2.1) Une économie réciprocitaire

K. Polanyi est réputé pour sa critique de l’orthodoxie économique montrant l’erreur commise par les économistes lorsqu’ils réduisent les motivations individuelles à une « psychologie de marché » 1921 . La croyance que le fonctionnement de l’organisation économique puisse être assuré par la seule institution marchande en coupant l’économie de la politique prend sa source dans le libéralisme économique du XIXe siècle ; c’est en effet à cette période qu’émerge l’idée du « marché autorégulateur ». L’anthropologue, observant la diversité des organisations économiques des sociétés non marchandes, ne peut que se porter en faux contre ce présupposé ; les rapports économiques restent dépendants du cadre institutionnel dans lequel ils se développent. Deux conséquences en découlent : d’une part, l’ échange marchand s’intègre nécessairement au sein d’une structure sociale qui en détermine en partie l’organisation 1922  ; et d’autre part, les facteurs économiques ne peuvent à eux seuls régir le fonctionnement économique d’une société 1923 . C’est pourquoi, K. Polanyi propose, sur la base d’études empiriques comparatives, non pas un mais quatre principes économiques définissant les « formes d’intégration » d’une société 1924 .

Le modèle de l’échange, d’abord, correspond à des « mouvements de va-et-vient » de produits entre les personnes et les groupes. Trois types d’échanges sont ainsi répertoriés : les échanges opérationnel, décisionnel et intégratif. L’institution du marché fonctionne à partir de l’échange intégratif décrivant les ‘« mouvements de l’appropriation de l’échange à un taux négocié »’ 1925 . Le fonctionnement de l’échange marchand présuppose d’une part la liberté contractuelle, et d’autre part, l’antagonisme des intérêts des parties contractantes dans la mesure où elles recherchent par l’échange l’obtention d’un gain maximum. Le modèle de la redistribution, ensuite, décrit les ‘« mouvements d’appropriation en direction d’un centre puis de celui-ci vers l’extérieur »’. Son organisation suppose l’existence d’une institution centralisatrice par laquelle soit par la contrainte, soit par « libre consentement », les produits économiques sont réunis 1926 . Le modèle de la réciprocité, troisièmement, définit les ‘« mouvements entre points de corrélation de groupes symétriques »’. Il repose sur la présence au sein de l’organisation économique de groupes symétriquement ordonnés 1927 . K. Polanyi montre, à l’instar de M. Mauss dans l’« Essai sur le don », la prédominance dans les sociétés non marchandes des échanges réciprocitaires dans lesquels les parties engagées affirment davantage leur souci de l’équité plutôt que de leur intérêt personnel ; tout est fait pour décourager ‘« the manifestations of economic self-interest in the give-and-take relations of reciprocity »’ 1928 . Enfin, le dernier modèle de l’administration domestique est défini comme une forme d’autoproduction afin de ‘« produire et d’emmagasiner pour la satisfaction des besoins des membres du groupe »’. Il suppose l’institution du groupe clos pouvant aussi bien être la famille, le lieu ou encore le pouvoir politique 1929 . La réalisation de l’échange, de la redistribution, de la réciprocité et de l’administration domestique nécessite a priori l’existence des institutions du marché, de la centralité, de la symétrie et du groupe clos. L’importance donnée à chacun de ces comportements économiques dépend donc de la configuration institutionnelle dans laquelle ils s’inscrivent.

Cette taxinomie des actions économiques permet à K. Polanyi de dépasser l’hypothèse de la naturalité du marché, et par extension, du principe de l’intérêt individuel qui lui est rattaché. Les pratiques de réciprocité et de redistribution (et d’administration domestique) ont précédé historiquement l’idée de « marché autorégulateur ». En outre, si la tentative a été faite durant la Révolution industrielle anglaise d’organiser sur la base du seul marché la production et la distribution des richesses, elle s’est vite trouvée confrontée à un mouvement contraire d’« autoprotection de la société » d’où un ensemble d’institutions émergèrent afin de contrer les effets négatifs induits par l’autonomisation de la sphère économique 1930 . L’organisation économique ne doit pas être pensée à partir de la seule institution marchande, mais sur la base de la coexistence des principes de réciprocité, de redistribution et d’échange. Par conséquent, l’économie politique ne saurait réduire les finalités de l’action économique aux mobiles du profit (profit motives) et doit considérer sur le même plan les motivations non économiques induites par les principes de réciprocité et de redistribution. En somme, rien ne s’oppose à ce que la production et la répartition des richesses répondent à la fois de fins intéressées et désintéressées 1931 . L’économie solidaire va reprendre à son compte cette dernière proposition.

