3.3.2 Le chercheur et le langage scientifique

Nous ne développerons pas ici la problématique linguistique qui oppose les dénominations Langue et Langageen Science 243 ou même Langageet Discours scientifiques. Nous nous limiterons à considérer que le langage 244 est un instrument pour la science tout en étant partie intégrante et indissociable d’une langue naturelle 245 . Il peut s’identifier à la “langue scientifique” définie par L. Guilbert 246 ou à la “langue de spécialité” présentée par Boutin-Quesnel 247 . Ces dénominations nous indiquent que la langue utilisée et diffusée par les scientifiques est un système composé de moyens linguistiques propres aux domaines spécialisés du savoir. Et encore plus spécifiquement

‘Le langage est bien un système, mais c’est un système nécessairement ouvert, travaillant constamment de l’ajustement entre énonciateurs, entre “idées”, entre états de connaissance et les expressions qui en font “repères”.(Vignaux, 1998 : 97)’

Avant de considérer le discours 248 qui sort des laboratoires et qui est diffusé par le circuit scientifique, il nous semble important de retenir quelques considérations sur le langage que le chercheur utilise dans son laboratoire. Il faut tout d’abord tenir compte que le chercheur travaille le plus souvent avec de l’écrit. Il note des expériences, des cheminements de son raisonnement, des formules, des graphiques, des esquisses de textes descriptifs et démonstratifs, etc.

Comment la langue fonctionne-t-elle ici ? Elle porte la marque de la formation, des compétences, des expériences, des structures cognitives du chercheur, bref, de son idiolecte. Mais il faut aussi considérer que dès l’élaboration des “brouillons”, les marques du registre spécifique au domaine dans lequel il travaille sont présentes. Ces marques sont terminologiques et déjà sémantico-syntaxiques ce qui donne à penser que dès le départ, la pratique scientifique applique les règles de l’écriture de recherche, si prégnante lors de sa diffusion effective. On est, toutefois, en présence d’un discours informel, répétitif, schématique, conforté déjà de quelques analogies et de constructions métaphoriques 249 , utiles et essentielles à la construction et à l’affinement théorique de ses résultats. Baudet nomme cela “la science potentielle” car la dimension cognitive est très forte ; le chercheur construit son observation en s’appuyant sur un discours d’exposition, pensé et formulé dans sa langue naturelle.

Il faut donc tenir compte que si un domaine est dépendant d’une logique de recherche, il l’est aussi du langage utilisé lors de la prise de notes. Le chercheur possède dès le départ la compétence terminologique, voire linguistique, nécessaires à la mise en discours de ses travaux. Malheureusement, le terminologue/linguiste n’a pas accès à ces cahiers qui pourraient, notamment, élucider les liens effectifs des concepts décrits, voire même quelques ensembles phraséologiques qui reflètent dèjà des modalités syntaxiques propres au domaine. Quand le chercheur doit faire part de ses résultats, d’abord dans un souci d’auto-évaluation 250 , ensuite pour être validé ou reconnu par un réseau d’expertise 251 , il procède à une épuration de son texte en se pliant aux canons de l’écriture de recherche 252 . Cela va de soi, les analogies et les métaphores seront souvent réduites à des formes jugées plus en accord avec les pratiques discursives du domaine dans lequel il travaille.

En amont et en aval de la production scientifique, le langage est simultanément une manifestation de la pensée et un objet d’action :

‘Il y a dans le “langage”, constamment et pour chacun de nous, à la fois représentation de ce qu’il opère sur nous, en l’écoutant, et sur autrui, à l’énoncer, mais aussi objectivation de ces actions au point qu’elles peuvent sans cesse devenir “objets” de nouveaux discours.(VIGNAUX, 1998 : 144)’

À ce propos il est important de préciser les concepts d’acte et d’action 253 . Quand un individu 254 intervient sur le réel en provoquant des effets induits, sur un contexte ou même sur un objet, le langage devient un moyen d’action. Quand l’acteur intervient dans le réel pour obtenir des résultats ou pour provoquer certains effets sur une situation donnée, bref pour lui donner un sens, il s’agit d’un acte. En se servant de cette notion, la pragmatique envisagea les actes de langage 255 que nous pourrons tout aussi appliquer au langage scientifique non seulement au niveau du processus d’énonciation 256 mais également au niveau de la communication spécialisée.

Cette orientation pragmatique 257 qui préconise que la langue est action fut d’abord théorisée par Austin 258 qui considéra trois aspects dans l’action de faire quelque chose par le discours. Il s’agissait des trois actes institutionnels, conventionnels et intentionnels ayant lieu simultanément : les actes locutoire, illocutoire et perlocutoire 259

‘Tout acte de langage s’inscrit dans un cadre institutionnel qui définit un ensemble de droits et d’obligations pour ses participants. Il doit satisfaire un certain nombre de “conditions d’emploi” qui sont autant de “conditions de réussite” qui le rendent approprié au contexte.(Maingueneau, 1996 : 10)’

Searle, à son tour, contribua à l’approfondissement de cette perspective en montrant que ces actes de discours sont gouvernés par des règles qui déterminent la signification des énoncés. Ce propos peut être illustré par l’exemple assez connu sur le discours des échecs. Les règles du jeu n’expliquent pas simplement comment on doit jouer, elles créent également la possibilité du jeu. Ceci est explicite de l’idée de l’adoption d’un comportement langagier assujetti à des règles. Celles-ci se divisent en deux ensembles. D’un côté les règles normatives qui gèrent une activité pré-existante, indépendante des règles. De l’autre, les règles constitutives qui créent et gouvernent une activité dépendante de ces règles.

