3.2 Des théories et des paradigmes : pour un “observatoire terminologique”

Pour réaliser un travail terminologique conséquent, le terminologue doit aussi comprendre le fonctionnement d’un domaine spécialisé.

Nous avons signalé que les concepts d’un domaine fonctionnent dans un ensemble de manière intégrée et relationnelle. Il convient d’insister sur le fait que leur sens est le résultat d’un système cohérent d’objets et d’un ensemble théorique de règles. Les théories qui donnent forme à un domaine ou à un secteur scientifique, ne sont pas directement liées aux faits mais à la place qu’ils occupent dans le réseau des concepts. Elles sont en effet une formalisation de l’expérience 230 et non point une addition de faits; elles changent quand l’ensemble des concepts subit aussi des transformations. Une théorie est établie par des règles de description de phénomènes. Elle pose les principes généraux : “Sans modèle théorique, une observation, une expérience n’a aucune signification” (ALLÈGRE, 1995 : 419).

Quels rapports la théorie établit-elle alors avec les faits et les lois scientifiques?

Tandis que les faits sont le résultat d’une observation programmée, les lois sont le résultat de leur organisation en systèmes cohérents 231 . La théorie fait de ces deux éléments, essentiels à la construction de connaissances, un modèle unitaire. C’est ce que constate François Jacob, cité par Claude Allègre : “ Pour qu’un objet soit accessible à l’analyse, il ne suffit pas de l’apercevoir. Il faut encore qu’une théorie soit prête à l’accueillir”.

La théorie en tant que construction de l’esprit caractérise la pensée scientifique dans la mesure où elle remplace l’objet pour mieux le représenter et l’expliquer.

Une théorie scientifique, somme toute, transmet une vision du monde

‘le sens n’est pas dans la science. Elle explique le monde, c’est-à-dire qu’elle trouve des enchaînements, des relations cause à effet, qu’elle en réduit la multiplicité des phénomènes en les regroupant par familles régies par les mêmes lois. On peut dire qu’elle explique comment les choses fonctionnent, non pourquoi elles le font, ni même pourquoi elles sont.(ARSAC, 1993 : 257)’

Elle est de la sorte opérationnelle mais tout aussi marquée historiquement. Quand une théorie ne subit plus de “critiques” c’est parce qu’elle colle au réel, atteint une fois pour toutes. À défaut de disparaître au profit du réel, la théorie reste temporaire, et elle évolue au ryhtme des affrontements avec d’autres théories concurrentes.

À cet égard, une question s’impose. Dans l’ensemble des paramètres qui définissent la Science, quelle place occupe la théorie ?

C’est bien en fonction de son intérêt réel qu’une théorie scientifique est reconnue et acceptée par l’ensemble de la communauté scientifique

‘L’intérêt contrôle la vitesse de développement des diverses branches et conditionne donc la forme finale du corpus théorique. Ceux qui ont côtoyé les pratiques scientifiques contemporaines savent le rôle des jugements d’intérêt dans les publications ou dans le recrutement à l’Université. (BOULEAU, 1993 : 142)’

Quels sont donc la nature et le rôle d’une théorie scientifique ?

Premièrement, une théorie est une construction humaine. Elle est indéniablement dépendante des mouvements de l’histoire des sociétés. Elle demeure effectivement une globalité structurée ouverte

‘Une théorie scientifique réaliste est faite d’une série d’énoncés universels et non d’un énoncé unique tel que “tous les cygnes sont blancs”. De plus, étant donné qu’une théorie doit être soumise à un test expérimental, il faut recourir à quelque chose de plus que les énoncés constitutifs de la théorie en question : les hypothèses auxiliaires, que sont par exemple les lois et les théories gouvernant l’utilisation des instruments utilisés.” (CHALMERS, 1987 : 112)’

La théorie est à l’origine des programmes de recherche. L’importance des domaines tels que l’Écologie, l’Altéralogie et la Pollution, tient au fait qu’ils sont opérationnels au sein de différentes théories qui se défient mais qui sont autant de variantes d’un même programme.

