2.2.1 À propos de la méthodologie scientifique

En guise d’introduction, on peut considérer, et cela afin de mieux comprendre les modèles de méthodologie scientifique, l’importance de la question de la méthode depuis le XVIe siècle. Il s’agit d’un siècle très marqué par les observations de Nicolas Copernic83 mais qui a vu surgir une nouvelle conception de la Science axée sur la logique expérimentale84 et inductive. C’est Francis Bacon85 qui défendait que la méthode devrait réduire les insuffisances scientifiques que le simple raisonnement ne pouvait pas résoudre. Il fut un des grands précurseurs de la philosophie des sciences en valorisant l’expérience comme élément nécessaire à toute connaissance scientifique86. En termes Kuhniens, une nouvelle révolution scientifique était en cours, qui dès le XVIIe siècle donnait ses fruits et définissait un nouvel esprit scientifique87. Cette méthodologie devait fournir au savant un manuel pratique de règles pour résoudre des problèmes et pendant des siècles la seule connaissance acceptée était la connaissance prouvée. En effet, pour les « rationalistes » les théories expriment le sens profond des choses, elles ont valeur de réalité (découverte des faits et des lois), d’intelligibilité (progrès des explications rationnelles qui doivent révéler l’essence des phénomènes et leurs modes de production) et de vérité (succès de la théorie corroborée systématiquement par l’expérience). Dans la perspective terminologique, tout cela a contribué à l’instrumentation essentielle des sciences et des techniques. Bien évidemment, des préoccupations de constitution de nomenclatures, éléments nécessaires et essentiels à l’instrumentation, commençaient à se faire entendre. L’avènement et la constitution de nomenclatures constitueront autant de ruptures épistémologiques dans le développement historique des sciences.

Les méthodologies modernes ou les “logiques de la découverte” que nous allons décrire ici, comportent un ensemble de règles pour apprécier des théories articulées existantes. Ces différentes méthodologies scientifiques s’intègrent dans une historiographie de la découverte scientifique. Dans ce sens l’épistémologie des sciences proposent des méthodologies normatives 88 qui peuvent produire une explication rationnelle du développement de la connaissance objective ou scientifique. C’est dans cette optique que Lakatos, dont nous nous inspirons 89 pour développer cette section, attire l’attention sur le fait que «le squelette interne de l’histoire rationnelle définit les problèmes externes ” (1994 : 182). Pour lui la philosophie des sciences détermine dans une large mesure l’explication historique. Kant 90 exprimait ainsi sa pensée : “Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné, sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans contenu sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles.” En s’inspirant de cette maxime, Lakatos propose la paraphrase suivante pour expliquer comment l’historiographie des sciences devrait se mettre à l’école des sciences et vice-versa (1994 : 185) : “La philosophie des sciences sans l’histoire des sciences est vide ; l’histoire des sciences sans la philosophie des sciences est aveugle.” Pour lui l’histoire interne (histoire intellectuelle) est première et l’histoire externe est seconde (histoire sociale). On peut considérer ici les quatre théories de la rationalité du progrès scientifique ou les quatre logiques de la découverte scientifique 91 . Chaque méthodologie (Lakatos, 1994) se caractérise par des règles qui gouvernent l’acceptation ou le rejet scientifique des théories et des programmes de recherche. Ces règles fonctionnent comme un code d’honnêteté scientifique et elles constituent des noyaux durs des programmes historiographiques de recherche (normatifs) 92 .

