7.1 L’univers du domaine : délimitations et classifications.

Pour continuer notre réflexion, penchons-nous maintenant sur quelques approches, dans le cadre de l’histoire des sciences et de la Terminologie, concernant la notion et le découpage des savoirs en domaines. En d’autres termes, il s’agit de présenter ici quelques perpectives qui sont du ressort des épistémologues et des terminologues confrontés à la problématique de la division des savoirs.

On retiendra comme un lieu commun que l’Homme a toujours besoin de catégoriser, d’organiser conceptuellement le monde. Il a donc besoin des catégorisations, des typologies et des taxonomies pour structurer la perception et la nomination des objets du monde. L’Homme a besoin depuis la nuit des temps de nommer d’abord ce qu’il “découvre”, ensuite de le classer pour mieux comprendre, mieux cerner les idées en vue de l’accumulation de connaissances. Déjà, dans la vie quotidienne, on liste et on classe tout : les courses, le planning de la semaine, les tâches à accomplir, des photos dans les albums, des livres, les arbres généalogiques, etc. La classification est forcément liée à l’acquisition et à la structuration du savoir. Elle est un des atouts de notre démarche perceptive, interprétative et culturelle.

On accède à la connaissance par un processus de sélection. L’homme cherche pour connaître, nomme pour identifier et étiquette pour reconnaître. La première activité cognitive de l’Homme est donc de construire des catégories, d’entreprendre des reconnaissances.

Si on revient aux questions épistémologiques sur la Science, pour mieux reconnaître un savoir on aura besoin de l’intégrer dans un processus de découpage accompagné d’un classement.

Le découpage est ainsi intimement lié à une démarche de catégorisation 437 . Comment procède-t-on normalement ?

Penser à la classification c’est penser naturellement, dans le cadre de notre culture occidentale, à l’idée d’arborescence, à l’idée que la connaissance se développe par ramifications de plus en plus spécifiques, qu’elle se fait par des relations hiérarchiques et des niveaux d’articulation.

D’une manière générale, la Science est divisée en quatre grands domaines “fondamentaux” : la mathématique, la physique, la chimie et la biologie ; et en quatre grands domaines “appliqués” : les sciences de la Terre, les sciences médicales, les sciences de l’agriculture et les sciences de l’ingénierie. Ces généralités sont la conséquence de longs siècles d’histoire classificatoire.

Au Moyen Âge, par exemple, “l’étoile centrale” était la Philosophie. De son noyau rayonnait tout un ensemble de savoirs : la grammaire, la rhétorique, la dialectique, la musique, l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie. Les Lumières accordaient encore une place centrale à la Philosophie, tronc d’un arbre à trois branches : la science de l’Homme, celle de Dieu et celle de la Nature. La vision pyramidale du savoir se renforce au XIXes avec le positivisme : au sommet de la pyramide la mathématique, suivie de la physique, de la chimie et des sciences naturelles, et, à la base les humanités, l’art et la religion. C’était un type de classification savante très prisé jusqu’au delà de la deuxième moitié de ce siècle.

Nous pourrons donc retenir qu’un savoir est un système cognitif organisé et délimité et, par conséquent, que la Science comme champ de savoirs, peut supporter une division en domaines.

À l’heure actuelle, en sachant que le nouveau paradigme scientifique se base sur la communication, et donc sur le partage (système canonique de R&D), et non plus sur l’échange direct, un nouveau type de métaphore classificatoire fait des adeptes dans les milieux scientifiques. Il s’agit de l’expression “archipel des savoirs”, grand ensemble d’îles et d’îlots de savoirs 438 en articulation et point génétiquement liés ou hiérarchiquement dépendants. Ils se lient, au gré des recherches et des besoins technologiques, par des critères et des stratégies internes jugées pertinentes. Par exemple : au centre de l’archipel on trouvera le savoir technique, politique, religieux et artistique, plus éloigné du centre mais interconnecté aux “îles” centrales on trouve la technologie, la morale, le droit et les Beaux Arts, vers l’extérieur de cet archipel “l’île” Science est bien positionnée entre les objectifs de communication et de validité et elle fonctionne, au même titre que les autres, comme un savoir permettant la constitution de champs cognitifs.

De ces divisions émergent, néanmoins, d’autres divisions qui semblent vraiment plus relatives que le domaine. Il s’agit de structures plus fermées : les disciplines qui sont en fait des ensembles d’énoncés organisés à partir de modèles scientifiques considérés homogènes, cohérents, acceptés par consensus, institutionnalisés, dont le but affiché est d’être diffusées et enseignées (cf. II Partie).

Nous savons fort bien que les disciplines représentent la vitrine des savoirs, elles agissent comme des corps physiques : ce sont des langages, vivant par adaptations, évoluant par transmission, se (re)définissant sans cesse et, comme tout corps qui vieillit, pouvant devenir archaïques et désuètes. On peut même juger qu’il est plus facile de cerner une discipline qu’un domaine.

