3.3.1 Le chercheur et l’activité scientifique

Longtemps, la Philosophie des Sciences ignora peu ou prou l’activité scientifique. Aujourd’hui, alors que, selon Weingart, cité par Price, 90% des chercheurs que le monde a compté depuis ses origines sont vivants, et que le nombre de chercheurs et d’ingénieurs double tous les quinze ans, la nécessité d’une ethnoscience parait éclatante 236 . Il n’est par surprenant que cette question soit prise en compte également par la Terminologie et devienne à son tour l’objet de la Socioterminologie 237 .

Mais auparavant, ne conviendrait-il pas de définir le chercheur ? Pendant des siècles, il fut le savant mais aujourd’hui il est devenu le scientifique, intégré à une communauté soumise à des contextes spécifiques 238 et orienté par des principes de production scientifique. Qui est-il finalement ? D’abord, il se caractérise par une vision optimiste ; deuxièmement, il travaille pour un projet ; troisièmement, il se mesure à ses pairs à travers l’application de la démarche scientifique ; finalement, il est créateur de sens dans un milieu appelé à concilier en permanence certitude et humilité.

Où travaille-t-il ? Dans l’espace de son expérience scientifique, qui est un espace tridimensionnel, non pas forcément homogène, structuré autour de vecteurs tels que Question-Résultats-Diffusion. Dans ce sens, il est un actant de la Culture et du projet technologique qu’il conduit au sein des universités ou dans les laboratoires et qui est soumis aux exigences des gouvernements et de l’Industrie.

Quel est son travail ? Il fait de la recherche, noyau d’un processus de production et de diffusion de connaissances, qui concerne au premier chef l’intérêt général, en contribuant, par ailleurs, au développement socio-économique.

Que peut-on retenir de ces quelques observations ?

L’activité scientifique confirme ainsi le rôle qu’elle joue dans la science institutionnalisée, laquelle est dirigée par les lois du marché et par les intérêts des États. C’est pour cela que parler d’une politique scientifique revient à considérer l’importance des valeurs culturelles et des normes qui orientent l’activité scientifique. Si les valeurs culturelles vont, en quelque sorte, distinguer l’activité scientifique française de l’activité scientifique portugaise (ou lusophone), les normes qui la régissent auront tendance à les rapprocher. Précisons-le. Dans la perspective américaine et européenne, les normes d’universalisme, de comunalisme, de désintérêt individuel du chercheur et de scepticisme organisé orientent l’activité scientifique malgré les différentes réalités linguistiques.

Pour le terminologue, intéressé par le caractère discursif de la Science, le scepticisme organisé est directement lié à la mise en communication des théories.

Dans ce sens, le chercheur s’insère dans un milieu particulier caractérisé par un sociolecte, lui aussi particulier : le technolecte 239 . Il appartient, en vérité, à une structure ouverte et socialement organisée, qui est à la fois réglée par des mécanismes ayant trait à une pratique de rationalité et d’unité, et par des formes institutionnelles du pouvoir et du droit.

Le scientifique, pour être accepté par sa communauté, ne peut apprendre à conceptualiser et à théoriser que dans un cadre épistémologique préconisé par sa spécialité. Il est forcé de s’outiller intellectuellement en apprenant à penser et à travailler comme ses maîtres. Ce n’est qu’au moment où il partage la connaissance de son domaine 240 , qu’il est accepté. Il fait partie d’une communauté discursive dans le sens que lui donna D. Maingueneau 241 , celui d’un groupe social qui produit et gère un certain type de discours, et qui partage des rites et des normes.

Beacco et Moirand (1997 : 50)explicitent cette notion en précisant qu’une communauté discursive, en tant qu’institution, gagne sa cohérence grâce à ses pratiques discursives et elle peut assurer la constitution d’espaces discursifs structurés par des instances de production et de diffusion repérables, tout en concluant que

‘On peut faire l’hypothèse que les textes circulant à l’intérieur d’une communauté sont plus contrôlés dans leurs formes langagières que les textes pour l’extérieur, la compétence discursive étant constitutive de l’appartenance à une communauté.’

En résumé, comprendre le fonctionnement de la communauté scientifique c’est d’abord et avant tout analyser l’activité scientifique elle-même mais en sachant : d’une part que cette activité est aussi linguistique, encadrée conceptuellement, et d’autre part, qu’étant dépourvue de moyens de production, elle est dépendante des meneurs d’ordre.

Quand nous soulignons l’importance des organismes normatifs, comme l’ISO, et des principes comme le secret 242 ou comme les lois du brevet, le besoin d’analyser le fonctionnement de la communauté scientifique ne nous étonne guère. Cette problématique est aussi étudiée par la socioterminologie qui mène des recherches, notamment, sur la socialisation du scientifique et l’organisation terminologique et discursive de la recherche.

Pour que les résultats de l’activité scientifique soient reconnus et aptes à engendrer de nouvelles recherches il faut qu’il existe un cadre favorable d’expertise. C’est pourquoi la Science est un ensemble textuel soumis à des “réglementations éditologiques”.

Notes
236.

L’importance accordée à l’activité scientifique se généralise à partir des années quarante aux USA grâce aux travaux de Merton (la Sociologie fonctionnaliste américaine). Concomitamment, un grand intérêt fut également accordée à la Sociologie de la Communication (USA) ou Sociologie de la Connaissance (Europe).

237.

Branche de la Terminologie qui étudie les conditions réelles de l’usage professionnel des terminologies.

238.

Cf. 3.2

239.

Le scientifique ne travaille pas seulement avec des terminologies mais aussi avec les textes. C’est pourquoi certains préfère ce terme à celui de Lsp.

240.

Dans la perspective des domaines de référence, développée par Galisson, il faut distinguer le champ d’expérience et le domaine d’expérience. Le premier constitue un lieu d’information où celle-ci circule dans un système restreint ; le deuxième est un lieu de communication où l’information circule dans un système ouvert.

241.

Cf. MAINGUENEAU (D.).- Genèses du discours .- Liège: Mardaga, 1984 ; MAINGUENEAU (D.).- Nouvelles tendances en analyse du discours .- Paris : Hachette, 1987. D. Maingueneau remarque que les formes d’organisation des hommes et de leurs discours sont inséparables. La notion de communauté discursive peut s’appliquer aux énonciateurs d’un même type de discours et, dans un autre cadre, aux énonciateurs relevant de positionnements concurrents d’un même champ discursif mais issus d’une organisation différente.

242.

Dans les lois d’exclusivité pour des programmes scientifiques et terminologiques de certaines entreprises.