La première théorie est l’inductivisme, une des plus influentes méthodologies de la science. L’inductivisme défend l’idée que la découverte et la justification des causes des phénomènes se fait à travers l’utilisation des méthodes inductives : “ l’inductiviste dispose de deux types d’approches pour tenter de répondre à cette question. L’une consiste à faire appel à la logique, recours que nous lui accordons généreusement, l’autre à l’expérience, recours constituant la base de toute son approche de la science.” (Chalmers, 1987 : 39). En effet, comme pour chaque questionnement sur le statut et la nature de la science, chaque méthodologie est confrontée à ses propres problèmes logiques et épistémologiques. L’inductivisme doit établir avec certitude la vérité des propositions “factuelles” de base ainsi que la validité des inférences inductives. La démarche est classique : passage d’une série finie d’énoncés singuliers à un énoncé universel après la concrétisation d’un certain nombre d’étapes normatives : beaucoup d’observations, absence de contradiction entre l’énoncé d’une observation particulière et la loi qui explique cette observation. Quand l’inductivisme accepte une propositions scientifique il l’accepte en tant qu’elle a été prouvée comme vraie, il la rejette si elle ne l’est pas. Il y a une stricte rigueur scientifique : une proposition doit être prouvée par les faits ou dérivée d’autres propositions déjà prouvées. L’inductivisme est sceptique : les seules propositions acceptables dans le corps de la science sont celles qui décrivent les faits “durs”, ou celles qui sont des généralisations inductives 93 infaillibles à partir de tels faits. L’inductivisme peut montrer qu’une théorie est non prouvée mais souvent en s’appuyant sur des considérations externes. Lakatos (1994 : 188) explique d’ailleurs que l’historien inductiviste 94 , incapable de donner une explication interne des faits sélectionnés, ne reconnaît que deux sortes de découvertes scientifiques authentiques : les propositions portant sur des faits durs et les généralisations inductives. Ce sont ces propositions qui vont constituer l’épine dorsal de l’histoire interne mais il est très problématique de chercher ces propositions. Les révolutions consistent à démasquer les erreurs (irrationnelles) ; celles-ci sont alors exilées hors de l’histoire des sciences, et tombent dans l’histoire de la pseudo-science, dans l’histoire des simples croyances ; dans chaque domaine, le progrès scientifique authentique commence avec la plus récente révolution scientifique. Nous trouverons dans ce cas, par exemple, l’influence négative de l’Inquisition et du régime salazariste sur le progrès scientifique au Portugal.

Le deuxième modèle est le conventionnalisme qui autorise la construction de tout système de classement qui organise les faits en une totalité cohérente (Lakatos, 1994 : 190) et il décide de conserver intact le centre d’un tel système de classement aussi longtemps que possible. Lorsque surgissent des obstacles, il se contente de modifier et de complexifier les dispositions périphériques. Le conventionnaliste ne considère aucun système de classement comme vrai d’une vérité prouvée, mais seulement comme “vrai par convention”. Pour les conventionnalistes aucun résultat expérimental n’éliminera jamais une théorie. Elle peut notamment être réinterprétée.

Lakatos distingue le conventionnalisme conservateur et le conventionnalisme révolutionnaire 95 . Il explique que dans ce dernier il n’est pas nécessaire d’adhérer définitivement à un système donné de classement ; il peut être abandonné s’il pose problème ou si un système plus simple se présente pour le remplacer sans que cela suppose qu’il ne sont pas scientifiques. En outre, pour l’histoirie conventionnaliste, les découvertes les plus importantes sont avant tout des inventions de systèmes de classement inédits et plus simples 96 . Lakatos considère cette version épistémologiquement beaucoup plus simple que l’inductivisme car elle ne demande pas d’inférences inductives valides. L’authentique progrès de la science est cumulatif et se situe au niveau de base des faits “prouvés” et les changements qui interviennent au niveau théorique sont purement instrumentaux. Les rapports entre le conventionnalisme et l’instrumentalisme font ressortir que le conventionnalisme repose sur la reconnaissance que des présupposés faux peuvent avoir des conséquences vraies et que les théories fausses peuvent posséder une grande puissance prédictive ; et il ajoute (ibid : 192) : « c’est la théorie poppérienne du contenu de vérité, de la vérisimilitude et de la corroboration, qui a réussi à poser les fondements d’une version du conventionnalisme qui soit philosophiquement sans faille. » ; pour en conclure : “Tel que nous l’avons défini, le conventionnalisme est une opposition philosophiquement saine, tandis que l’instrumentalisme en est une version dégénérée, qui repose sur une confusion philosophique par manque de compétence logique élémentaire ». Aussi bien le conventionnalisme que l’inductivisme, méthodes axées sur les degrés de justification, sont compatibles avec différents programmes complémentaires empiriques “externalistes”.

La troisième méthode est le falsificationnisme méthodologique 97 , dont Karl Popper est la référence avec sa Logique de la découverte scientifique. Dans la perspective de la théorie du chaos, la connaissance scientifique est une connaissance de type probabiliste et non pas de type déterministe. Celle-ci est également la perspective du falsificationnisme qui : “ voit en la science un ensemble d’hypothèses visant à décrire avec précision ou à expliquer le comportement d’une partie du monde ou de l’univers” (Chalmers, 1987 : 75).