Deuxièmement, une théorie est relative. Elle aide à appréhender le fonctionnement d’un monde perçu comme obscur. Elle est, de surcroît, un modèle non seulement structuré autour de l’hypothétique et du systémique mais également adapté à l’analyse du fonctionnement de la nature.

Troisièmement, une théorie est liée à l’invention et au pouvoir. Ainsi, elle est création de sens et elle affirme son pouvoir au moyen d’un langage faisant appel et à la rationalité et aux conventions. Kuhn (1983 : 279), en analysant l’apparition des théories, considère comme responsable de leur perfectionnement le caractère accumulatif du savoir 232

‘On trouve une théorie scientifique meilleure que les précédentes non seulement parce qu’elle est un meilleur instrument pour cerner et résoudre les énigmes, mais aussi parce qu’elle donne en un sens une vue plus exacte de ce qu’est réellement la nature. On entend souvent dire que des théories successives se rapprochent toujours plus de la vérité, ou en donnent des approximations de plus en plus exactes. ’

On pourrait ajouter, qu’en tant que construction formelle, une théorie scientifique se renforce 233 au fur et à mesure qu’elle use d’un langage descriptif et méthodologique, c’est-à-dire, qu’elle prend en compte les modèles de présentation opératoire de concepts, qu’elle affirme l’analyse la menant à la représentation théorique des objets et qu’elle approfondit un questionnement épistémologique permanent. Le but final demeure l’organisation taxinomique et langagière représentative du domaine.

Une théorie s’adapte évidemment aussi aux systèmes fermés parce qu’elle est là pour affirmer l’importance même des phénomènes. L’interprétation interne de chaque théorie détermine sa vérification et sa résistance à la critique. Ce sont les scientifiques qui de toute façon parlent au nom de la théorie. Une théorie est d’ailleurs considérée scientifique quand elle est acceptée par une communauté de chercheurs.

Alors de quoi dépend la survie de la théorie ?

Elle doit être considérée comme une norme et, qui plus est, institutionnalisée. Elle constitue de la sorte un modèle de conceptualisation unanimement suivi. Mais elle dépend également de l’autorité reconnue des chercheurs ainsi que du milieu social où le domaine gravite.

Dans cette perspective, les théories contribuent au renforcement du paradigme scientifique en vigueur. Pour Kuhn, les paradigmes sont des modèles acceptés “pour un temps äetã fournissent à une communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions” (1983 : 11)

Un paradigme représente l’ensemble de la pensée d’une communauté scientifique, et il est porteur de solutions concernant l’ensemble terminopragmatique de chaque domaine, ses limites, ses possibilités ainsi que les valeurs défendues par ses chercheurs.

Kuhn distingue d’ailleurs deux types de problèmes : le problème fondateur et le problème moteur. Le premier constitue le paradigme, le deuxième oriente un domaine pendant un certain temps. Il attribue à la science un caractère discontinu et la croît assujettie à des “révolutions” et des “crises” nécessaires à l’apparition de nouvelles théories. Son analyse sur le fonctionnement de la Science présuppose le parcours d’une “pré-science” vers une “science normale”. Tandis que la “pré-science”, paradigme en gésine, se caractérise par un continuum amorphe (Cf. Pottier), la “science normale” est déjà le paradigme, accepté et défendu par la communauté scientifique. Dans une période de “science normale”, le progrès scientifique paraît assuré et certain mais il s’achève sur la reconnaissance d’anomalies qui engendrent l’état de crises.

L’Écologie, par exemple, à quel niveau la situons-nous ? À l’heure actuelle on pense que l’humanité est plongée dans l’âge écologique où plusieurs orientations, voire même des sciences dites normales, bouleversent le cadre épistémologique traditionnel. Parler d’âge écologique revient à considérer qu’on vit en pleine révolution scientifique marquée par une succession de crises et de modifications discontinues. On a même parfois l’impression qu’il y a autant de théories que d’experts.

