3) Une mise en perspective historique de l’économie solidaire

3.1) Des ressemblances certaines entre l’économie solidaire et la pensée « associationniste »

La confrontation des écrits passés sur l’idée d’association et de l’économie solidaire contemporaine permet de repérer les points de convergences marquants. Bien entendu si on ne peut pas rattacher tous les auteurs considérés au champ de l’économie solidaire, on sera ici tenté d’effectuer un double rapprochement. Un premier avec le courant large du socialisme associationniste dans lequel on peut inclure P. Buchez, P. Leroux, V. Considérant et M. Mauss malgré toutes les différences que présentent leurs écrits ; et, un second avec le coopératisme de C. Gide. Nous pouvons l’étendre dans une certaine mesure à la pensée d’E. Halévy mais non à celles de P. Enfantin et de P.-J. Proudhon ; le premier pour le caractère autoritaire de sa doctrine économique et le second, d’une part, pour ses critiques importantes du principe d’association, bien qu’il l’ait intégré ensuite dans sa théorie de la mutualité, et d’autre part, pour son « individualisme anarchiste » 1954 incompatible, semble-t-il, avec la notion de solidarité, introduite par P. Leroux, et à laquelle l’économie solidaire se réfère.

Trois points contribuent d’emblée à effectuer le rapprochement de cette pensée « associationniste », envisagée ici au sens large, et les perspectives ouvertes aujourd’hui par l’économie solidaire. Elles se sont toutes deux développées dans un contexte de crise économique et sociale. Les réformateurs sociaux à partir de 1830, étudiés précédemment, sont les premiers à poser le problème social en ces termes ; comment en effet assurer dans le champ économique l’égalité prônée dans le champ politique depuis la Révolution française de 1789 ? A cela s’ajoutent les conséquences des crises économiques périodiques affectant le pouvoir d’achat des travailleurs, déjà faible, par la baisse des rémunérations salariales et la hausse des prix des biens de première nécessité 1955 . Les pratiques de l’économie solidaire constituent un mouvement de la société civile réagissant au recul de l’Etat-providence et à la progression du chômage. Aussi, n’est-ce pas contre la seule inefficacité des activités économiques marchandes que les initiatives solidaires contemporaines se sont développées mais aussi contre l’inefficacité de l’Etat à assurer la prestation de nouveaux besoins sociaux 1956 . La pensée « associationniste » et l’économie solidaire abordent ensuite les phénomènes économiques à partir des mêmes présupposés méthodologiques. Il s’agit pour la première d’inscrire les relations économiques dans leur environnement social ; si les économistes classiques ont axé leur système sur la libre concurrence et la seule propriété privée du capital, c’est qu’ils ont occulté les dimensions sociales des phénomènes économiques et cru que le développement économique ne reposait que sur la poursuite de l’intérêt individuel. De même, la sociologie économique aujourd’hui, dont l’économie solidaire se revendique, donne une « perspective sociologique […] aux faits économiques » 1957 . Nous modérons néanmoins plus loin ce dernier rapprochement, surtout pour les premiers auteurs « associationnistes » en ce qu’ils rattachent l’idée d’association à des composantes économiques fortes. Enfin, la pensée « associationniste » et l’économie solidaire partagent l’objectif de développer une synthèse combinant le principe d’égalité et le principe de liberté par le principe de « fraternité » ou encore de « solidarité mutuelle », c’est-à-dire d’établir une organisation économique fondée sur le désintéressement tout en préservant les fonctions propres de l’intérêt individuel. La pensée « associationniste » autant que l’économie solidaire pensent ainsi « l’égalité dans la différence et la liberté » 1958 . Ce principe synthétique suppose la supériorité intrinsèque de la solidarité ou de la fraternité sur la liberté et la contrainte ; c’est pourquoi, l’action collective ne relève pas d’un choix imposé mais volontaire et autonome par lequel se combinent fins intéressées et désintéressées.

Identités des contextes, des méthodes et des objectifs, le rapprochement historique peut aussi s’effectuer par une brève analyse comparée entre les quatre principes de synthèse développés dans la première partie précédente et les propriétés des institutions de l’économie solidaire. Les activités de l’économie solidaire, premièrement, relèvent d’initiatives volontaires et libres. Ce point ne prête à aucune ambiguïté ; les institutions solidaires se constituent en effet au-delà des communautés primaires (domestiques, etc.) et en deçà du champ étatique. Elles forment autant de micro-espaces publics mais en dehors de la contrainte du pouvoir politique. L’économie solidaire mise, deuxièmement, sur les engagements désintéressés des personnes (bénévolat, etc.). Pour autant, elle reconnaît le caractère hybride de l’action individuelle se basant à la fois sur l’intérêt individuel et le désintéressement. Cependant, les comportements solidaires priment sur les objectifs utilitaires à défaut de quoi les institutions du « tiers-secteur » perdraient le sens des projets qui les fonde. Les organisations de l’économie solidaire visent, troisièmement, un objectif économique et social à la fois ; économique par la réponse qu’elles apportent aux crises contemporaines en créant de nouveaux emplois et en soutenant financièrement les personnes touchées par la pauvreté et l’exclusion apparues dans le dernier quart du XXe siècle ; social ensuite par la recherche de la cohésion sociale à partir du développement de comportements solidaires entre les personnes impliquées. Par l’intermédiaire de ces deux objectifs, les activités considérées poursuivent aussi un but de justice, à savoir d’égalité sociale. Enfin, quatrièmement, les organisations solidaires s’inscrivent dans le cadre de l’action politique visant à partir d’initiatives volontaires et libres, non une transformation complète, mais une modification de l’organisation économique en introduisant aux côtés de la solidarité redistributive et de l’échange marchand, une solidarité réciprocitaire 1959 . Mais au-delà de ces similitudes, on pourra noter aussi plusieurs points critiques qu’une analyse comparée ne manque pas de soulever et sur lesquels on se propose ici de situer l’économie solidaire.

Notes
1954.

A. Schatz classe en effet P.-J. Proudhon dans le champ de l’« individualisme anarchiste » pour avoir fait de « l’émancipation de l’individu vis-à-vis du gouvernement » l’objectif de sa doctrine économique, c’est-à-dire où « chaque individu se gouvernera lui-même, organisera sa vie économique par autant de contrats individuellement passés qu’il sera nécessaire », A. Schatz [1907, pp. 501-502].

1955.

Les crises répétitives se succèdent jusqu’à la fin des années 1870 (1828-32, 1839-40, 1847, 1855-56, 1861-62, 1867-68). L’économie française entre ensuite dans la grande dépression jusqu’à la fin du XXe siècle.

1956.

J. Defourny, L. Favreau et J.-L. Laville [Op. cit., p. 34].

1957.

« Il s’agit d’affirmer que l’activité économique peut être abordée comme une activité sociale », J.-L. Laville et B. Levesque [Op. cit., p. 207].

1958.

B. Théret [1999, p. 47].

1959.

« L’économie solidaire , conçue comme une forme de démocratisation de l’économie et non comme une résurgence de la philanthropie , peut donc articuler les dimensions réciprocitaire et redistributive de la solidarité pour renforcer la capacité de résistance de la société à l’atomisation sociale », B. Eme et J.-L. Laville [2000a, p. 373].