L’objectif de la révolution méthodologique de Popper était de comprendre comment l’évolution de la science a pu se produire au sein de tout processus scientifique, et notamment sur les problèmes rencontrés dans les différentes étapes : collecte de données et insuffisances de l’observation 98 , construction des lois 99 , déterminations de la valeur de la connaissance. Il a donc développé les questions d’induction et de falsificationnisme, c’est-à-dire, l’analyse de la connaissance objective ou l’idée que la science progresse par les conjectures et les réfutations et donc par essais et erreurs.

Lakatos (1994), dans son travail très pertinent et critique des apports poppériens, souligne que le falsificationnisme met l’accent sur le caractère évolutif de la science : la science commence par des problèmes, propose des hypothèses, procède à des conjectures critiques, testées et vérifie la résistance des théories aux tests. Il ajoute que les sciences procèdent par spéculations hardies, qui ne sont jamais prouvées ni même rendues probables, mais dont certaines sont ensuite éliminés par d’impitoyables réfutations décisives, puis remplacées par des spéculations encore plus hardies, neuves et, au début du moins, non refutées (ibid. : p.10). Une théorie n’est scientifique que s’il est possible de la mettre en conflit avec un énoncé de base. Pour déterminer la valeur d’une théorie il faut la soumettre à des tests destinés à la falsifier. Sont éliminés les théories qui sont incapables de résister aux tests (falsifiées) et elles sont immédiatement remplacées par d’autres conjectures. De même, pour qu’une théorie soit retenue elle doit être falsifiable. Le falsificationnisme, en évaluant une série de théories peut considérer une théorie de la série comme « falsifiée” quand elle est remplacée par une théorie dont le contenu corroboré est plus élevé. On ne peut jamais dire qu’une théorie est vraie mais qu’elle est supérieure à celles qui l’ont précédé et elle doit pouvoir prédire des faits nouveaux par rapports aux connaissances antérieures. À la différence de l’inductivisme, le falsificationisme accepte par convention des énoncés de base factuels, spatio-temporellement universelles. Pour Popper le modèle déductif de la critique scientifique renferme des propositions universelles quant à l’espace et au temps qui sont empiriquement falsifiables, ainsi que les conditions initiales et ses conséquences (ibid : 195). Le falsificationnisme pour procéder à la reconstruction rationnelle ou appliquer sa méthode recherche ainsi des théories falsifiables et des expériences cruciales négatives 100 . Pour Popper la science est finalement son « critère de démarcation » et toute définition constitue des suggestions terminologiques car les définitions sont des dogmes et seules les conclusions qu’on en retire peuvent ouvrir de nouvelles perspectives.

Malgré la logique et la force de la méthode, le falsificationnisme est confronté à des obstacles épistémologiques, à des problèmes progressifs et dégénératifs. Lakatos (195) explique que dans sa version plus dogmatique, le falsificationnisme pense prouver des propositions à partir des faits et par conséquent prouver la fausseté de certaines théories ce qu’il réfute. Et de même dans la version poppérienne conventionnaliste, le falsificationnisme a besoin d’un “principe inductif” (extra-méthodologique) pour donner un poids épistémologique à sa décision d’accepter des énoncés de base et, d’une manière générale, de relier à la “vérisimilitude” 101 les règles qu’il assigne au jeu scientifique. Si on retient une théorie reconnue falsifiable mais qui, en vérité, n’est qu’une simple réinterprétation de la théorie précédente elle a été résolue d’un point de vue sémantique et point scientifique. Cela montre effectivement, et en accord avec Lakatos, que ce qui manque pour que la méthodologie poppérienne puisse se réaliser plus pleinement est l’organisation de la conceptualisation très peu développée.

Le quatrième modèle de rationalité du progrès scientifique est la méthodologie des programmes de recherche par laquelle Lakatos propose une nouvelle reconstruction rationnelle de la science. Il considère que les programmes de recherche qui peuvent être évalués en termes de changements de problèmes progressifs ou dégénératifs sont des réussites scientifiques. Les révolutions scientifiques consistent en ce qu’un programme de recherche en écarte un autre parce qu’il représente plus de progrès. La méthodologie des programmes de recherche peut expliquer le degré élevé d’autonomie de la science théorique. Lakatos s’oppose au conventionnalisme et au falsificationnisme. Sa méthodologie emprunte au conventionnalisme la possibilité d’accepter rationnellement par convention non seulement des “énoncés factuels” spatio-temporellement singuliers, mais également des théories spatio-temporellement universelles constituant l’indice le plus important de la continuité de la croissance scientifique. Lakatos explique que la méthodologie des programmes de recherche offre un tableau très différent de celui qui présente le falsificationnisme méthodologique. De simples “falsifications” (anomalies) peuvent être répertoriés mais on n’est pas obligé d’agir en conséquence. De la sorte, les grandes expériences cruciales négatives de Popper disparaissent (1994 : 198).