Les activités de cette dernière présentent en effet la propriété de n’être ni imposées comme peut l’être le principe de la redistribution, ni dépersonnalisées comme le sont les échanges marchands contractuels. Pour autant, elles n’excluent pas ‘« la course au pouvoir, les stratégies personnelles, les comportements bureaucratiques ou autoritaires »’ 1932 . En fait, l’action désintéressée constitue bien la dominante des organisations solidaires mais elles ne peuvent non plus faire abstraction de l’intérêt individuel 1933 . Elles empruntent donc autant au principe du don par l’entremêlement de l’intérêt individuel et du désintéressement, qu’au principe de réciprocité en instituant des échanges économiques personnalisés. Le choix de procéder à des échanges réciprocitaires est motivé d’une part, parce qu’ils permettent de conserver dans l’activité économique la référence à des valeurs communes, et d’autre part, car ils répondent d’un besoin de développer une solidarité volontaire et non redistributive, directement ancrée dans la sphère productive 1934 . Ils expliquent dans le même temps pourquoi les organisations de l’économie solidaire relèvent en premier lieu de l’économie non monétaire, c’est-à-dire d’actions bénévoles, d’entraides mutuelles, etc. Mais se refusant à tout découpage sectoriel, J-L. Laville montre que leur fonctionnement peut être modélisé à partir des quatre principes économiques définis par K. Polanyi 1935 . De plus, leur organisation rend inévitable la mixité des ressources à la fois non monétaires, marchandes et non marchandes (revenus de la redistribution). On pourrait contester la viabilité des organisations solidaires si effectivement leur efficacité économique n’était pas reconnue. Or, les études empiriques réalisées sur la croissance associative prouvent indéniablement leur potentialité à créer des richesses, ajouté au fait qu’elles assurent ‘« une répartition plus équitable de celles-ci »’ 1936 .

Le principe de réciprocité présente ainsi un double avantage. Premièrement, il permet de dépasser les difficultés soulevées par l’explication néoclassique des organisations sans but lucratif les subordonnant au fonctionnement des entreprises privées et des institutions publiques ; elles relèvent en effet essentiellement d’actions volontaires et désintéressées. Les activités de l’économie solidaire, deuxièmement, induisent une pluralité de finalités, socialement construites dans ‘« un mouvement qui part du sentiment’ ‘ éprouvé d’une insuffisance institutionnelle pour aboutir à la défense de biens communs » ’propres aux personnes engagées 1937 . De nouvelles formes d’organisation de l’économie, toujours localisées, se mettent ainsi en place ; producteurs et consommateurs établissent ensemble de manière concertée l’organisation de la production et de la répartition des richesses.

Notes
1921.

K. Polanyi [1983 (1944), p. 73].

1922.

« Les relations sociales de l’homme englobent son économie. L’homme n’agit non pas dans le but de protéger son intérêt individuel et à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux, etc. Il n’accorde de valeur aux biens matériels que pour autant qu’ils servent à cette fin », K. Polanyi [Ibid., p. 75].

1923.

Voir M. Godelier [1974].

1924.

