3.1 La connaissance scientifique : questions épistémologiques

Nous pouvons considérer que du XVII au XIXes ce que l’on pourrait appeler épistémologie était un courant d’idées qui consistait à trouver les causes de l’exactitude et de l’objectivité du savoir, considérés à ce moment-là, comme des éléments fondamentaux pour confirmer la place indéniable occupée par la Science. Elle permettait de la sorte le renforcement de son statut et la naissance de la “conscience scientifique”.

Le XIXes s’impose comme grand promoteur d’un courant épistémologique généralisé 219 . Il servit d’une part les jeux d’affirmation de la Science et contribua, d’autre part, à mieux gérer les époques de crise scientifique.

Des constatations que nous venons de formuler, il est possible de tirer quelques enseignements importants. L’épistémologie, questionnant la valeur et les problèmes internes da la Science, s’inclue donc clairement dans une problématique terminologique 220 .

Par la suite, l’Épistémologie, en essayant de se comporter comme une véritable Science, en se questionnant sur sa propre nature et son propre objet, nourrit le débat philosophique. Le courant marxiste, au même titre que la Sociologie de la Connaissance, par exemple, proposait une critique “externe” de la Science, c’est-à-dire, que non seulement la Science mais aussi les savants devaient être l’objet d’étude de l’Épistémologie. Elle s’est ainsi liée aux idées de compétition et d’intervention sociale.

En somme, longtemps les injonctions d’école ou de pensée scientifique alimentèrent cet imbroglio philosophique attenant aux idées, aux phénomènes et au langage.

En France, parler de “Théorie de la Connaissance” consistait en effet, à prolonger la pensée philosophique des XVII-XVIIIes. Le terme de “Philosophie des sciences”, cher à Auguste Comte, tout en incluant l’épistémologie, gardait une acception plus générale 221 .

Dans cet univers d’idées divergentes ou complémentaires, la perspective anglo-saxonne défendait le terme épistémologie comme un discours sur la Science, en la distinguant ainsi de la Philosophie des Sciences.

Ces divers points de vue s’expriment à travers des phénomènes que nous pourrons qualifier d’intertextuels 222 . Il s’agit, en réalité, d’une prolongation de traditions philosophiques qui convergent vers des approches ontologiques, d’un côté, et vers des approches de communicabilité ou de réception de la connaissance, de l’autre.

L’épistémologie était conçue également comme une branche de la Philosophie ou de la Théorie de la Connaissance, intégrée à la Science par l’obéissance aux critères d’objectivité scientifique. Son objet était l’étude de l’origine, de la structure, des méthodes et de la validité de la connaissance 223 .

À ce titre, elle était un moyen d’application de la Science et elle constituait le baromètre du progrès scientifique. Certains vont même plus loin, en considérant que les conditions et les critères de scientificité des discours scientifiques font l’objet de l’Épistémologie.

Pour d’autres, l’Épistémologie, une philosophie des représentations privilégiées de la connaissance, fut un épisode dans la culture européenne et devait, par conséquent, laisser la place à la pragmatique. Son rôle consisterait à faire apparaître non seulement la normativité issue de la pratique scientifique mais aussi la coordination entre les données internes et externes à la Science.

À l’heure actuelle, s’affiche l’idée que la Science doit être étudiée de l’intérieur et de l’extérieur : la connaissance scientifique est collective, elle devient savoir parce qu’elle communique la connaissance et la donne en partage. L’évolution de la connaissance humaine peut être interprétée à la lumière de trois strates : la connaissance tacite suivie d’une connaissance explicite qui aboutit à une connaissance disciplinaire, niveau le plus élevé de structuration et d’articulation des connaissances. Ce fut, en vérité, l’enregistrement écrit des savoirs qui peu à peu rendit possible la spécialisation des connaissances, l’imposition de langages disciplinaires cohérents et précis. Ainsi, le champ cognitif s’élargissait, en permettant non seulement l’affirmation des paradigmes mais aussi l’émergence des disciplines.