Une discipline est de fait un champ cognitif né à partir d’autres champs cognitifs plus explicites, qui se sert d’un langage existant pour s’organiser et évoluer dans le sens de la complexité permettant à la fin de ce processus de donner naissance à d’autres disciplines dotées au départ des mêmes structures langagières mais qui, en se spécifiant différement, auront une évolution scientifique et langagière différentes. Elles constitueront donc de nouvelles disciplines parce qu’elles sortent du cadre où elles vivaient. Cela nous conduit à penser que dans le domaine large (le grand générique) différentes conceptualisations se réalisent, générant les différentes disciplines qui, par successives spécialisations, se subdivisent en d’autres disciplines. Les propos de G. Otman constituent sur cet sujet un apport intéressant

‘Toute discipline émergente, née de la transdisciplinarité et de la fluidité des échanges scientifiques, vient s’inscrire dans un système organisé de disciplines existantes dont elle cherche à la fois à se démarquer pour tendre vers l’autonomie et auquel elle doit se rattacher pour justifier de sa réalité et de sa pertinence (OTMAN, 1996 : 126)’

Pour synthétiser, chaque discipline est déterminée par un langage, une communauté de spécialistes et par un objet et une méthode scientifique propres.

Il est évident que les produits terminographiques, résultats du travail terminologique, ne pourront intéresser une discipline (enseignement, apprentis de spécialiste, etc) que si le champ traité est plus ouvert, plus complet au niveau conceptuel et terminologique que celui de la discipline concernée. La Terminologie, dans ce sens, a tout intérêt à travailler encore dans le cadre plus large de “domaine”.

On avance souvent le nom de Descartes comme le grand initiateur de ce procédé (que d’aucuns jugeront peut-être trop systématique) de découper en entités simples la complexité, c’est-à-dire, les disciplines, entités englobant des savoirs fragmentés nécessaires à des méthodes de compréhension.

Et du côté des études terminologiques ? Le classement des concepts/termes, la délimitation d’un domaine et d’un sous-domaine est depuis longtemps au coeur des préoccupations terminologiques 439 .

Restons, ainsi, au niveau de la notion de “domaine”. A. Phal croit que le terminologue peut plus aisément analyser le vocabulaire scientifique général (VSG). Il s’agit d’un ensemble vocabulaire commun à tous les domaines de spécialité, et qui, à notre avis, constitue un bon moyen de démontrer l’inefficacité relative des frontières imposées aux différents savoirs.

Ce même auteur procède, de surcroît, à quelques divisions. Les sciences exactes sont coupées en trois grandes divisions : les sciences abstraites comme la mathématique, les sciences abstraites-concrètes comme la chimie et la physique et les sciences concrètes comme la biologie et les sciences naturelles. Au premier coup d’oeil nous remarquerons que l’Écologie qui interpénètre la chimie, la physique et la mathématique, entre autres, est un domaine abstrait - concret.

Pour certains auteurs 440 , toujours dans une perpective terminologique, les langages spécialisés seraient issus d’une catégorie spécifique de domaine : le domaine d’expérience 441 . Cette notion rejoint, en quelque sorte, les propos de F. Gaudin pour qui délimiter les connaissances en domaines revient à faire la répartition de l’expérience en secteurs. Il accepte volontiers l’idée qu’une terminologie fonctionne de préférence dans le cadre d’une activité plutôt que dans celui de tel ou tel domaine.

En effet, la socioterminologie est une des plus récentes perspectives terminologiques qui prenne ses distances vis-à-vis du classement des termes en domaines. La raison avouée est celle du dynamisme des terminologies ainsi que des liens qui unissent la Science, la Technique et la production, bref, la technologie moderne.

Ainsi, dans son étude sur le domaine, F. Gaudin (1995), affirme que le découpage des savoirs en domaines est “une réduction idéologique” en alléguant des raisons d’interdisciplinarité et de coexistence des savoirs 442 . Toutefois, cela n’empêche pas, pour des raisons pratiques, de concevoir des frontières par le biais de la délimitation de champs thématiques sans qu’on puisse porter préjudice à leur sémantique globale, à condition évidemment que le terminologue ait acquis la nécessaire compétence cognitive sur le domaine.

L’auteur souligne encore qu’il faut envisager les domaines comme des “réseaux de noeuds”, caractérisés par diverses densités multiformes. Il a, certes, raison quand il considère comme des artefacts ces découpages en frontières artificielles, mais il est vrai aussi qu’ils aident à délimiter le champ d’une recherche. Cette démarche peut être productive si elle s’accorde avec une méthodologie cohérente et réaliste.

