3.2) Les questions de la pensée « associationniste » à l’économie solidaire

1. La portée politique de l’économie solidaire semble a priori plus limitée que certains projets réformistes passés. Elle tient pour partie à d’évidentes raisons contextuelles. Le faible poids de l’Etat social au XIXe siècle fournit en effet au moins une des causes de ces différences entre projets politiques. A ce titre, C. Gide, encore dans les années 1880, suppose possible le développement d’une « République coopérative », mais paraît en grande partie abandonner ce programme après 1900. De même, M. Mauss dans ses premières années dans la coopération partage l’objectif avec C. Gide de l’avènement prochain d’une économie coopérative, mais l’écarte rapidement, comme il le reconnaîtra trente plus tard, le jugeant par trop irréaliste. Il n’en reste pas moins, comme l’illustre le « Manifeste de la coopération » écrit en 1921, que C. Gide, rédacteur de ce texte, autant que M. Mauss, signataire du Manifeste, contestent les prérogatives de l’Etat et entendent leur substituer l’action plus efficace de la coopération, même s’ils prennent actes des interventions croissantes, surtout économiques, de l’Etat 1960 . Par opposition, l’économie solidaire place son action dans le champ de la production, apportant des réponses à des besoins non satisfaits par la production marchande et la solidarité redistributive, mais elle ne recherche pas à se substituer aux interventions étatiques 1961 . En ce sens, les initiatives de l’économie solidaire participent au renouveau du « discours de la société civile », récusant les « projets fondamentalistes » recherchant à supprimer, ou du moins à abaisser au minimum, le poids des activités marchandes et étatiques, au profit de ‘« mouvements de démocratisation auto-limités, qui cherchent à étendre et à protéger des espaces de liberté négative et de liberté positive, à recréer des formes égalitaires de solidarité, sans pour autant entraver les processus d’autorégulation économique »’ 1962 . Les initiatives de la société civile sont autant d’actions collectives visant à limiter les prérogatives de l’Etat, et par conséquent, recherchent l’établissement d’une solidarité combinant la solidarité redistributive des interventions sociales de l’Etat et la solidarité mutuelle ou démocratique dont sont porteuses les institutions de la société civile.

Aussi, le but de l’économie solidaire sur ce dernier point est beaucoup plus proche des idées développées par C. Gide et de M. Mauss que celles de P. Buchez ou encore de P. Leroux. Une différence non négligeable en effet apparaît entre l’économie solidaire contemporaine et le premier socialisme associationniste. Les initiatives de la première relèvent ni de l’échange marchand, ni de la redistribution publique mais d’actions volontaires. Or, si on peut effectuer le parallèle ici sur la nature des activités économiques poursuivies, dominées par des valeurs de désintéressement, entre les deux courants de pensée, leurs finalités divergent sur un point majeur. Il ne s’agit pas pour le socialisme associationniste de laisser l’indépendance tout en hiérarchisant les sphères marchande et publique, mais de subordonner celles-ci, c’est-à-dire de les organiser directement par le principe d’association. Le concept de « loi naturelle » que les saint-simoniens ne manquent pas de critiquer chez les économistes classiques, ressurgit dans leur conception historiciste et organiciste de la société. Ils supposent en effet la possibilité d’une détermination « objective » de l’histoire et des fins de l’organisation sociale. Ils tentent ainsi ‘« de tracer selon la science elle-même un ordre universel où soient inclus les commandements de l’idéal humain »’ ; l’association est posée dès lors comme un « lien organique pouvant unir les hommes » et vers lequel toute société se destine 1963 . Cette conception déterministe, dont on retrouve les traces chez P. Enfantin, peut expliquer l’existence de ces « projets fondamentalistes ». Les premiers socialistes associationnistes, et particulièrement P. Buchez et P. Leroux, se démarquent que partiellement de cette conception finaliste comme on l’a souligné précédemment. L’association représente encore dans leurs premiers écrits, peu éloignés de leur période saint-simonienne, la fin vers laquelle l’organisation économique évolue nécessairement. Mais ils échappent à cette critique aussi par leur souci de préserver les libertés individuelles ; l’association n’est plus une « fin en soi » mais un principe facultatif procédant d’initiatives entièrement volontaires et libres des membres de la société. Ainsi, s’ils abandonnent par là même leur conception déterministe de l’évolution sociale, ils conservent encore leurs « projets fondamentalistes » ; l’économie associative constitue en effet une possibilité qu’ils supposent réalisable. Le socialisme, selon A. Schatz, par définition, ne s’oppose pas à l’individualisme ; il en partage même les finalités individualistes. De ce point de vue, le socialisme n’est pas une doctrine « moraliste » pour laquelle les activités économiques répondent à des fins « naturelles », c’est-à-dire à des devoirs sociaux préexistant aux producteurs et consommateurs, mais une doctrine « empirique », à l’instar de l’individualisme et du libéralisme, élaborant ses principes théoriques sur l’observation des faits économiques et sociaux. Si on ne peut statuer définitivement sur la position adoptée par P. Enfantin, le désintéressement est-il une « fin en soi » ou bien un moyen politique visant la conciliation des intérêts des producteurs et des non producteurs ?, la perspective ouverte par le socialisme associationniste est davantage explicite en ce qu’il tente d’effectuer la synthèse du principe d’autorité et du principe de liberté ; le socialisme de P. Buchez, et surtout celui de P. Leroux est aussi un individualisme.