Ceci nous conduit à concevoir la notion même des actes épistémologiques. L’ensemble de la pratique scientifique est gérée par des actes de rupture, de construction et de constatation où les contextes de découverte et de justification prennent tout leur sens. Cela peut aussi contribuer à l’élucidation du concept de rupture épistémologique : une stratégie de mutation, nécessaire à la transition paradigmatique dans sa globalité. Faut-il rappeler que les changements épistémologiques ne sont ni simultanés ni généralisés ? Ces transformations et ces ruptures appartiennent aussi intimement au contexte scientifique qu’à la cohérence interne de l’ensemble conceptuel d’un savoir déterminé. Ce type de réflexion conduit à une analyse de la structure du savoir, ou dans d’autres termes, une analyse des concepts et des relations qui les unissent.

La réflexion épistémologique permet de reconsidérer globalement la place de la connaissance commune par rapport à la connaissance scientifique, questionnement d’autant plus périlleux aujourd’hui quand on sait à quel point l’Écologie interroge notre quotidien.

On pourrait peut-être imputer cela au fait que les savants portent un grand intérêt aux questions épistémologiques car ils les considèrent comme éléments fondamentaux de leur pensée scientifique 224 .

Pourquoi l’Épistémologie devint-elle si importante pour les études terminologiques ?

Dans un monde où la Science n’est plus l’exemple du rêve cartésien ou de la méthode unique, elle est là pour montrer la nature et le fonctionnement de chaque domaine. Nous l’avons largement constaté : chaque domaine possède la méthode qui lui convient et constitue une pièce essentielle du puzzle de la connaissance scientifique contemporaine.

En somme, le recours à l’épistémologie est bien sûr essentiel au travail du terminologue et peut même révolutionner les méthodes d’enseignement des sciences (la Terminodidactique).

Comment faut-il désormais enseigner la Science? Quelles stratégies mettre en oeuvre ? Le recours à la Terminodidactique permettra de mieux comprendre la structure d’un savoir enseigné et de corriger l’absence d’une culture scientifique approfondie car dans le système OHERIC 225 , une place insignifiante était consacrée à la Terminologie. En effet, le système éducatif défendait comme seule méthode pédagogique possible les principes de l’atopie et de l’achronie des concepts scientifiques.

Pour mettre en lumière le besoin de cette nouvelle démarche pédagogique, prenons l’exemple du concept et terme Milieu, qui intéresse directement notre domaine de recherche. Si avant le XVIIIes le terme employé était celui de paysage (emprunté au hollandais), à partir de cette époque le terme Milieu, qui appartenait à la terminologie de la Mécanique, s’imposa et fut adopté par la Biologie. Ce fut à partir de là que le double triangle conceptuel en écologie à vases communicants, que nous avons eu l’occasion de décrire dans nos travaux 226 , commença à prendre tout sons sens. Il s’agit, en somme, de deux ensembles conceptuels cohérents en intra et interrelation. Le schéma est le suivant :

D’un côté, lié à l’espace (triangle Air-Eau-Sol), le Milieu fut d’abord un objet immuable où circulaient les êtres vivants. Ensuite il devint un ensemble de composants et finalement un groupe de facteurs qui expliquaient la présence ou l’absence des êtres vivants.

Dans une autre perspective, lié au vivant (triangle Producteur-Consommateur-Décomposeur), le Milieu fut d’abord qualifié d’harmonieux car chaque chose était à sa place, ensuite il fut défini comme un système de ressources, pour devenir, finalement, un élément abiotique et biotique, facteurs interagissant pour accomplir les besoins du vivant. Ceci s’avère fondamental pour l’interprétation du concept écosystème (ensemble biocénose et biotope). De là au terme environnement il n’y avait qu’un pas.