Qu’entend-on par révolution scientifique ? Il s’agit de la dénomination reconnue pour indiquer le changement de paradigme suivi évidemment d’une transformation de la vision du monde. Celui-ci s’impose et se généralise par consensus. Nous avons pu constater que, actuellement, le paradigme écologique se fait accepter et envahit tous les secteurs de la vie humaine.

Dans une autre perspective, mais tout aussi liée à la nature de la science, il est intéressant de rappeler, par exemple, que Piaget signalait deux types de crise scientifique : la crise de croissance où sont remis en cause les concepts-base, les principes, les méthodes et les théories ; la crise de dégénérescence qui s’attaque à la science dans sa globalité, provoquant une réflexion épistémologique profonde.

Ce qui nous ramène à la question de la théorie. Si une théorie demeure plus ou moins vague, plus ou moins stable, la survie du domaine l’est aussi. Depuis la conceptualisation jusqu’à la communication scientifique la force du paradigme doit rester intacte. S’intégrer au paradigme demeure essentiel pour le chercheur. Une grande partie de son travail consiste à analyser les ouvrages qui lui permettent de confirmer ou d’infirmer les concepts, les méthodes, les lois, les théories véhiculés par ses pairs. Cela lui permet d’approfondir sa recherche et ainsi de mieux communiquer ses résultats. Le partage de la connaissance, pour ainsi dire, l’intégration dans un milieu de recherche, les débats scientifiques, les publications sont également les ingrédients nécessaires au questionnement sur le paradigme.

Une science bien établie est celle qui, en fait, subit sans préjudice de crédibilité le passage de l’état de “science normale” à celui de “science révolutionnaire”. À l’heure actuelle tout porte à croire que l’Écologie, parce qu’elle est interdisciplinaire, parce qu’elle est multidisciplinaire, parce qu’elle est au confluent de plusieurs sciences paradigmatiques, peut affirmer l’ambition d’incarner un nouvel esprit scientifique.

Les nouvelles découvertes s’affichent de deux manières différentes mais souvent complémentaires. La première résulte de changements internes, théoriques, méthodologiques et conceptuels. Souvent ceci provoque le changement de paradigme 234 mais pas toujours 235 . La deuxième résulte de l’imposition des modèles existants. C’est en quelque sorte le cas de l’Écologie qui s’affirma à travers des modèles empruntés à la Biologie, à la Physique, à la Chimie, à la Géologie tout en contribuant au développement interne des sciences et des disciplines telles que les Sciences de la Terre et de l’Environnement, de l’Altéralogie, de la Noxologie, de l’Écotoxicologie, etc. Ces domaines font partie intégrante du nouveau paradigme qui reconceptualisa la science existante.

À travers ces apports théorico-pragmatiques, le secteur de la Pollution est exemplaire de cette phase post-paradigmatique où un processus accéléré de spécialisation débouche sur des objectifs sociaux concrets. Désormais, la connaissance scientifique se mue en un véritable projet technologique.

Notes
230.

On retrouve la théorie dans un ensemble d’énoncés.

231.

Les formules mathématiques expriment les lois en physique. En biologie les lois s’expriment souvent par des relations logiques du type, par exemple, partie-tout.

232.

En revanche, pour Feyerabend, un des précurseurs de l’anarchisme méthodologique, les théories ne peuvent pas se mesurer entre elles et elles ne peuvent donc pas être créées dans le prolongement des précédentes.

233.

Elle acquiert progressivement cette “vérité” dont nous parle Kuhn. Pour Popper une théorie est plutôt dotée de “vérisimilitude”. Pour les instrumentalistes, la théorie ne décrit pas la vérité, elle permet de mettre en rapport des séries d’études observables.

234.

En général, un nouveau paradigme résulte d’un processus de négociation entre les groupes de recherche et dépend aussi du caractère novateur des inventions.

235.

Cf.chapitre 2.