En résumé, nous pouvons continuer à considérer que l’acte de langage est au départ une représentation de la pensée 260 mais aujourd’hui, plus important encore, c’est qu’il est action dans la mesure où le langage est un moyen de donner du sens et de faire fonctionner la communication.

Si nous prenons comme dernier exemple, le langage scientifique, il fonctionne, en tout et pour tout, comme tout type de langage : il signifie et il est déterminé par l’ensemble d’habitudes, de pratiques et d’actions d’une certaine communauté qui est, elle-aussi, linguistique.

Tout action 261 est donc soumise à des finalités, à une évaluation et elle est conditionnée par le temps. Dans ce sens, les démonstrations scientifiques relèvent d’un projet 262 , du jeu et de la performativité, noyau de la persuasion.

Notes
243.

Cf. Première Partie.

244.

Saussure considérait le langage comme l’ensemble constitué par la langue et le discours.

En sciences sociales, le langage est défini comme un système symbolique de communication, fondé sur un rapport conventionnel entre des signifiants et des signifiés s’appliquant à tout système de communication. Ici le langage transmet des messages qui ont trois fonctions : la fonction d’expression, la fonction d’appel et la fonction de représentation.

245.

La langage scientifique s’intègre pleinement dans la langue naturelle dans laquelle le chercheur pense, vit et communique et dont il tire sa compétence communicative. La langue est un système de nomination et de communication et le langage fonctionne comme un amplificateur du champ de la connaissance humaine.

246.

Cf Dicionário de Termos Linguísticos.

247.

Il y en a d’autres qui ont proposé des dénominations telles que langue instrumentale, langage technique ou, alors associé au terme discours : discours thématique, discours scientifique, discours de domaine, discours fonctionnel, discours spécifique; et lié à vocabulaire : vocabulaire technique.

248.

Nous appliquerons désormais, indifféremment, les termes de discours (écrit) et de texte. La linguistique française utilise très peu le concept de texte au bénéfice de ceux de discours et d’énoncé. Nous considérons ainsi d’emblée le discours et le texte comme des manifestations écrites. Ce choix nous permettra de marquer l’importance réciproque du processus de production et du processus de réception du savoir.

249.

La métaphore exerce, en effet, une double fonction : de conservation et d’innovation. Elle permet de montrer la nouveauté au même titre que la cohésion du discours. Ainsi, aussi bien la métaphore que l’analogie font partie intégrante de l’ensemble des éléments nécessaires à l’innovation de la connaissance de la pensée scientifique. Néanmoins, pour Bachelard, ces deux éléments empêchent la connaissance objective de la réalité.

250.

Par exemple, la préparation de son texte pour une revue spécialisée.

251.

Les “referee” ou comité scientifique des revues et par la communauté scientifique.

252.

Quels sont ces modèles ? Il s’agit de modèles parfaitement réglementés a priori et a posteriori. Ce sont des modèles appartenant à une systémique de la normalisation terminologique, voire terminopraxique. À titre d’exemple on peut signaler : l’imposition d’une présentation précise et objective, le “débrayage actanciel”, les procédés de nominalisation, d’objectivation et d’impersonnalisation (référents anaphoriques, thématisation, etc.).

253.

Quant à la notion de communication nous la traiterons infra 4.2.

254.

Au sens d’acteur, c’est-à-dire, celui qu’en accomplissant un acte dans le réel, se fait reconnaître par les interlocuteurs/coénonciateurs de l’espace social.

255.

Aussi dénommés actes de parole et actes de discours. Il s’agit d’une approche pragmatique qui attribue au langage le pouvoir de réaliser des choses.

256.

Ducrot la définit comme étant “l’événement constitué par l’apparition d’un énoncé”(1984 : 49). L’énonciation représente les faits dans un énoncé tout en étant elle-même un fait délimité dans le temps et dans l’espace. L’énoncé est ainsi le contenu de l’énonciation, où il joue un rôle, fait partie d’un champ d’utilisation et peut être transféré ou même modifié.

257.

Austin, Searle, Grice et Wittgeinstein s’inscrivent dans cette orientation de la Pragmatique de l’énonciation.

258.

How to do things with words (1962)

259.

L’acte locutoire est obligatoire et essentiel (c’est son contenu propositionnel), l’acte illocutoire (que peut modifier les actions entre les coénonciateurs et qui est reconnaissable par le contexte) est linguistique, l’acte perlocutoire qui est en dehors de la langue.

260.

Pour mémoire, cf. K. Bühler.

261.

Comme une forme d’action anticipée de la mise en forme et de sa formulation.

262.

Les énoncés qui ont une valeur d’action tels que les énoncés constatifs et les énoncés performatifs peuvent décrire tout le cheminement de la production de connaissances.