7.2.1.1 Les apports du XVIIIes : la proto-écologie

Le XVIIIes a vu cohabiter deux courants de pensée. L’un affirmait la libération de l’esprit humain comme le moyen de parvenir à l’acceptation et à la préservation de l’ordre naturel. Le second, plus impérialiste, affirmait la domination de l’homme sur la nature. Cette dualité a marqué de son empreinte l’Écologie dès ses prémices.

La première tradition, s’inspire d’une attitude idéaliste envers la nature. Dans cette perpective, l’écologie est une question d’observations locales, elle fait l’apologie de la simplicité et de la vie humble, de l’ordre naturel, espaces où l’homme peut retrouver son état originel “naturellement bon” 472 et où il coexiste en parfaite harmonie avec les autres êtres vivants.

On fait normalement référence à Gilbert White, disciple de Linné, qui s’est consacré à décrire le microcosme de sa paroisse (Selborne) en faisant l’apologie d’un idéal de bonheur pastoral, en harmonie avec la nature. Son Histoire Naturelle de Selborne, représente les débuts de la science biologique. La nature y est perçue comme un ensemble indivisible et unique 473 , comme un élément organique 474 .

Dans un autre registre, se situe Linné avec ses recherches sur la classification de l’espèce végétale ainsi que la théorie de l’économie de la nature 475 .

L’Économie de la nature 476 est véritablement le concept fondateur de l’Écologie. Elle constitue le stade proto-écologique de l’étude de ce qui était encore la Nature. Il y eut des ambiguïtés, des “insuffisances” conceptuelles, des contradictions épistémologiques et scientifiques mais aussi des bonds en avant avec une grande diversité de recherches et de créativité terminologique par le foisonnement de théories, de concepts, de reformulations et d’adaptations dans un circuit de communication spécialisée qui la rendront plus forte et la feront bénéficier d’une grande diffusion, voire même d’une vaste prise de conscience publique.

Quelles réalités recouvrait le terme économie ?

Au XVIes le mot économie était utilisé dans le contexte de l’administration des affaires domestiques 477 . Au XVIIes le terme œconomia utilisé par les théologiens dans le sens de desseins de Dieu, définissait le gouvernement divin du monde naturel 478 .

Au XVIIIes l’économie de la Nature combinait toutes les définitions, désignait la vaste organisation et l’administration de la vie sur terre : agencement rationnel de toutes les ressources matérielles agissant réciproquement les unes sur les autres à l’intérieur d’un grand Tout. Dieu était le régisseur de la Maison Terre qu’il faisait fonctionner efficacement.

Linné est l’inventeur du concept Économie de la Nature. Comment dominer la nature tout en la respectant ? Par un travail acharné soutenu par la raison. Son traité L’économie de la nature (1749), très admiré à l’époque 479 , est la référence de l’Écologie primitive. Il présente une vision des différentes parties de la nature, des relations et des dépendances de ces parties 480 .

Linné, on l’a déjà dit, aimait la classification 481 : il croyait qu’il fallait donner à chaque élément de la nature sa place précise. De là vient sa réputation scientifique, comme grand réformateur de la botanique 482 . Le Systema Naturae ou système de classification des plantes, en constituait la base solide, efficace et universelle. Cette taxonomie représenta une avancée scientifique majeure qui lui valut aussitôt d’être enseignée dans maintes universités.

Linné a effectivement contribué à combattre l’anarchie qui régnait au niveau des sciences naturelles avec la proposition de son ordre fondamental, même si d’aucuns la considéraient encore quelque peu insuffisante. Il a contribué, en quelque sorte, avec des éléments classificatoires à l’élaboration de la théorie de l’évolution. Il devint le symbole du nouveau savant : l’amoureux de la nature, le chercheur rationnel mais ambitieux, tout en étant un homme de foi 483 .

De perpectives souvent entées sur des réalités bien localisées, l’écologie, au fur et à mesure de ses (re)découvertes, élargira son champ de recherche vers des perspectives plus amples et plus globales.

Parce qu’elle est partie de l’échelle locale (étude de microcosme en Europe et en Amérique) vers une échelle à dimension globale (macrocosme), l’élargissement et la complexité de la recherche, induirint des répercussions dans le cadre sociologique.

L’idée de Écologie commence donc à prendre forme avec l’observation de “lieux de nature”, les grands voyages scientifiques dès le XVIes 484 et avec les préoccupations de classifications de la flore 485 et de la faune.