Dans la méthodologie des programmes de recherche, les théories se présentent comme des structures organisées qui permettent aux concepts d’avoir une signification précise. Les théories sont des programmes de recherche. À l’intérieur d’un programme de recherche, une théorie ne peut être éliminé que par une meilleure théorie. Et pour qu’une théorie soit remplacée par une théorie meilleure, il n’est même pas nécessaire que la première soit “falsifiée”. Un programme de recherche est composé d’un « noyau dur » (irréfutable, intouchable et accepté par convention) 102 qui le caractérise et de quelques hypothèses théoriques générales (“heuristique positive”) qui entoure le noyau et qui constituent le fondement à partir duquel le programme peut se développer, en complétant le noyau dur en rendant compte de ce qui est déjà connu, mais également en rendant possible des nouvelles prédictions. En effet, c’est au programme et à l’“heuristique positive”, selon un plan préétabli, de définir les problèmes, délimiter la fine couche d’hypothèses auxiliaires et prévoir les anomalies et les transformer avec succès en exemple. Quant il y a inadéquation entre un programme de recherche et les données de l’observation cela concerne le «glacis protecteur du noyau » (la fine couche périphérique formée d’un ensemble d’hypothèses et d’énoncés d’observation). Tout programme scientifique de recherche peut se caractériser par son noyau dur.

Un travail de recherche passe par un long travail initial et il n’est pas assujetti aux réfutations. Quand il est développé il est soumis à des tests d’observation et ce sont les hypothèses nouvelles confirmées qui seront retenues. À l’intérieur d’un programme de recherche le travail consiste à modifier le “glacis protecteur ” par l’addition de diverses hypothèses qui doivent pouvoir être soumises à des tests inédits qui ouvrent sur des nouvelles découvertes. Le succès scientifique est assuré dès lors que le noyau est maintenu par irréfutabilité et qu’il y a un élargissement de sa ceinture par l’addition de diverses autres hypothèses 103 . Lakatos insiste que c’est dans la durée qu’on peut juger de la valeur d’un programme de recherche mais qu’on peut évaluer un programme en vérifiant sa cohérence qui lui permet d’inclure la définition d’un programme de rechercher à venir et qui le conduit à la découverte de phénomènes nouveaux.

Il n’existe pas de critère prédéfini pour décider de rejeter un programme de recherche ou de choisir entre deux programmes de recherche 104 . Néanmoins, la méthodologie des programmes de recherche peut, notamment être très utile quand on analyse plusieurs programmes qu’ils soient rivaux ou incompatibles ou même pas (cf. 2.2.2). L’incommensurabilité entre programmes est ainsi minimisée laissant une meilleure ouverture à l’analyse terminologique des cadres conceptuels (avec des terminologies en synchronie ou en diachronie) et concomitamment à l’analyse des domaines soumis à des changements (progressifs ou dégénératifs), aux interactions et collaborations multiples entre différents « glacis protecteurs » et même par l’ouverture croissante, grâce à tout un circuit de communication spécialisée, des concepts (ouverture du noyau dur) entre différents programmes de recherche (entraînant le nomadisme des concepts, la diversité de discours dans un même langage spécialisé, etc.). Les principaux obstacles épistémologiques que rencontre la méthodologie des programmes de recherche scientifique est, selon Lakatos, garder une vision très radicale du conventionnalisme. Lakatos cherche à expliquer le progrès de la connaissance scientifique : la certitude est que nous n’avons accès qu’à une certaine rationalité. En fait, l’unité de base du progrès scientifique est le programme de recherche scientifique. Chaque programme est mené par la théorie ce qui est la proposition d’une méthode d’évaluation de programmes de recherche rivaux. Ces programmes de recherche sont plutôt des moyens de description et de mise en ordre des événements. Finalement, Lakatos 241) a essayé de présenter quelques arguments solides à l’appui des thèse suivantes : “premièrement, chaque méthodologie de la science détermine une démarcation caractéristique (et tranchée) entre l’histoire interne (première) et l’histoire externe (seconde) ; en second lieu, tant les historiens que les philosophes des sciences doivent faire le meilleur usage possible de l’interaction critique entre facteurs internes et facteurs externes”.