Ces évolutions conceptuelles indiquent une abstraction et une spécialisation croissantes de ce concept/terme. Ceci nous apporte aussi des conclusions sur le nomadisme des concepts et de la circulation de la connaissance entre domaines. De quelle manière ?

La connaissance est produite, ensuite décontextualisée, à nouveau recontextualisée en raison des mouvements internes des concepts. Ils sont soumis à certains mécanismes de production de la connaissance très spécifiques qui passent de la préparation et l’incubation d’idées à la découverte et à la vérification, dans un va et vient de constructions métaphoriques et analogiques. C’est dans cette perspective que les connaissances peuvent être jugées partielles ou même relatives.

En résumé, ce sont bel et bien les éléments de connaissance (les concepts) qui permettent le renouvellement et la création des savoirs 227 . Les connaissances, en raison même de leur caractère grégaire, social et universel, font partie de théories et justifient le besoin de paradigmes.

À partir d’une analyse terminodidactique de ce type, on pourra facilement interpréter les ruptures et les obstacles, forcément conceptuels, idéologiques, psychologiques, culturels et linguistiques, que le terme subit.

Par cette démarche, l’interprétation pédagogique des éléments scientifiques assujettis aux besoins du système OHERIC ne peut que s’enrichir et devenir plus claire. Cela met en évidence l’importance épistémologique et didactique de la production d’une connaissance.

Cet univers se rapproche, de surcroît, de celui de la Théorie de la Connaissance qui vise à expliquer son origine, sa nature, sa valeur, sa portée, en les liant à l’expérience, au savoir, bref, à l’instruction.

En quoi consiste le processus de production et de renouvellement des connaissances ?

On peut considérer trois phases qui sont, en vérité, un processus sémiotique de construction de la Culture : la découverte des faits, leur conceptualisation et leur distribution en catégories qui définissent l’objet scientifique. À l’heure actuelle, il faut prendre en compte que l’examen des faits doit se plier au principe de l’incertitude : nous ne connaissons que le réel de notre intervention. Ce sont les catégories qui intéressent le plus le terminologue car elles lui accordent les moyens de comprendre les objets ordonnés dans un ensemble taxinomique. Par leur analyse, quand les concepts et les termes alimentent le discours, le terminologue peut juger de la pertinence de la nature, du fonctionnement et du progrès du domaine étudié.

Où se situe alors la connaissance scientifique à proprement parler ?

Elle se présente comme un processus sémiotique de conceptualisation et d’ensembles discursifs. Elle est à la fois historique, contextuelle, sociale, relative, discursive et formelle.

La connaissance, surgit, après tout, de l’articulation et du développement de savoirs traditionnels enrichis de nouvelles expérimentations. En fait, elle s’appuie sur un certain nombre de thèmes, dits fédérateurs. Ceux-ci suscitent de nouvelles réflexions sur certains modèles existants qui aident au renouvellement ou même à la création de concepts. Ils peuvent aussi, tout simplement, éclaircir des idées ou des faits. Pour Bachelard la connaissance est liée à l’esprit scientifique, en constituant, à ce titre, une rectification du savoir et un élargissement des cadres de la connaissance. Elle a forcément une grande partie de critique vis-à-vis de son histoire, ce qui rend possible la vérification de l’évolution du sens et l’interprétation des paradigmes.

Observons que ce sont les sociologues des sciences qui furent parmi les premiers à indiquer les origines thématiques de la pensée scientifique. La confirmation de l’existence de thèmes communs à plusieurs sciences ne soulève pas le doute. À ce titre, la science a une double fonction : elle est créatrice et utilisatrice de thèmes.

Ajoutons à tout cela que la recherche terminologique trouve les éléments et la structure du langage spécialisé à partir de l’analyse de ses caractéristiques thématiques.

Prenant appui sur cette connaissance, dite thématique, le traitement terminologique réalise le classement, la structuration dénominative et l’affirmation scientifique de domaines spécialisés.

