encourage les consommateurs à choisir les produits des organisations privées non lucratives dans la mesure où appliquant la contrainte de non-distribution du profit, elles ne seront pas incitées à profiter des opportunités induites par l’information supplémentaire qu’elles détiennent sur les demandeurs 1903 . Les échecs du marché expliquent donc l’établissement des organisations privées non lucratives. Les consommateurs pourront aussi éventuellement prendre le contrôle de la production afin de s’assurer d’une production satisfaisante des biens et services demandés 1904 . Enfin, les organisations privées non lucratives bénéficieront d’un apport de dons supérieurs aux organisations marchandes ; le donateur en effet désirant augmenter la qualité et la quantité des biens et services produits ne pourra pas vérifier si son don sera efficacement utilisé dans l’organisation en bénéficiant. C’est pourquoi, les organisations non lucratives, appliquant le principe de non-distribution du profit, seront plus enclines à suivre les prescriptions du donateur n’ayant aucun intérêt à adopter un comportement déviant. Les consommateurs, deuxièmement, insatisfaits du niveau de production et de la variété des biens publics pourront s’adresser au secteur privé en finançant par leurs dons les organisations privées non lucratives 1905 . De plus, l’Etat sera incité à la fois pour baisser ses coûts de production 1906 , et, pour répondre à toutes les demandes exprimées, lorsque celles-ci sont hétérogènes, à déléguer sa production aux organisations privées non lucratives. Dans les deux cas précédents, l’échec du gouvernement (governmental failure) à satisfaire les consommateurs explique l’existence des organisations non lucratives.

Aussi, l’approche de l’économie solidaire, à l’instar des autres courants du « tiers-secteur », est critique à l’égard de cette analyse micro-économique des associations 1907 . Nous retiendrons ici deux points de désaccord. D’une part, la prédominance donnée à l’intérêt individuel dans les théories des Non-Profit Organizations ; ce défaut paraît d’autant plus problématique lorsqu’il concerne l’association reconnue comme un phénomène social où se mêlent facteurs « économique, éthique et politique » 1908 . Et d’autre part, l’analyse néoclassique présuppose à la fois une séparation tranchée entre les institutions publiques, les organisations non lucratives, et les entreprises marchandes en même temps qu’elle subordonne l’existence des associations aux deux autres formes institutionnelles. Or, autant l’évolution historique des groupements volontaires au cours du XIXe siècle que leur résurgence actuelle dans la société française depuis au moins le milieu des années 1970 s’opposent à ce rapport hiérarchique de l’Etat et du secteur marchand sur l’association. Cependant, si l’analyse microéconomique de l’association semble prévaloir aujourd’hui, d’autres approches, principalement européennes (anglaise, belge, allemande et française surtout), se sont développées depuis la fin des années 1980, adoptant d’emblée une perspective interdisciplinaire 1909 . Elles rassemblent toutes les études portants sur la notion de « tiers secteur » (third sector), désignant les organisations privées situées entre le secteur public et le secteur privé marchand. Bien que marquées par des différences historiques, culturelles et juridiques entre autres, ces organisations sont supposées détenir suffisamment de propriétés communes qui puissent permettre de les regrouper sous le terme générique de « tiers secteur » 1910 . L’économie solidaire prend ainsi une part active à ce mouvement s’inscrivant plus spécifiquement dans ce qu’A. Evers nomme l’approche du « pluralisme de la protection sociale » visant à ‘« élaborer une vision élargie des interactions entre les organismes du tiers secteur et d’autres sphères et institutions des Etats providence modernes »’ et tenant compte aussi des dimensions économiques, politiques et sociales de la constitution et de l’évolution des organisations du « tiers secteur » 1911 .

Enfin, on ajoutera un troisième courant de pensée, celui de l’économie sociale ou encore de la « nouvelle économie sociale », présentant d’importantes affinités avec l’ approche précédente 1912 . Les organisations du « tiers secteur » sont appréhendées soit du point de vue de leurs propriétés institutionnelles et juridiques à partir desquelles on distingue les mutuelles, les coopératives et les associations ; soit à partir de leurs caractéristiques communes en discernant d’une part les objectifs poursuivis, et d’autre part, leurs règles internes de gestion. Quatre principes essentiels, se référant à l’expérience des Equitables Pionniers de la Rochdale, en sont généralement déduits 1913 .