« Forms of integration thus designate the institutionalized movements through which the elements of the economic process – from material resources end labor to the transportation, storage, and distribution of goods – are connected […] as diagrams representing the patterns made by the movements of goods and persons in the economy, whether these movements consist of changes in their location, in their appropriation, or in both  », K. Polanyi [1977 (1964), p. 35]. K. Polanyi récuse le postulat suivant lequel l’organisation économique résulte de l’agrégation des comportements individuels ; les finalités de l’action économique dépendent du cadre institutionnel dans lequel elle s’inscrit : ainsi, « the effective functioning of forms of integration depends upon the presence of definite institutional structures, and it has long been tempting for some to assume that such structure are the result of certain kinds of personal attitudes. Adam Smith ’s « propensity to truck, barter, and exchange » is perhaps the most famous example. It is not true, however, that individual acts and attitudes simply add up to create the institutional structures that support the forms of integration », K. Polanyi [Ibid., p. 37].

1925.

L’échange opérationnel décrit un « changement de lieu en passant d’une main à une autre » et l’échange décisionnel « les mouvements d’appropriation de l’échange à un taux fixe », K. Polanyi, C. Arensberg et H. Pearson [1975 (1957), pp. 245-248].

1926.

K. Polanyi, C. Arensberg et H. Pearson [Ibid., p. 247] et K. Polanyi [1983 (1944), p. 81].

1927.

K. Polanyi, C. Arensberg et H. Pearson [Ibid., p. 245].

1928.

K. Polanyi [1977 (1964), p. 39].

1929.

K. Polanyi [1983 (1944), pp. 83-85]. On notera par ailleurs que ce dernier modèle de l’administration domestique une première fois développé dans La Grande Transformation, n’est pas repris ensuite dans Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, ni dans The Livelihood of man, mais réapparaît dans Dahomey and the Slave trade (1966).

1930.

K. Polanyi [Op. cit., pp. 179-285].

1931.

L’erreur économique (economistic fallacy) consiste à décrire les mobiles d’action « either « material » or « ideal » and that the incentives on which everyday day life is organized necessarily spring from the material motives. It is easy to see that under such conditions the human world must indeed appear to be determined by material motives […] Other motives, in contrast, will appear distant and shadowy –ideal- since they cannot be relied upon to operate in the vital business of production », K. Polanyi [1977 (1964), p. 11].

1932.

J.-L. Laville [2001, p. 72].

1933.

Elles sont ainsi des « mixtes complexes de désintéressement et d’intérêt », J.-L. Laville [Ibid., p. 105].

1934.

Les pratiques de l’économie solidaire « renouent avec l’élan associatif de la première moitié du XIX e siècle en mettant au cœur de leur passage à l’action économique la référence à la solidarité , entendue comme réciprocité démocratique », J.-L. Laville [Ibid., p. 112].

1935.

« Il est important de noter que les associations […] ne relèvent pas d’un secteur à part qui serait organisé seulement autour du don et du bénévolat. En effet, si elles sont le fruit d’une impulsion réciprocitaire, leur évolution peut conduire à renforcer l’importance en leur sein des autres principes, en particulier ceux du marché et de la redistribution  », J.-L. Laville [1997, p. 146].

1936.

J.-L. Laville [1999, p. 177]. L’emploi associatif pour le cas de la France, selon l’enquête réalisée par le programme Johns Hopkins de comparaison internationale du secteur sans but lucratif, en équivalent temps-plein représente 4,9 % des emplois rémunérés pour l’année 1995, auquel il faut ajouter le travail bénévole estimé légèrement supérieur en termes d’emplois (équivalent temps plein) au travail rémunéré (soit 1 010 000 emplois alors que le travail salarié emploie 960 000 personnes). De 1990 à 1995, l’emploi associatif a progressé de 19,6 % alors que l’emploi global baissait de 0,7 % (E. Archambault [1999, p. 14.]). Deux limites cependant doivent être notées ici : premièrement, les associations comptabilisées dans l’enquête Johns Hopkins ne relèvent pas toutes d’organisations de l’économie solidaire. Et, deuxièmement, ces dernières ne prennent pas toutes la forme associative (il faudrait en effet y intégrer certaines coopératives, régies de quartier, organismes financiers, etc.).

1937.

J.-L. Laville [1994a, p. 300].