Lakatos reconnaît que l’histoire des sciences, qui est une histoire faite d’événements sélectionnés et interprétés de manière normative, est une histoire de programmes de recherche et l’histoire des sciences est celle des cadres conceptuels ou des langages scientifiques. Or, la méthodologie des programmes de recherche scientifique est aussi un programme de recherche historiographique : “L’historien qui adopte cette méthodologie comme fil conducteur cherche à repérer dans l’histoire des programmes de recherche rivaux, et des changements de problèmes progressifs ou dégénératifs.”(ibid : 203). Lakatos admet que la méthodologie des programmes de recherche peut être complétée par une histoire empirique externe, notamment pour expliquer les différences de rythme dans le développement des différents programmes et parce que « la reconstruction rationnelle de la science ne peut pas tout englober car les être humains ne sont pas des animaux entièrement rationnels »(ibid : 204). Mais Lakatos fait la remarque que la méthodologie des programmes de recherche trace, entre l’histoire interne et l’histoire externe, une démarcation très différente de celle que tracent d’autres théories de la rationalité : “Par exemple, ce qui apparaît aux yeux du falsificationniste comme un phénomène (malheureusement fréquent) d’adhésion irrationnelle à une théorie “réfutée” ou incohérente, phénomène qu’il renvoie à l’histoire externe, peut très bien recevoir une explication interne, dans les termes de ma propre méthodologie, en tant que défense rationnelle d’un programme de recherche prometteur” (ibid : 204). Son idée est que toutes les reconstructions normatives peuvent avoir à être complétées par des théories empiriques externes, afin d’expliquer les facteurs non rationnels résiduels. “L’histoire des sciences est toujours plus riche que sa reconstruction rationnelle”(ibid : 210). Néanmoins, les problèmes les plus importants de l’histoire externe sont définis par l’histoire interne. La méthodologie des programmes de recherche historiographiques : à divers degrés, l’histoire corrobore ses reconstructions rationnelles (ibid : 230). Il conclut que « le progrès de la théorie de la rationalité scientifique se marque par des découvertes de faits historiques inédits, par la reconstruction comme rationnelle d’une masse croissante d’histoire chargée de valeur”( ibid : 234). “Si une règle universelle entre en conflit avec un “jugement normatif de base “particulier, il faut laisser à la communauté scientifique le temps de peser ce conflit ; elle peut abandonner son jugement particulier, et se soumettre à la règle générale. Les falsifications historiographiques “de second ordre” ne doivent pas être plus précipitées que les falsifications scientifiques “de premier ordre”(231)

Là où Lakatos voit des programmes de recherche rationnels Kuhn observe des paradigmes. Kuhn s’intéresse à la structure des révolutions scientifiques, aux mécanismes qui rendent possible l’évolution de la science. Ainsi, la vérité théorique de la science dépend de ces mécanismes. Pour ce faire, Kuhn a fait une analyse critique de l’histoire des sciences et a constaté que le devenir des sciences est marqué par son caractère révolutionnaire. En effet, le processus consiste à abandonner une théorie au profit d’une autre à partir de plusieurs étapes qui vont d’une préscience vers une “science normale” laquelle doit améliorer la manière dont le paradigme correspond à la nature. À son tour, elle est suivie d’une crise qui établit une nouvelle “science normale”, un paradigme (cadre conceptuel à travers lequel on cherche à comprendre les choses). Le paradigme oriente le travail de résolution des problèmes tout en définissant ce qui véritablement scientifique ; il est caractérisé par « des lois et des théories spécifiques, des moyens standard d’application des lois, une instrumentation et des techniques expérimentales nécessaires à l’application des lois au réel et des principes qui orientent le travail” (Chalmers, : 124). Les révolutions surgissent quand le paradigme est perçu comme inadéquat et qu’il faut en chercher un autre. C’est le moment des crises où tout une prolifération de théories apparaissent permettant ainsi l’avènement de nouvelles théories et d’un nouveau paradigme. Nous verrons (cf.2.2.2) que les « crises » qui ont caractérisé les disciplines de la biologie, de la chimie et de la physique ont fait progressé la science vers les nouveau paradigme de l’écologie et, évidemment, du programme de recherche de la pollution. La Science n’est une science reconnue que lorsqu’elle est paradigme. Le paradigme n’est rien d’autre qu’un modèle ; et, le plus souvent, un modèle théorique renforcé d’une méthodologie, défendu et appliqué par la majorité du corps scientifique concerné, ce qui lui permet de “faire de la recherche” et de valider les “découvertes”.