Socio-économie, sociologie économique, « nouvelle sociologie économique », économie sociale et « nouvelle économie sociale » constituent autant de champs auxquels peut être rattachée l’économie solidaire. Est-ce que son projet politique de ‘« réinscrire la solidarité’ ‘ au cœur de l’économie au lieu d’en corriger les effets selon les méthodes propres de l’Etat’ ‘ social »’, de combiner en somme une solidarité redistributive et contrainte à une solidarité associative et volontaire, ne remet pas en cause son insertion dans le courant de la sociologie économique ? 1914 Nous sommes ici tentés de répondre négativement dans la mesure où, s’il est bien question de changement politique, l’objectif de l’économie solidaire est aussi de proposer une explication des phénomènes économiques, en l’occurrence le développement d’institutions intermédiaires combinant fins économiques et fins politiques, à partir de catégories sociales, ou du moins d’éléments économiques et non économiques. Le principe de réciprocité introduit par Karl Polanyi, auquel se réfère l’économie solidaire, permet en effet de rendre compte de l’émergence et du fonctionnement des organisations étudiées au moyen de fondements sociaux, se démarquant explicitement des explications couramment avancées par l’analyse économique. Il ne s’agit pas uniquement d’opérer une transformation politique de l’organisation économique, mais aussi d’exposer les dimensions économiques et sociales auxquelles répondent les institutions étudiées par l’économie solidaire. En ce sens, les propositions théoriques qui en découlent offrent des convergences certaines avec les deux propriétés fondamentales de la sociologie économique avancées par Mark Granovetter. L’explication de l’action individuelle, premièrement, ne peut pas faire abstraction des déterminants sociaux qui la sous-tendent. Les institutions sociales, deuxièmement, n’ont pas la nature spontanée que leur prêtent les économistes mais sont construites socialement 1915 .

L’économie solidaire se fonde ainsi sur deux hypothèses essentielles lui servant à décrire le développement récent, depuis les années 1960, au sein des sociétés européennes contemporaines de pratiques sociales principalement associatives et coopératives 1916 . Une première se réfère au principe économique de réciprocité défini par K. Polanyi afin de rendre compte des activités économiques étudiées par l’économie solidaire (2.1). La seconde propriété répond à une finalité politique en définissant les institutions de l’économie solidaire comme des micro-espaces publics formés à partir de projets communs, relevant d’actions privées volontaires et n’ayant pas un but lucratif à titre principal (2.2). L’économie solidaire est donc conduite à introduire des éléments politiques dans le champ économique, non pas parce qu’elle poursuit un objectif de justice sociale, mais car l’évolution des pratiques associatives l’amène à effectuer un tel constat ; elle se définit ainsi ‘« comme l’ensemble des activités contribuant à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens »’ 1917 . S’il y a bien une volonté explicite d’action politique sur l’organisation économique par la promotion d’une solidarité associative, celle-ci ne fait que valider a posteriori un phénomène social propre à la société contemporaine. Autrement dit, l’économie solidaire repose effectivement sur un fondement normatif, mais résultant du constat empirique effectué sur le développement récent d’un « associationnisme civique » 1918 . Comment faut-il comprendre l’articulation de l’économie à la politique ? Par quels moyens en définitive l’économie solidaire entend-elle agir sur l’organisation économique ? Elle vise par l’action associative le rattachement de la répartition à la production, c’est-à-dire que les organisations solidaires, à la différence de nombreuses organisations de l’économie sociale, ne doivent pas seulement agir sur la redistribution des richesses mais aussi sur les modes d’organisation de la production, en substituant au fonctionnement marchand une gestion réciprocitaire de l’économie 1919 . L’institution d’organisations économiques basées sur le principe de réciprocité ne doit s’entendre que comme une demande de reconnaissance de la part des membres de la société, consommateurs et producteurs confondus, de pouvoir entreprendre une activité économique en dehors des règles marchandes 1920 .

Notes
1901.

Les premières contributions à la théorie des Non-Profit Organizations portent sur les fonctions et les comportements des institutions hospitalières dans les années 1960 aux Etats-Unis (voir notamment J. N. Newhouse [1970]). Dans les années 1970, les organisations éducatives et artistiques, en croissance constante, attirent à leur tour l’attention des économistes. En fait, les Non-Profit Organizations vont aussi bien comprendre les associations non lucratives (correspondant à la loi 1901 française) que les partis politiques, les syndicats, les compagnies d’assurance, les clubs privés. Elles appliquent toutes la contrainte de non distribution du profit, c’est-à-dire que les excédents obtenus ne doivent pas être versés à titre privée à des membres ou non membres et doivent être réinvestis dans le fonctionnement de l’organisation, voir H. Hansmann [1987], E. James et S. Rose-Ackerman [1986], B. A. Weisbrod [1987 ; 1988] et E. James [1990].