Considéré sous l’angle sémiotique, le savoir dans ses fondements et dans son processus de production, apparaît clairement. Il permet à un traitement terminologique d’établir et de sélectionner des données dans le but, en aval, d’offrir des outils terminographiques pertinents.

À l’évidence, la connaissance et les terminologies évoluent de conserve pour donner naissance à des ensembles cohérents de termes en permanente circulation

‘Les idées paraissent souvent naître dans la soudaineté de l’instant où elles sont exprimées. Elles semblent ne pas avoir de passé. Or, ces idées constituent fréquemment l’arrière-garde des paradigmes plus fondamentaux qui leur ont donné forme. (ASTOLFI, 1993 : 3)’

Le découpage en domaines découle tout naturellement de l’analyse du champ conceptuel dans le processus d’acquisition de la connaissance.

S’il fallait souligner une fois encore le caractère relatif de la connaissance, il suffirait de rappeler combien les directives philosophiques ont, dans un passé même récent, pesé lourd sur l’essor de la connaissance.

Rappelons que c’est d’abord la Logique (l’organon du raisonnement) qui lui fournit la matrice de la connaissance, plus tard la science s’en détourne au profit de la méthode pour aspirer à la synthèse des deux 228 .

Cette tendance ne rencontra pas, pourtant, le consensus désiré et fut à l’origine des différentes façons de travailler en science : les sciences dites formelles par l’effort de logique et les autres sciences par des efforts de méthodes et de taxinomies.

Il est vrai, toutefois, que les conditions de production du savoir ne sont plus pareilles

‘é hoje mais do que nunca claro que as pretensões de verdade social da ciência são constitutivas do processo de produção da ciência e sobredeterminam, por isso, as pretensões de verdade científica, a tal ponto que não faz hoje sentido distinguir entre ciência pura e ciência aplicada (...) (SANTOS, 1989 : 47)’

Le caractère social de la connaissance se présente simultanément lors de sa constitution et au moment des effets qu’elle provoque. C’est la raison pour laquelle elle est aussi contextuelle à plusieurs niveaux : au niveau des relations sociales, au niveau des relations du processus de travail, au niveau des relations entre les individus et les États et au sein du système mondial. La connaissance appartient à la communauté de savoir au sein d’une communauté scientifique, déterminée par ces différents niveaux. Elle est, en somme, le résultat d’un projet communicationnel réussi avec le monde extérieur 229 .

Notes
219.

Le courant Néo-Kantien fut le premier à se consacrer d’un côté à l’épistémologie des sciences naturelles et de l’autre à l’épistémologie de l’esprit scientifique.

220.

Grâce à la “redécouverte” des Dialogues de Platon, les épistémologues portaient surtout leur intérêt sur l’aspect terminologique, notamment les questions concernant la dénomination des concepts, le sens et la forme.

221.

À partir du début du siècle le terme préféré fut celui d’épistémologie.

222.

Dans le sens où l’on veut innover dans la tradition à laquelle chacun était attaché.

223.

Cf notamment Lalande (A.).- Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie.-Paris : PUF, 1972.

224.

Les savants du XIXe siècle commencèrent à s’intéresser à l’histoire et à la philosophie de leurs propres domaines. Exemples : Poincaré, Brouwer, Duhem, F. Jacob, Whewell, Cournot.

225.

Observation, Hypothèse, Expérience, Résultats, Interprétation, Conclusion.

226.

Il s’agit de l’exposé sur la constitution des terminologies en Écologie à paraître dans la Revue Terminologias de l’Association Universitaire Termip de Lisbonne.

227.

Au départ, c’est par le biais des concepts, éléments identifiables par des propriétés et des relations, que la connaissance se structure en savoirs. Cette structuration dépend, néanmoins, d’un processus d’avancement effectif et des mécanismes d’auto-évaluation et de hétéro-évaluation.

228.

L’influence de Port Royal.

229.

Cf. 4.