Quant à Feyerabend, son originalité consiste à définir la science comme une forme de connaissance au même titre que les autres, pas forcément la meilleure. Feyerabend 105 , la présente comme une sorte de croyance mythique où l’imposition de méthode ne résoudrait pas les problèmes de la recherche scientifique. Contre la méthode propose qu’on s’interroge sur les conditions d’élaboration de la connaissance scientifique, sur son évolution et sur ses méthodes. Il remarque que l’omniprésence et le pouvoir qu’exerce la science est le fruit d’une idéologie et qu’il est difficile de concevoir, dans ces conditions, que la science constitue le paradigme de la rationalité. Dans ce sens, Feyerabend préconise l’abolition de l’institutionnalisation de la science et de ses liens avec l’État par des actions concrètes : fin du statut privilégié de la science par rapport aux autres formes de connaissance, fin de la censure idéologique scientifique au niveau de l’enseignement et accès pour tous aux moyens d’information. Cela implique l’accroissement de la liberté individuelle et la fin des obstacles méthodologiques car : “une telle idée est préjudiciable à la science, car elle néglige les conditions physiques et historiques complexes qui influencent en réalité le changement scientifique. Elle rend notre science moins facilement adaptable et plus dogmatique.’’ (1979 : 332). Feyerabend propose l’idée d’incommensurabilité entre théories en expliquant (1979 : 60) que si la signification et l’interprétation entre théories ainsi que les énoncés d’observation qui les utilisent dépendent du contexte théorique qui leur a donné le jour, alors il peut arriver que les principes fondamentaux de deux théories rivales soient tellement différents qui créent une situation dans laquelle il est impossible de formuler des concepts fondamentaux de l’une avec ceux de l’autre. Dans ce cas de figure, les deux théories n’ont pas des énoncés d’observation en commun et il devient impossible de les comparer. Il conclut que choisi entre deux théories incommensurables devient un choix subjectif.

Notes
83.

Traité sur les révolutions des mondes célestes

84.

La méthode expérimentale surgit plus précisément avec les travaux de Galilée. C’est avec Galilée que, officiellement, les apports des mécaniciens grecs furent passibles de théorisation et donc de généralisations. Galilée, en physique, introduisit, par exemple, le raisonnement expérimental . En quoi consistait-il ? Tout simplement en une démarche méthodologique à quatre phases : l’analyse du phénomène, la décomposition du phénomène en éléments mesurables, transformations des mesures en des équations algébriques fonctionnelles et la vérification de l’hypothèse par l’expérience directement dépendante des instruments appropriés) et par là l’affirmation des concepts d’inertie, de pesanteur (notion de champ de force notamment), d’accélération. Celui-ci, eut aussi le mérite en 1610 de vérifier, avec son invention (la lunette), la théorie de Copernic. On attribue à Francis Bacon la paternité de la méthode expérimentale (Novum Organum). Claude Bernard a conduit une intéressante réflexion sur cette méthode.

85.

Pour Bacon et Descartes la science est le moyen par lequel on accède à la connaissance du monde afin de le dominer et de le transformer. Ils font état des obstacles épistémologiques. Descartes signale, notamment, comme obstacles le poids des représentations que nous prenons pour des choses (vision acquise dans les premières années de notre existence), les préjugés acquis par l’opinion et l’enseignement, les effets de la mémoire, le poids qu’on donne aux mots en détriment des concepts. Bacon présente à peu près les mêmes obstacles qu’il nomme idoles (de la tribu, de la caverne, du théâtre, du forum). Il stipule que la première condition pour le progrès de la science est l’observation objective et impartial des choses données par l’expérience ; la certitude surgit au terme de la recherche. Descartes, qui part du doute délivrant la certitude du cogito, préconise le doute méthodique comme le seul à pouvoir faire disparaître les erreurs et leurs causes.

86.