1902.

E. James et S. Rose-Ackerman [Op. cit., p. 4].

1903.

Il s’agit dans la théorie principal-agent soit d’un phénomène d’antisélection pour lequel le consommateur (principal) ne peut s’assurer si la qualité du bien ou du service produit correspond effectivement au prix affiché, soit d’un aléa moral où l’acheteur (principal) est incapable de contrôler le type de comportement de l’offreur (agent) compte tenu des caractéristiques du produit fourni.

1904.

Cette théorie du Consumer Control s’appuie en partie aussi sur la théorie précédente de l’échec de marché (Contract Failure Theory), voir H. Hansmann [Op. cit., pp. 10-30].

1905.

L’Etat étant supposé produire une quantité et une variété de biens publics correspondantes aux choix de la majorité de la population.

1906.

L’Etat doit en effet recueillir une information importante, augmentant ses coûts de bureaucratisation, que de plus petites structures peuvent obtenir à moindres frais.

1907.

J.-L. Laville [2001, pp. 81-84]. Voir E. James et S. Rose-Ackerman [Op. cit., pp. 19-30], E. James [Op. cit.] et surtout C. Badelt [1990] pour une critique détaillée de cette approche.

1908.

A. Caillé et J.-L. Laville [1998, p. 5]. « Le rôle des organisations n’est donc perçu qu’à travers leur fonction de production de biens et de services, laissant dans l’ombre d’autres dimensions. Intégration sociale ou participation démocratique sont des enjeux ignorés », J.-L. Laville [Op. cit., p. 82].

1909.

La publication de l’ouvrage The Third Sector : comparative studies of nonprofit organizations en 1990 par W. Seibel et H. K. Anheier constitue à ce titre une étape importante, H. K. Anheier et W. Seibel [1990a].

1910.

Pour W. Seibel et H. K. Anheier, le « tiers secteur » est rattaché en France aux coopératives, mutuelles et associations de l’économie sociale. Il est le « non-statutory sector » en Grande-Bretagne, le « gemainwirtschaftliche unternehmen » en Allemagne, etc., W. Seibel et H. K. Anheier [1990b, p. 7].

1911.

A. Evers [1997].

1912.

Voir C. Vienney [1994].

1913.

Voir M. Marée et M.-A. Saive [1984], J. Defourny et S. Mertens [1999] et E. Bidet [2000, pp. 590-592].

1914.

J.-L. Laville [1994a, p. 285].

1915.

Dans cette perspective, l’économie solidaire manifeste bien sa capacité en se fondant « sur des conceptions alternatives de l’action, de la rationalité de celle-ci et de l’origine des institutions […] à contribuer à la compréhension [des] phénomènes économiques », P. Steiner [2000, pp. 27-29.].

1916.

J.-L. Laville [Op. cit., pp. 13-29 ; 1995, pp. 70-73 ; 2001]. La coopération et l’association, généralement distinguées par leurs statuts juridiques, procèdent pour J.-L. Laville, d’un principe commun : « le renouveau coopératif et associatif valide l’hypothèse de l’appartenance de ces deux structures juridiques à un même ensemble ». De même, les expériences récentes ont montré que les mutuelles, autant que les coopératives, n’ont pas pour objectif premier la distribution de leurs excédents, mais un « objectif de satisfaction d’un intérêt général ou d’un intérêt mutuel ». Les organisations de l’économie solidaire relèvent ainsi de l’économie sociale en ce qu’elles « privilégient la constitution d’un patrimoine collectif par rapport au retour sur investissement individuel et adoptent des statuts qui restreignent l’appropriation privée des résultats », J.-L. Laville [2001, p. 98 ; pp. 100-101].

1917.

J.-L. Laville [1999, p. 127].

1918.

J.-L. Laville [2001, p. 84].

1919.

Cette possibilité d’allier au sein d’une même organisation objectifs de production et de répartition tient aussi pour partie de l’évolution des conditions socio-économiques contemporaines et non pas seulement des seules initiatives individuelles. La tertiarisation de l’économie a en effet permis, notamment dans le tertiaire relationnel, de multiplier les occasions de concertation et de négociation directes entre producteurs et consommateurs dans la production à partir desquelles peuvent se mettre en place des rapports d’échange réciprocitaire, B. Eme et J.-L. Laville [2000b, p. 310].

1920.

Il s’agit en effet d’une « demande de légitimation de l’initiative indépendamment de la détention d’un capital », J.-L. Laville [1994a, p. 30].