Bien que la perspective de l’économie solidaire vise la réinscription de« la solidarité au cœur de l’économie », et non la réalisation d’actions sociales « selon les méthodes propres de l’Etat social », elle ne recherche pas non plus la domination complète des activités productives contrairement aux objectifs avoués ou non avoués, mais implicites, des premiers socialistes associationnistes 1964 . Il est bien question de développer de nouvelles formes d’organisation de la production, et en ce sens, l’économie solidaire réactualise effectivement la problématique du partage du travail et du capital, mais elle suppose aussi nécessaire le fonctionnement complémentaire d’activités marchandes et étatiques indépendantes. Deux raisons a priori expliquent cette limite : d’une part, elle constitue une condition nécessaire d’un système économique pluraliste compatible avec les valeurs auxquelles aspirent les membres d’une société démocratique ; et d’autre part, l’enjeu présent pour l’économie solidaire consiste avant tout à faire reconnaître la légitimité aux côtés des sphères marchande et étatique d’une troisième sphère, propre au principe de réciprocité, mais dont l’importance, bien qu’en forte croissance depuis les années 1980, demeure encore faible. De ce point de vue, les objectifs de l’économie solidaire sont plus proches du coopératisme de M. Mauss pour qui l’économie se présente comme une combinaison de modes institutionnels, parfois antinomiques, parmi lesquels figure le principe coopératif. Par conséquent, l’économie solidaire renouvelle les débats qui ont animé tout le XIXe siècle sur les fonctions respectives du travail et du capital dans la production des richesses ; elle s’appuie dans le même temps sur les acquis de l’Etat social pour lequel la question sociale se traite non au niveau de la propriété privée du capital mais par la détermination des domaines propres de l’économique et du social.

Néanmoins, le rapprochement des perspectives développées par C. Gide, M. Mauss, d’un côté, et, l’économie solidaire contemporaine de l’autre, offre quelques points de divergences concernant les rapports entre les associations et coopératives et le reste de l’organisation économique. Si C. Gide et M. Mauss acceptent d’emblée la coexistence, au moins transitoire, des activités coopératives et marchandes, ne serait-ce que pour fixer les prix de vente des biens produits, la complémentarité des actions des associations coopératives et de l’Etat pose davantage problème. Le coopératisme semble reposer sur un développement indépendant des groupements volontaires et non sur le soutien nécessaire, notamment financier, de l’Etat, comme aujourd'hui invite à le faire l’économie solidaire 1965 .