Celle-ci commençait, d’autre part, à être identifiée à la connaissance mathématique, considérée comme la seule à pouvoir donner des certitudes. Cela étant, observer la nature correspondait à analyser des phénomènes et à les décrire par des lois mathématiques. Elle fut, d’ailleurs, consensuelle. Descartes, Torricelli, Pascal, Huygens ou Newton l’appliquèrent. Concomitamment, la cacophonie terminologique gênait ces savants pour qui les questions de nomenclatures et de discours étaient quelques-uns des problèmes épistémologiques à résoudre. Ce n’est, donc, pas sans raison que l’“outil” mathématique (les mathématiques, qui permettent l’abstraction et donc les généralisations), va devenir un outil auxiliaire des savants de tous bords soucieux de donner un statut scientifique à leur domaine de recherche. Il ne faut donc pas oublier que les mathématiques furent les premières connaissances à atteindre le statut de Science) fut de plus en plus pris en considération. Descartes, par exemple, contribua beaucoup pour le développement de la géométrie analytique à base mathématique. Les mathématiques étaient pour lui le modèle même du discours scientifique, en considérant comme faux, tout ce qui était perçu comme probable en science. Par ailleurs, il concevait l’Homme en tant qu’une machine possédant un esprit. Le XVIIes et le XVIIIes furent l’époque du paradigme de l’Homme Machine où l’Homme était observé en tant que mécanique. Nous pouvons, d’ailleurs, citer quelques exemples connus : Thomas Hobbes écrivit Léviathanet Julien La Mattrie l’Homme Machine. Newton, tout comme Leibniz, contribuèrent à la connaissance du calcul différentiel, à l’équilibre des fluides, aux questions liées à la chaleur, à l’acoustique, à l’optique et à l’électricité. Pour la première fois fut introduit le concept d’énergie (La loi de la conservation de la matière y est conçue comme l’unique loi de la conservation de l’énergie) qui, plus tard, révolutionnera tous les secteurs de la Science.

87.

Le XVIIe siècle s’était voué à construire une science applicable et efficace. Par surcroît, la mathématique jouait le rôle d’agent unificateur.

88.

Le terme normatif ne désigne plus des règles pour arriver à des solutions mais simplement des lignes directrices pour évaluer les solutions déjà données. Pour Lakatos, Ces règles ou systèmes d’appréciation servent aussi de “théories de la rationalité scientifique”, de “critères de démarcation” ou de définitions de la science”.

89.

LAKATOS (I.).- Histoire et méthodologie des sciences : programmes de recherche et reconstruction rationnelle, traduit de l’anglais par Catherine Malamoud et Jean-Fabien Spitz sous la direction de Luce Giard.- Paris : PUF, 1994, 268 p.

90.

In Kant.- Œuvres philosophiques.- éd Ferdinand Alquié.- Paris : Gallimard, Pléiade, t1, 1980.- p. 812. Kant a introduit la démarche épistémologique par la méthode critique où les conditions subjectives de la connaissance étaient déterminées.

91.

Pour Kuhn il s’agit d’une psychologie de la découverte.

92.

Les théories de la rationalité du progrès scientifique proposent, selon les propos de Lakatos, un cadre théorique pour la reconstruction rationnelle (histoire interne) de l’histoire des sciences. Ainsi le cadre général présenté par l’auteur (1994 : 210) est le suivant : l’ histoire interne de l’inductiviste est composée de prétendues découvertes de faits durs, des généralisations inductives ; l’ histoire interne du conventionnaliste est constitué de découvertes factuelles (entre les faits et les théories il y a les lois), construction de systèmes de classement, remplacement par des plus simples ; l’ histoire interne des falsificationnistes est l’ensemble des conjectures audacieses et d’ améliorations qui correspondent toujours à un accroissemnt de contenu avec des expériences cruciales négatives qui triomphent ; la méthodologie des programmes de recherche met l’ accent sur la rivalité empirique et théorique à long terme entre programmes de recheche majeurs, sur les changements de problèmes progressifs ou dégénératifs, et sur la lente émergence de la victoire d’un programmes sur l’autre. Il les range en deux catégories . La première est constitué par : les méthodes justificationnistes (une proposition est “scientifiques” dès lors qu’elle est prouvée) ; les néojustificationnistes (si une proposition est probable ou corroborée à un degré de preuve) ; les falsificationnnistes, les conventionnalistes, les probabilistes ou inductivistes (les propositions “factuelles” peuvent être prouvées). La seconde est constituée par  les méthodologies pragmatico-conventionnalistes dont les méthodologies conventionnalistes qui posent des règles pour l’”acceptation” ou le “rejet” de propositions factuelles et théoriques, sans poser de règles concernant preuve et réfutation, vérité et fausseté. Cela intègre le modèle inductiviste (collecte des données “acceptables” (non prouvées) pour en tirer des généralisations “acceptables “ (non prouvées)), le modèle conventionnaliste (collecte des données “acceptables” et distribution dans les systèmes de classement les plus simples possibles (ibid : 216).