La définition que D. Candel (1979 : 111) donne du domaine nous semble également pertinente

‘Nous entendons par “domaine” ce qui sert à marquer la répartition de l’expérience humaine en secteurs. (...) On peut distinguer assez facilement certains domaines thématiques, correspondant à des secteurs organisés de connaissances : les sciences.’

En ce qui concerne la distinction entre la classification de domaine et celle de secteur, D. Gouadec souligne que le domaine de référence ou d’application, qui constitue le niveau le plus large de délimitation d’un champ, se subdivise en secteurs 443 .

Après avoir présenté ces quelques avis assez complémentaires, nous concluerons par la définition que la norme ISO lui accorde. Le domaine est une partie du savoir dont les limites sont définies selon un point de vue particulier. L’importance accordée en Terminologie au domaine, pour des raisons, somme toute, méthodologiques, est très forte.

Quand on classe des objets on les met en rapport, on dégage des relations conceptuelles. Il est évident qu’on classe les objets par des regroupements, des distributions. Ce besoin de classer est senti en analyse terminologique parce que le terminologue, dans le cadre de son analyse, doit délimiter des champs thématiques, conceptuellement homogènes.

A. Rey (1979 : 25) le précise d’ailleurs en expliquant que “les systèmes terminologiques, formés de signes à fonction dénotative, référentielle et le plus souvent classificatrice, devront être organisés par l’ensemble des critères fondateurs de la classification des objets de connaissance.”

La première tâche classificatoire que l’analyse terminologique effectue est celle de découper le savoir : en “macro-domaines” ou “grands génériques”, en “domaines” , en “sous-domaines”, en “domaines spécifiques”, branches, secteurs, zones, classificateurs, etc., selon les besoins et les objectifs de la recherche terminologique en cours. Pourquoi ? Parce que l’analyse terminologique doit pouvoir regrouper et distribuer les termes dans des jeux de relations, très aristotéliciennes 444 , de type hiérarchique, logique, ontologique, associatif, caractéristiques de toute analyse sémantique. Analyse qui est essentielle à la caractérisation thématique et à l’élaboration finale de la terminologie.

En tout cas, ce qu’il faut retenir c’est que le découpage en domaines nous donne une première carte géographique du champ thématique et elle aidera à indiquer plus en profondeur la topographie des termes.

Le travail terminographique est ainsi, au départ, un travail d’indexation de terminologies. De fait, pour élaborer des produits terminographiques fiables et de qualité, pour concevoir des outils d’apprentissage terminologiquement exploitables, pour promouvoir des formations de spécialistes, il faut trouver des “bornes” pour faire valoir les caractéristiques endogènes du sujet traité. On ne peut apprendre sans une méthode et trop d’information mal exploitée ne peut que nuire à la structuration de connaissances.

Pourquoi dresser des clôtures autour d’un domaine ? Pourquoi, ce besoin, ou tout au moins, cette option ? Tout simplement parce qu’il est idéologiquement plus pratique et plus sensé de s’imposer des limites même s’il s’agit d’un domaine en interaction avec d’autres, comme c’est le cas de la Pollution. Délimiter le domaine est un acte volontaire, non prescriptif, pour rendre plus faciles l’organisation et le classement des unités de connaissance (les termes) et leurs rapports sémantiques. C’est, enfin, une manière simplifiée de comprendre la complexité de ce qui nous entoure. Une première classification ouvre les portes à une véritable orientation pour le travail à accomplir.

Notes
437.

Une catégorisation est, en général, un découpage conceptuel du réel. La classification constitue une série de principes élaborés pour procéder à une structuration d’objets donnés, qui vise généralement l’élaboration d’un système hiérarchique. Les taxinomies résultent de l’organisation systématique de données observées et décrites (l’image de l’échelle de la Nature : ordre, règne, etc.); elles s’appliquent aux classifications, leur représentation peut se faire en arbre (paradigmatique).

438.

V. II Partie sur la connaissance tacite, la connaissance explicite et la connaissance disciplinaire.

439.

Par exemple, des auteurs classiques comme Dubuc, Rondeau préconisent la délimitation de l’arbre du domaine (représentation graphique de la description structurale d’un domaine) comme une des étapes fondamentales du travail terminologique.

440.

On peut citer, entre autres, Galisson et Guilbert.

441.

Il est caractéristique du système de communication ouvert dont nous avons longuement parlé. On le distingue du champ d’expérience qui s’encadre dans un système de communication plus restreint (par exemple, en entreprise).

442.

V. également le texte de L. Guespin in Cahiers de Linguistique Sociale, n° 18, 1991.

443.

V. aussi l’opinion de Kocourek sur le domaine, de Galisson sur le domaine et le champ d’expérience, B. Pottier sur le domaine d’expérience.

444.

Il fut en des tout premiers a proposé une systématisation de la connaissance par des notions telles que le classement, l’ordre, le domaine. On lui doit, en somme, la première logique formelle et un important programme de recherche expérimental sur la Nature.