2. Un autre problème a trait à la notion de désintéressement. L’efficacité économique de l’action désintéressée a toujours été une préoccupation majeure des réformateurs sociaux depuis P. Enfantin jusqu’à M. Mauss. Certes, des nuances doivent être apportées entre les projets économiques concernés. Tous les réformateurs sociaux n’envisagent pas en effet la généralisation de l’association à tous les secteurs économiques ; certaines impossibilités structurelles l’en empêchent. P. Buchez et P.-J. Proudhon, les auteurs probablement les plus engagés dans la pratique sociale, projettent un développement limité du principe d’association ; le premier parce qu’il sait pertinemment que l’association ne peut s’appliquer à la production nécessitant une utilisation intensive en capital et certaines compétences entrepreneuriales ; le second davantage, semble-t-il, par souci du respect de la petite propriété et par la condamnation de la contrainte collective que peut induire l’extension de l’association. Mais toutes les réformes sociales visent la substitution d’une organisation économique associative à l’économie concurrentielle. L’économie solidaire aujourd’hui, comparativement, en se limitant à des secteurs à faible productivité, principalement le secteur du tertiaire relationnel, ne se condamne-t-elle pas à un développement réduit ? 1966 Même si elle doit en grande partie son émergence au développement des ‘« économies tertiarisées, c’est-à-dire les économies où s’intensifient les relations de service et les interactions sociales »’, l’action solidaire doit-elle se restreindre aux activités économiques au sein desquelles la relation sociale prime sur la rentabilité du travail et du capital investis ? 1967 Cette option n’est en tout cas pas partagée par tous les auteurs étudiés ici. Ils montrent que le désintéressement est non seulement nécessaire car il répond à des fins sociales et de justice, qu’il est ainsi possible d’entreprendre des initiatives économiques « en dehors de la recherche de rentabilisation du capital », mais aussi et surtout, parce qu’il est supérieur économiquement à l’intérêt individuel 1968 . On peut évidemment aujourd’hui conclure que l’échec, des pratiques associationnistes durant le XIXe siècle, dans la mesure où le principe d’association a connu en définitive un développement modeste et limité, atteste des erreurs effectuées par les réformateurs sociaux. Cependant, il convient aussi de souligner qu’ils ne considéraient la légitimité et la viabilité de leurs projets économiques qu’à partir de l’hypothèse de la supériorité économique intrinsèque de l’initiative désintéressée sur l’action intéressée.

Cette attention portée aux effets économiques de la notion de désintéressement doit en fait être rattachée, du moins pour les premiers auteurs ici étudiés, de P. Enfantin à P.-J. Proudhon, à l’influence de l’économie politique classique sur le contenu même de l’idée d’association. Très critiques des économistes classiques, ils n’en demeurent pas moins attirés par les nouvelles connaissances de la théorie d’A. Smith. Aussi, récusent-ils la séparation que les économistes classiques effectuent entre les dimensions économique et sociale des phénomènes qu’ils analysent. Elle constitue une des critiques majeure des saint-simoniens ; on la retrouve ensuite autant chez P. Buchez, P. Leroux que chez V. Considérant. C’est pourquoi, ce n’est pas tant le contenu des principes développés par l’économie politique classique qui doit être modifié mais davantage les rapports des phénomènes économiques et sociaux qui sont à redéfinir. Pour les premiers auteurs « associationnistes », les « lois sociales » prévalent sur les « lois économiques ». En somme, la réorganisation par l’association de la production et de la répartition des richesses permet la réinscription des phénomènes économiques au sein de leur environnement social, ou dans des termes plus contemporains, dans leur structure institutionnelle 1969 . Cependant, l’idée d’association est surtout un principe d’organisation dont les fondements sont essentiellement économiques, visant à socialiser les principes économiques des économistes classiques. Cette dernière propriété semble n’être pas partagée par les initiatives de l’économie solidaire. Celles-ci en effet procèdent de la sphère domestique privée ; elles visent la publicisation d’activités privées dont les initiateurs partagent une identité commune et entendent au travers de cette action collective répondre à des besoins non satisfaits par les productions marchandes et étatique 1970 . En somme, les premiers auteurs associatonnistes se différencient conceptuellement de l’économie solidaire contemporaine par leur référent économique auquel il rattache l’idée d’association.

