Les activités de l’économie solidaire ne participent pas seulement au renouvellement du fonctionnement économique des sociétés contemporaines mais aussi à leur organisation politique. Elles ouvrent en effet l’accès à des « espaces publics de proximité » au moyen desquels les personnes trouvent la ‘« capacité à se faire entendre et à agir en vue d’un changement institutionnel »’ 1939 . Leur spécificité tient à ce que ces micro-espaces publics relèvent à la fois des socialités primaire et secondaire et s’inscrivent ni dans la sphère marchande, ni dans la sphère étatique 1940 . Bien que reposant sur des interactions sociales personnalisées, présupposant donc une appartenance commune a priori, elles ne se réfèrent pas aux « appartenances naturelles » que sont la famille ou le groupe professionnel par exemple, dans la mesure où elles se fondent sur des actions volontaires donc sur des valeurs non héritées.
Les pratiques de l’économie solidaire traduisent pour J.-L. Laville, la « capacité auto-réflexive » du consommateur, du producteur, ou du salarié manifestant leur volonté d’engager publiquement les débats autour de problèmes sociaux auparavant restreints à la sphère privée. Elles interrogent directement le fonctionnement de l’Etat-providence et des organisations marchandes à répondre à certaines demandes économiques, sociales et politiques 1941 . Ainsi, la perspective de l’économie solidaire s’inscrit d’emblée dans la problématique des théories contemporaines de la démocratie soulevée notamment par Jürgen Habermas depuis surtout les années 1980 1942 . Comment organiser démocratiquement une « société fonctionnellement différenciée » ? 1943 Les revendications politiques, souligne J. Habermas, depuis la fin des années 1960, portent moins sur la transformation de l’économie capitaliste ou du système étatique mais davantage sur la « domestication démocratique » de préoccupations relevant du « monde vécu » des membres de la société, c’est-à-dire de domaines propres à la sphère privée. Ainsi, se font jour des « espaces publics oppositionnels » prenant la forme de groupements volontaires au travers desquels s’expriment la volonté de publiciser des besoins privés 1944 . Les attentes sociales relatives au salariat déclinent au profit de valeurs non spécifiquement liées à l’organisation du travail (féminisme, écologie, etc.) 1945 . L’espace public s’étend ainsi aux lieux de socialisation créés par la société civile et dépasse le champ couvert par les actions de l’Etat social 1946 . Deux revendications essentielles sont mises en avant : d’une part, la diffusion de l’égalité sociale et des libertés individuelles, et d’autre part, la démocratisation de l’appareil bureaucratique de l’Etat. Les actions de l’économie solidaire s’inscrivent parfaitement dans ce dernier registre, mais entendent aussi agir directement complémentairement à l’Etat sur les problèmes qu’elles mettent au jour dans la mesure où premièrement, elles questionnent directement la capacité de l’Etat-providence à prendre en charge certains besoins individuels, et deuxièmement, elles proposent volontairement d’en assurer le traitement élargissant ainsi les limites de l’espace public. Pour autant, les initiatives de la société civile ne sauraient se suffire à elles-mêmes requerant l’appui d’activités marchandes et surtout le soutien financier de l’Etat. De ce point de vue, les prérogatives de l’économie solidaire suivent fidèlement les prescriptions avancées par J. Habermas pour qui les organisations de la société civile ne peuvent en aucun cas occuper ‘« la place d’un macrosujet, privilégié par une philosophie de l’histoire, qui [doit] contrôler la société dans son ensemble et en même temps agir légitimement en son nom »’ 1947 . C’est pourquoi, le développement d’une économie associative et solidaire est nécessairement autolimité 1948 .
Bien évidemment, la conception de la société démocratique de J. Habermas n’est pas dénuée de critères normatifs, particulièrement lorsque est postulée la supériorité des associations libres de citoyens sur le pouvoir étatique ; l’idéal démocratique en effet repose d’abord non sur un Etat social développé mais sur la formation d’un « pouvoir communicationnel » fondé sur un réseau horizontal d’associations volontaires dans lesquelles sont débattues publiquement les fins de la société démocratique que l’Etat aura pour fonction de réaliser 1949 . La tâche des espaces publics ainsi constitués n’est donc pas la prise de décision politique mais la discussion des problèmes d’intérêt général et les résolutions possibles qui serviront à guider l’action du pouvoir étatique. Les valeurs d’une société démocratique, selon J. Habermas, ne répondent pas d’une détermination a priori, mais constituent le produit de débats publics entre des citoyens se reconnaissant comme égaux, suffisamment informés et confrontant leurs arguments mutuels à une évaluation rationnelle. Ces derniers mettent en avant les problèmes ressentis comme essentiels dans la sphère privée ignorés des « pouvoirs institués ». L’espace public ne s’oppose pas aux intérêts propres de la sphère privée, mais en constitue au contraire le complément essentiel 1950 .