93.

Néanmoins, David Hume a critiqué l’induction et, notamment les approches concernant la logique (prémisse vrai, conclusion vraie). La croissance de la science est, pour Hume, inductive et irrationnelle ; pour Carnap, inductive et rationnelle et pour Popper non inductive et rationnelle (Lakatos, 1994).

94.

Lakatos cite comme principaux paradigmes de l’historiographie inductiviste : les généralisations faites par Kepler à partir des observations soigneuses de Tycho Brahé, la découverte par Newton de la loi de la gravitation en généralisant inductivement les phénomènes képlériens du mouvement planétaire découverte par Ampère : loi de l’électrodynamique en généralisant inductivement ses observations sur les courants électriques ; la chimie moderne comme ayant commencé avec les expériences de Lavoisier et les “explications vraies”.

95.

Cite comme exemples Whewell (conventionnaliste conservateur) et Duhem (conventionnaliste révolutionnaire)

96.

Les paradigmes d’une révolution scientifique pour l’histoire conventionnaliste sont : découvertes copérniciennes et celles de Lavoisier et Einstein.

97.

Lakatos l’a décrit comme une variante du conventionnalisme révolutionnaire. Il distingue deux types de falsificationnisme méthodologique en partant des critères de démarcation de la reconstruction rationnelle et des règles de falsification ou d’élimination : le falsificationnisme naïf et le falsificationnisme sophistiqué. Le falsificationnisme méthodologique naïf considère qu’une théorie est scientifique quand on peut l’interpréter comme expérimentalement falsifiable. Une théorie est falsifiée par un énoncé d’observation qui entre en conflit avec elle. Le falsificationnisme méthodologique sophistiqué, plus objectif et rigoureux, considère qu’une théorie est scientifique ou acceptable quand elle surpasse la théorie précédente ou théorie rivale, tout en expliquant le cette théorie contesté, elle conduit à découvrir des faits nouveaux. Une théorie est meilleure qu’une autre quand elle représente un progrès. Le falsificationnisme méthodologique sophistiqué combine plusieurs traditions : primat de l’expérience (l’influence des empiristes), utilisation de la méthode critique (logique de Kant), prise de décisions méthodologiques (conventionnalisme).

98.

L’observation est considéré comme une source non sûr, car l’observation d’un même objet peut provoquer chez différents individus différentes interprétations. L’observation ne permet que des énoncés singuliers (phénomènes limités à un certain temps et à un certain espace). Pour être universels ils doivent se transformer en lois (énoncés exprimant une vérité générale) et théories (énoncés expliquant les phénomènes décrits).

99.

Les lois ont un caractère probable et provisoire. Ce n’est pas sans raison que le terme loi fut petit à petit remplacé par les termes système, structure, modèle et aussi bien processus. On n’est plus face à un causalisme strict mais plutôt à une tendance vers le finalisme. Les ingrédients pour faire de la Science y seront toujours : l’observation, l’expérimentation, le modèle et la théorie.

100.

Les paradigmes qui ont le plus attiré l’attention de la méthode sont : théories de Newton et de Maxwel, les formules de rayonnement de Raleigh, Jeans et Wien, et Einstein. ; dans les matières cruciales : l’expérience de Michelson-Morley, l’expérience d’Eddington sur l’éclipse, les expériences de Lummer et Pringsheim. Une expérience cruciale est décrite au moyen d’un énoncé de base accepté mais incompatible avec une théorie (Lakatos ne considère pas qu’une expérience est cruciale au moment où elle est effectuée

101.

au sens de Popper : différence entre le contenu de vérité et le contenu de fausseté d’une théorie

102.

Quand il y a modification du noyau dur Lakatos propose de sortir du programme ou alors de chercher ce qui permettra d’enrichir le noyau dur pour résoudre mieux les obstacles épistémologiques.

103.

Sur les types d’hypothèses ad’hoc voir Lakatos, 1994, page 201

104.

Lakatos explique, par exemple, pourquoi le programme de Copernic a supplanté (objectivement) celui de Ptolémée. “Il était supérieur selon les trois critères classiques d’évaluation des programmes de recherche : progrès théorique, progrès empirique et progrès heuristique”(1994 : 179)

105.

FEYERABEND (P.).- Contre la Méthode : esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance.- Paris : Seuil, 1979