3. Les réformateurs sociaux font aussi de l’apprentissage individuel et social une condition nécessaire au développement de l’économie associative. La réussite de celle-ci repose avant tout sur la diffusion à tous les associés d’une éducation, d’une part économique, car la réalisation d’activités productives et distributives suppose l’acquisition de certaines compétences techniques, de gestion et de direction ; et d’autre part morale, parce qu’une organisation économique collective requiert un désintéressement minimal dans la mise en œuvre de la production et de la répartition. On peut ainsi dénombrer trois obstacles majeurs auxquels doit faire face l’association. La prédominance des motivations individualistes, premièrement, s’opposent par définition à l’institution d’une économie d’associés au sein de laquelle l’intérêt collectif prévaut sur les intérêts particuliers. Deuxièmement, les croyances individuelles, supposent E. Halévy, restent encore trop marquées par une « conception aristocratique de la société » empêchant un traitement égalitaire des besoins des membres de la société. Enfin, troisièmement, la majorité des travailleurs disposent en règle générale de trop faibles compétences pour pouvoir assurer une organisation efficace de la production et de la répartition des richesses. L’apprentissage économique précède souvent l’éducation morale. Cette dernière propriété est notamment défendue par C. Gide ; la pérennité de la coopération suppose en effet l’acquisition des « connaissances indispensables pour prendre en main le gouvernement économique », incluant « le maniement du capital , le rôle de l’argent, la puissance et les dangers du crédit […], la pratique des affaires et la connaissance des hommes » 1971 . Ainsi, de P. Enfantin, jusqu’à M. Mauss, en passant par P.-J. Proudhon ou encore L. Walras, l’apprentissage économique constitue un préalable indispensable pour au moins deux raisons essentielles, d’une part, pour que l’économie associative soit réellement capable de se substituer à l’organisation économique existante ; et d’autre part, pour que les nouvelles conditions économiques ainsi créées permettent réellement la baisse des inégalités sociales et ne soient pas un pis-aller. Ce souci de l’équité sociale des situations individuelles n’est certes, pas absent de l’économie solidaire ; mais comment garantir que les institutions de l’économie solidaire puissent s’affirmer comme une alternative crédible si certaines assurances économiques ne sont pas remplies a priori ? Autrement dit, ne faut-il pas que les organisations solidaires mobilisent leurs membres autant pour les finalités sociales auxquelles ils entendent se consacrer que pour les compétences économiques qu’ils seront capables de développer ? Ces compétences, selon P. Enfantin, ne sont pas que le produit de motivations désintéressées, mais aussi dépendantes de l’intérêt que chaque associé trouvera dans l’action collective ; les « sociétaires » ne sont pas des bénévoles mais principalement des travailleurs qui détiennent un intérêt immédiat dans les associations créées. Les réformateurs sociaux questionnent ainsi directement la capacité de la société civile à entreprendre des activités économiquement viables. L’efficacité du désintéressement repose en effet sur un intéressement minimal de la part des associés. Dans cette perspective, la combinaison des ressources économiques servant à développer les institutions de l’économie solidaire semble a priori répondre à cet objectif ; l’enjeu de l’économie solidaire, note J.-L. Laville, ‘« est de cumuler les avantages de l’économie monétaire, source de liberté individuelle’ ‘ et facteur d’égalité’ ‘ par la redistribution, avec ceux de l’économie non monétaire qui contextualise les échanges et les sort de l’anonymat synonyme d’indifférence »’ 1972 . La réussite des activités solidaires dans cette perspective suppose la sélection de projets de compromis alliant autant des objectifs économiques que sociaux, autant des fins intéressées que désintéressées.