Notes
472.

Cf. Rousseau

473.

Ce concept a été dénommé en 1926 par Jan Smuts holisme (le tout unifié). C’est l’idée de l’étude de la Nature comme une totalité unique. De ce fait, des positions négatives se sont manifestées contre l’industrialisation naissante qui commençait déjà à menacer la Nature, et contre l’hyperspécialisation qui transformait la science en maintes disciplines.

474.

L’actuel mouvement écologiste a beaucoup de points communs avec cette tendance. Rachel Carson semble suivre cette ligne quand elle dénonce le problème d’équilibre écologique, certes, dans un style alarmiste dans son livre Le printemps silencieux (les méfaits de pesticides).

475.

Pour d’aucuns cette théorie n’eut aucun lien avec l’essor de l’écologie.

476.

La première datation de l’économie de la Nature surgit en 1658 par Sir Kenelm Digby.

477.

C’est le sens également que Linné lui accorda.

478.

Dieu était celui qui faisait fonctionner le cosmos avec virtuosité et efficacité.

479.

Et notamment par G.White et William Boutram.

480.

Ce sont les interactions géobiologiques naturelles ainsi que le cycle perpétuel de la vie (par exemple, la circulation perpétuelle de l’eau) partout : dans le règne animal, végétal et minéral. Les observations de bonheur pastoral s’alliaient aux besoins de domination de la nature. Ces questions intéressaient les naturalistes qui commençaient à croire que chaque être possédait une volonté propre et une liberté d’action ; ces deux idées feront plus tard l’objet de recherches en physique et en chimie.

481.

En 1758 il avait déjà classé environ 40.000 espèces de plantes par genres et espèces. Il s’agissait d’une véritable taxonomie, en partant de la catégorie vaste jusqu’aux différents embranchements. On remarque une volonté de réviser la façon traditionnelle, par genre prochain et différence spécifique, de classer les espèces. Linné proposait une taxonomie basée sur les principes de propagation, de distribution géographique (climat et milieu), de destruction et de conservation des espéces. Il dépassait, d‘ailleurs, John Ray qui, en 1682, avait repertorié 18.000 espèces. Si la classification ait été remise en cause, la terminologie proposée est, néanmoins, toujours utile pour les scientifiques car elle résout des problèmes de synonymie.

482.

Bien sûr avec sa théorie scientifique sur la sexualité des plantes, ses voyages scientifiques en Laponie et le Systema Naturae (la nomenclature binômiale).

483.

À propos de l’incorporation des valeurs et des métaphores religieuses en écologie, on signale les contributions de John Ray avec The Wisdom of God manifested in the works of creation (1691), William Derham avec Physico-Theology (1713), William Paley avec Natural Theology (1802), entre autres.

484.

À titre d’exemple, on peut indiquer les voyages pour l’observation de la dispersion et de la répartition de la flore et de la faune et leurs lieux géographiques de : Antoine de Bougainville, James Cook, Joseph Pitton de Tournefort, Joseph de Jussieu, Carl Linné, Michel Adanson, etc., qui ont eu le mérite par l’acquisition de milliers de nouvelles plantes de se poser à nouveau des questionnements sur leur classification. Le système taxonomique de Linné fut ainsi remis en cause. Avec les nouvelles données, ils proposent une classification basée sur les rapprochements morphologiques qui donneront naissance aux séries évolutives (par exemple, la “méthode naturelle” de M. Adanson et Bernard de Jussieu encore au XVIIes, A-L de Jussieu et Pyramus de Candolle au XIXe). Souvent, ces voyages eurent comme conséquences pratiques la création de jardins botaniques et zoologiques.

485.

Au niveau classificatoire, les contributions ont été importantes pour l’écologie : classifications de plantes, classifications d’animaux, pour aboutir à la classification géographique systématique des végétaux et plus tard des animaux, ce qui rendra possible, après des batailles scientifiques, la théorie des écosystèmes. On voit par là que le manque de diffusion des découvertes scientifiques portugaises, souvent dû à l’action de l’Inquisition, a retardé certains processus expérimentaux. Nous faisons référence, notamment, aux travaux de Garcia de Orta sur la flore des territoires découverts jusqu’en Inde (Colóquios dos Simples e Drogas da Índia au XVIes, ouvrage mixte de médecine, pharmacologie et philosophie naturelle, traduit au XVIe et XVIIes).