La formation d’espaces publics autonomes ne vise pas la prise du pouvoir politique mais un rééquilibrage entre le « pouvoir communicationnel » que constituent les groupements volontaires de la société civile, et, le système organisationnel de la société comprenant d’un côté l’économie de marché et de l’autre l’appareil étatique. En ce sens, les initiatives de l’économie solidaire recherchent autant le changement politique que l’acquisition des compétences d’autonomie de la personne qui ne trouvent pas sous l’action des « pouvoirs institutionnalisés » les opportunités de leur développement 1951 . La socialisation de besoins privés auxquels répondent la création de ces « espaces publics de proximité » porte ainsi directement à conséquence sur l’organisation économique. Ce n’est plus tant sur l’institution salariale que les revendications s’expriment mais davantage sur la reconnaissance de nouvelles activités économiques fondées sur une conception non marchande du travail (bénévolat, etc.), ou bien encore sur les capacités des consommateurs à élaborer avec les producteurs, au travers de structures associatives, les produits adaptés à leurs attentes réelles. Le développement des organisations de l’économie solidaire témoigne d’une « politisation de la vie quotidienne », s’inscrivant dans un mouvement politique plus général des sociétés démocratiques contemporaines de redéfinition de l’espace public 1952 . Par conséquent, relèvent de l’économie solidaire, toutes les initiatives visant à la ‘« construction institutionnelle d’activités économiques reposant sur la réciprocité’ ‘, qui résultent de la confrontation pluraliste des expressions (émanant de salariés, de bénévoles, d’usagers, etc.) et engendrent de nouvelles formes de dialogue social »’ 1953 . Parce que ces actions de la société civile d’une part complètent, par le développement d’une solidarité volontaire, la solidarité redistributive, et d’autre part, renforcent « l’apprentissage de la vie publique », l’économie solidaire ne cherche pas à diminuer mais à parfaire les interventions de l’Etat social. Elles apparaissent dès lors, selon J.-L. Laville, comme des réponses adaptées aux changements socio-économiques des sociétés contemporaines en apportant des solutions possibles à la question sociale, en développant de nouvelles formes d’organisation du travail (combinant salariat et bénévolat), et en créant de nouveaux liens civils et civiques.
J.-L. Laville [Ibid., p. 29].
J.-L. Laville [Ibid., p. 29].
Pour A. Caillé, la socialité primaire se définit comme le « rapport social dans lequel la personnalité des personnes importe plus que les fonctions qu’elles accomplissent » alors que la socialité secondaire comme le rapport social « soumis à la loi de l’impersonnalité […] dans lequel les fonctions accomplies par les personnes importent plus que leur personnalité », A. Caillé [1998, p. 78].
J.-L. Laville [2001, p. 118].
Voir entre autres la nouvelle Préface à l’ouvrage L’espace public (1962).
Voir Raisons pratiques [1992, p. 7].
J. Habermas [1988, p. 170].
On assiste ainsi à l’émergence « d’une société cultivée dans laquelle se multiplient les espaces publics autonomes, capables de faire un contrepoids subversif aux espaces publics imprégnés par le pouvoir et hautement organisés », J. Habermas [Ibid., p. 170].
La société civile comprend « ces regroupements volontaires hors de la sphère de l’Etat et de l’économie qui vont des églises, des associations et des cercles culturels, en passant par des médias indépendants, des associations sportives et de loisirs, des clubs de débat, des forums et des initiatives civiques jusqu’aux organisations professionnelles, aux partis politiques, aux syndicats et aux institutions alternatives », J. Habermas [1993 (1962), p. 31]. J. Habermas distingue d’une part, l’espace public proprement dit ne comprenant ni institution, ni organisation, mais défini comme un « réseau permettant de communiquer des contenus et des prises de position, et donc des opinions ; les flux de la communication y sont filtrés et synthétisés de façon à se condenser en opinions publiques regroupées en fonction d’un thème spécifique » ; et d’autre part, la société civile en question composée de « ces groupements et ces associations non étatiques et non économiques à base bénévole qui rattachent les structures communicationnelles de l’espace public à la composante « société » du monde vécu […]. Le cœur de la société civile est donc constitué par un tissu associatif qui institutionnalise dans le cadre d’espaces publics organisés les discussions qui se proposent de résoudre les problèmes surgis concernant les sujets d’intérêt général », J. Habermas [1997 (1992), p. 387 ; p. 394].
J. Habermas [Ibid., p. 399].
J.-L. Cohen et A. Arato [1993, p. 57].
Mais si l’objectif de J. Habermas est bien de proposer une conception normative de l’espace public, il en accepte la critique et la remise en cause éventuelle. Voir P. Ladrière [1992, pp. 34-35].
J. Habermas [Op. cit., p. 386].
J.-L. Laville [2001, pp. 118-120].
J.-L. Laville [Ibid., p. 117]. Pour J. Habermas, « les utopies de la société du travail sont dépassées au profit de l’élément utopique contenu dans les procédures démocratiques elles-mêmes. Cette utopie procédurale vise les structures et les conditions d’une formation de la volonté radicalement pluraliste, largement décentralisée, créatrice de complexité », J. Habermas [1988, p. 170].
J.-L. Laville [1994a, p. 305].