4. Dans le premier socialisme associationniste, le but économique prévaut sur le but social de l’association. Cette perspective est particulièrement marquée chez P. Enfantin mais reste maintenue autant chez P. Buchez, P. Leroux que V. Considérant ; la production collective est organisée rationnellement classant chaque producteur suivant leur capacité respective. A ce stade, l’engagement dans l’association implique une première forme de désintéressement par laquelle les producteurs acceptent le sacrifice de leurs libertés individuelles en échange d’une efficacité productive collective maximale. L’économie solidaire contemporaine suit-elle les mêmes orientations ? La réponse semble a priori négative en ce que les projets solidaires s’inscrivent d’abord dans le cadre de finalités sociales ; les entrepreneurs de l’économie solidaire s’écartent de la figure habituelle de l’entrepreneur classique puisque ‘« sa prise de risque ne peut être expliquée par le seul intérêt matériel’ ‘. Plus que la rentabilisation du capital’ ‘ investi, l’entrepreneur est caractérisé par la volonté de répondre à des besoins de la société qu’il évalue comme pressants »’ 1973 . Il n’est donc pas le producteur saint-simonien puisqu’il ‘« ne distingue pas ce qui est de l’ordre de la production et de la distribution, combinant l’association’ ‘ pour exercer un métier en commun et une entraide mutuelle »’ 1974 . Les premiers socialistes associationnistes distinguent au contraire nettement production et répartition ; le droit au travail implique de fait que soit restituée au travailleur-associé intégralement la valeur de la production qu’il crée ; le partage ne peut être qu’a posteriori et volontaire une fois la distribution des richesses réalisée. Telle est la perspective que suit P. Buchez en introduisant dans les statuts de l’association de production le principe d’un reversement d’une partie des bénéfices à un fonds « indissoluble et inaliénable », aussi bien que celle de P. Leroux. Deux types de désintéressement sont donc nécessaires : un premier dans le processus de production où le travailleur s’engage volontairement dans l’association mais en accepte les contraintes organisationnelles compte tenu de ses capacités ; le producteur pourra se voir attribuer une fonction au sein de l’organisation du travail qui ne lui convienne pas soit par la nature de l’activité productive à laquelle il se consacre, soit qu’il ne dispose pas de son indépendance individuelle dans l’exercice de son travail. Ce sacrifice individuel constitue néanmoins une condition a priori d’efficacité économique de la production collective. La distribution des richesses produites, deuxièmement, est bien effectuée suivant les résultats obtenus par chacun des producteurs, mais une partie est allouée volontairement à des dépenses d’intérêt général.

P.-J. Proudhon, puis plus tard C. Gide, ne manqueront pas de souligner les problèmes soulevés par l’association de production et la subordination de la répartition à la production. Comment premièrement s’assurer que cette rationalisation de l’organisation de la production ne conduise pas à reproduire les inégalités sociales du système économique concurrentiel dans la mesure où les capacités les plus élevées, les mieux rétribuées pour leur travail, peuvent être incitées à privilégier leurs intérêts particuliers au détriment de l’intérêt social de l’association ? En somme, est-ce que l’association d’inspiration saint-simonienne ne maintient pas en définitive la fonction propre du capital dans l’organisation économique ? Enfin, deuxièmement, les associations de production poursuivent des intérêts « corporatistes » ; comment dès lors garantir que les producteurs-associés répondent favorablement aux besoins des consommateurs ? Cette double critique reste valable aujourd’hui. Elle ne concerne pas l’économie solidaire en ce que les activités économiques qu’elle promeut se construisent dans des micro-espaces publics autour de projets communs supposant la participation autant du consommateur que du producteur à l’élaboration des biens ou services produits. Il y a un engagement mutuel sur des objectifs communs servant ‘« de cadre de référence pour les usagers et les professionnels »’ et à partir desquels ces derniers élaborent conjointement ‘« l’offre et de la demande de services »’ 1975 . Aussi, pour P.-J. Proudhon, C. Gide et E. Halévy, l’association doit être réalisée en premier lieu au niveau des règles de la répartition des richesses desquelles pourront ensuite se déduire celles de l’organisation de la production. Ils renversent la subordination implicite des saint-simoniens de la consommation à la production : les producteurs sont aussi et avant tout des consommateurs qui expriment leurs besoins individuels et sociaux et décident collectivement des priorités que doit satisfaire le système économique 1976 . Les finalités de l’organisation économique procèdent de choix sociaux, indéterminés a priori, ne recherchant pas spécifiquement la rationalisation de la production mais la satisfaction des besoins de la consommation. Ils ne remettent pas en cause le développement des associations de production, mais conditionnent leurs activités aux demandes des consommateurs. Ce n’est que sous cette condition que la subordination du capital au travail pourra se réaliser.

