3.3.3.1 Le discours scientifique : un discours d’action

Qu’est-ce qui caractérise finalement le discours scientifique en tant que discours de la recherche et de la découverte ?

Dans la perspective sémiotique, le discours de la découverte est individuel, à caractère démonstratif 278 , préoccupé par la structuration théorique et le questionnement épistémologique. En revanche, le discours de la recherche est le discours du “faire-savoir”, en actualisation, de nature sociale, argumentatif 279 , préoccupé par la reconnaissance.

Le discours scientifique est un schème qui se fait langue et dont le paramètre essentiel est la qualité. Dans son analyse sur la “langue scientifique et technique” Otman met en évidence les critères spécifiques qui doivent assurer sa qualité : la pureté, la clarté, la précision 280 , l’univocité 281 , l’immuabilité, la logique et l’universalité. Si cela désigne l’idéal à atteindre, grâce à une certaine terminoscopie, le travail des socioterminologues sur les contextes d’énonciation et sur la qualité du discours scientifique montrent que les usages sont loin de respecter les critères préconisés. Ces critères semblent plutôt arranger une certaine terminopraxie 282 . Constatons simplement que le discours scientifique est un discours d’action qui s’adapte contraintes de la communication, en général, sans nuire pour autant au progrès scientifique. Le discours scientifique se présente, en fait, comme un objet observable tout en se distinguant de la langue commune par la terminologie.

Si nous prenons les aspects développés sur le discours spécialisé en termes de niveaux paradigmatiques et programmatiques, les propos de M. Cini, spécialiste de la physique théorique, nous semblent tout à fait concluants

‘il convient de distinguer, à l’intérieur du discours scientifique qui se présente sous la forme d’un complexe intégré, d’une part le langage technique formalisé utilisé dans un contexte historique déterminé, à une phase déterminée du développement de la science, pour représenter le patrimoine de connaissances partagées par les experts d’une discipline donnée, et, d’autre part, l’ensemble des propositions qui expriment des jugements tant sur la complétude, la validité, la cohérence interne et la véridicité du langage formel en question, que sur les limites de son champ phénoménologique, sur son utilité pratique, sur sa cohérence par rapport aux traditions culturelles, son adéquation aux attentes sociales, etc.(1992 : 105-106)’

Dans la perspective linguistique de l’ analyse du discours, le discours scientifique apparaît comme un espace constituant, défini par les contenus qu’il transmet, les modes d’énonciation qu’il préconise et par les rapports institutionnels auxquels il se soumet.

À l’intérieur d’un même espace constituant il existe divers régimes de production discursive : les énoncés premiers, qui sont autant d’énoncés fermés, souvent spéculatifs, destinés aux pairs par des supports tels que l’article scientifique ; les énoncés seconds, plus ouverts, à caractère reformulatoire et narratif, en direction d’un plus vaste public ; les énoncés fondateurs qui sont censés créer de nouveaux dispositifs énonciatifs ; les énoncés non-fondateurs qui jouent un rôle de renforcement ou de contestation paradigmatique.

Le discours scientifique est un discours constituant 283 ayant comme désir intrinsèque de s’attribuer un rôle fondateur et qui exerce réellement une fonction fondamentale d’autorité

‘Les discours constituants mettent en oeuvre une même fonction dans la production symbolique d’une société, une fonction que nous pourrions dire d’archéion (...) siège de l’autorité (...) L’archéion associe ainsi intimement le travail de fondationdans et par le discours, la détermination d’un lieu associé à un corps d’énonciateurs consacrés et une élaboration de la mémoire.(MAINGUENEAU et COSSUTTA, 1995 : 112-113)’

Ces auteurs précisent aussi la notion de “constitution” 284 en lui attribuant trois dimensions : un processus réglementé où le discours s’instaure en construisant sa propre émergence dans l’interdiscours ; une constitution systémique vers une totalité textuelle ; un discours qui s’érige en norme et qui répond des comportements et des actions d’une collectivité.

L’hétérogénéité et la multiplicité sont des éléments inhérents à tout discours constituant et que nous pouvons percevoir par la seule analyse de la circulation du savoir, qui met en scène des acteurs d’un système de communication agissant au point de rencontre de sources énonciatives et de produits de genres unis mais pluriels. La prise en compte de ces différents paramètres intervient dans l’analyse du discours constituant tel que le discours scientifique qui

‘a affaire à une production discursive foncièrement hétérogène. Une hiérarchie s’instaure entre les textes réellement autoconstituants et ceux qui s’appuient sur eux pour les commenter, les résumer, les réfuter...À côté de la “grande” philosophie, de la “haute” théologie ou de la science “noble”, il existe des manuels de classe terminale, des sermons dominicaux ou des revues de vulgarisation scientifique. Le discours constituant suppose cette interaction de régimes divers, qui ont chacun un fonctionnement spécifique. Cette multiplicité de régimes de production discursive n’est pas contingente : les productions constituantes qu’on pourrait dire “fermées”, celles où la communauté des énonciateurs tend à coïncider avec celle des consommateurs, sont toujours doublées d’autres genres, souvent jugés moins nobles, qui sont aussi nécessaires au fonctionnement de l’archéion.(1995 : 117)’

Les discours constituants sont encore classés comme auto et hétéroconstituants. Ils se forment en forgeant un cadre légitime, en thématisant leur propre constitution, et en mettant en scène la constitution d’autres discours.

Le discours de l’Écologie, par exemple, est un discours constituant, intérieur et extérieur à d’autres, et vit dans l’interface en inclusion et en exclusion avec les discours constituants juridique et philosophique, et du type non constituant de la Politique. De la même manière, le discours de la Pollution, un discours composite, vit au confluent du juridique, du scientifique et d’un espace institutionnel du politique et du socio-économique.

Notes
278.

Par des opérations de détermination nécessaires au processus énonciatif.

279.

Ici la notion de vérité se lie à l’effet de convaincre et donc à l’idée de débat scientifique (la présence et le conflit des discours dans la connaissance disciplinaire). L’auteur-cbercheur s’impose même à travers la référence qu’il fait aux travaux des autres.

280.

Il s’agit d’un critère assez généralisé. Citons, entre autres, Bourdieu, Lazarsfeld, Merton, Galbraith.

281.

Qui ne cesse d’être une utopie terminologique. Cf. les travaux de D. Gouadec

282.

La terminopraxie met l’accent sur le besoin d’agir sur une communauté afin de lui inculquer des comportements linguistiques normalisés. En revanche, l’hypothèse qui articule terminologie et éditologie préconise une étude critique du travail scientifique et du rôle des communications. Son but n’est pas la normalisation des éléments du savoir mais sa socialisation.

283.

Le discours religieux, philosophique, littéraire et juridique sont aussi des discours constituants (Cf. Maingueneau, 1995). Il s’agit de discours qui prétendent surtout à avoir un rôle fondateur et qui partagent les mêmes contraintes d’émergence et de fonctionnement.

284.

Quand est-ce qu’il y a constitution ? La réponse de Maingueneau et de Cossutta nous semble amplement suffisante : “Il y a constitution précisément dans la mesure où un dispositif énonciatif fonde, de manière en quelque sorte performative, sa propre possibilité, tout en faisant comme s’il tenait cette légitimité d’une source qu’il ne ferait qu’incarner(...) (1995 : 119)