Au terme de cette brève analyse comparative, nous sommes tentés de rattacher l’économie solidaire, sans en évacuer non plus les écarts critiques soulignés précédemment, davantage avec les perspectives développées par C. Gide, M. Mauss, voire E. Halévy que celles des premiers auteurs associationnistes. Pourtant, l’économie solidaire, rappelons-le, se réfère explicitement à la notion de solidarité démocratique développée par P. Leroux 1977 . Certes, les écrits de P. Leroux offrent d’indéniables convergences avec l’économie solidaire pour au moins deux raisons essentielles : d’une part, en recherchant à réaliser la synthèse du principe de liberté et du principe d’autorité ; P. Leroux entend instituer par l’association une organisation économique levant les rapports antagoniques de la liberté et de l’égalité ; et d’autre part, en subordonnant l’intérêt individuel et la contrainte publique à la solidarité volontaire. Mais deux points s’opposent en même temps à effectuer ce rapprochement. L’organisation économique associative de P. Leroux, premièrement, induit la supériorité des intérêts des producteurs sur les intérêts des consommateurs ; il s’agit en effet d’abord d’organiser rationnellement la production, où chacun des producteurs se voit attribuer une fonction correspondante à sa capacité et une rémunération suivant sa propre production ; ensuite seulement, les problèmes de répartition des richesses sont traités. L’économie solidaire, à notre sens, renverse cet ordre de priorité ; ce sont les producteurs tout autant que les consommateurs, en tant que membres de la société civile, qui forment les organisations de l’économie solidaire au sein desquelles sont débattues des règles appelées à régir l’économie. Intérêts des producteurs et des consommateurs se situent donc sur le même plan. Enfin deuxièmement, jusqu’à au moins 1835, les écrits de P. Leroux, influencés par les idées saint-simoniennes, se caractérisent par une conception historique déterministe, soulevant ainsi le problème de l’indétermination que suppose le principe volontaire et libre de l’action associative.

L’idée d’association développée par C. Gide, M. Mauss et E. Halévy se démarque des premiers auteurs associationnistes pour au moins trois raisons constituant autant de points de convergence avec l’approche contemporaine de l’économie solidaire. Les intérêts des consommateurs d’abord subordonnent les intérêts des producteurs. Poursuivant des objectifs d’intérêt général, les associés-consommateurs aujourd’hui sont partie prenante de la société civile et décident collectivement des règles de la production et de la répartition des richesses. Ils manifestent, ensuite, par leurs engagements dans l’association leur volonté de répondre à des besoins qu’ils trouvent insuffisamment pris en charge par l’organisation économique existante ; ils proposent en contrepartie d’en assurer la production par leurs propres moyens requerrant une organisation économique fondée sur le désintéressement 1978 . Enfin, les « projets fondamentalistes » sont abandonnés, quoique C. Gide maintienne encore, non sans quelques ambiguïtés sur la signification de son projet, l’idée de « République coopérative », en ce qu’ils reconnaissent la pluralité et la nécessaire coexistence des institutions économiques, même si elles s’opposent par leurs organisations et par leurs objectifs. L’économie associative ou coopérative n’est plus une « fin en soi » mais un moyen économique, estimé efficace et équitable, d’entreprendre volontairement les activités productives satisfaisant les besoins exprimés par les consommateurs et producteurs associés.

Notes
1960.

Voir C. Gide [1921].

1961.

L’économie solidaire promeut une solidarité non redistributivemais conçue « comme le lien social basé sur l’égalité et la réciprocité unissant les citoyens volontaires dans l’espace public  », J.-L. Laville [1999, p. 184].

1962.

Les acteurs de la société civile, soulignent J.-L. Cohen et A. Arato, ont appris « de la tradition révolutionnaire que ces projets fondamentalistes provoquent l’effondrement de la productivité, la perte de toute orientation sociale claire et la suppression du pluralisme social ». Et, ce n’est qu’en s’autolimitant que les actions de la société civile peuvent conserver leur influence sociale au-delà de leur phase de développement, J.-L. Cohen et A. Arato [Op. cit., pp. 57-59].

1963.

P. Bénichou [1977, p. 224].

1964.

J.-L. Laville [1994a, p. 285 ; p. 305].

1965.

L’évolution des associations coopératives de production à partir surtout des années 1880 bénéficiant d’un appui étatique important a peut-être servi ici de contre-exemple pour C. Gide et M. Mauss.

1966.

Les organisations de l’économie solidaire prennent place pour les « quatre-cinquièmes […] entre l’éducation et la recherche, la santé, les services sociaux, la culture, les loisirs et les sports. Les associations, quasiment absentes de l’industrie et de l’agriculture, sont donc concentrées dans un tertiaire qui peut être qualifié de relationnel parce qu’il est basé sur une relation directe entre prestataire et usager », J-L Laville et B. Levesque [2000, p. 220].

1967.

J-L Laville et B. Lévesque [Ibid., p. 220].

1968.

J.-L. Laville [2001, p. 99.].

1969.

Cette interprétation de la naissance de la pensée socialiste française avant 1848 est développée notamment par J. Donzelot. Pour les socialistes, « puisque l’économie politique est ainsi passée à côté de l’essence de la société, dont elle disloque si dangereusement les liens, c’est qu’elle en méconnaissait les lois. Il faut donc, renversant l’ordre de construction de la théorie économique, partir des lois qui doivent régir les rapports sociaux pour en tirer les préceptes d’une économie saine », J. Donzelot [Op. cit., p. 54].

1970.

Les acteurs de l’économie solidaire élaborent leurs actions dans « un mouvement qui part du sentiment éprouvé d’une insuffisance institutionnelle pour aboutir à la défense de biens communs qui leur sont propres », J.-L. Laville [1994a, p. 300]. Deux propriétés essentielles expliquent l’émergence d’une « nouvelle économie sociale  » : une première « socio-économique » constitutive de la crise de l’Etat-providence et de l’emploi nécessitant en contrepartie le développement de nouvelles formes organisationnelles afin de subvenir aux besoins non couverts, et, une seconde « sociopolitique ou socioculturelle » dénotant dans la société contemporaine de « nouvelles prises de conscience collective » sur lesquelles les initiatives de l’économie solidaire se fondent et dont les développements associatifs récents seraient une illustration patente, J. Defourny, L. Favreau et J.-L. Laville [1998, pp. 29-35].

1971.

C. Gide [1900 (1894), p. 197].

1972.

J.-L. Laville [1994b, p. 122].

1973.

J.-L. Laville [1999, p. 142].

1974.

J.-L. Laville [1994a, p. 30].

1975.

J.-L. Laville [2001, p. 99].

1976.

On supposera ici que la Banque d’échange de P.-J. Proudhon permet de décider collectivement des productions requises à la satisfaction des besoins de la consommation.

1977.

J.-L. Laville [Op. cit., p. 87].

1978.

Même si la pérennité des institutions de l’économie solidaire suppose un soutien étatique non négligeable, elles doivent conserver théoriquement leur autonomie de fonctionnement.