Introduction

L’oeuvre cinématographique de Maurice Pialat est une oeuvre déplacée.

Cinéaste en marge des grandes vagues ou courants qui ont fondé une certaine Histoire du septième art, Maurice Pialat n’a su trouver sa place que dans une marginalité décourageante pour les personnes désireuses de pratiquer une analyse systématique de ses films.1

Comment étudier le travail d’un cinéaste qui n’appartient à aucune famille, en marge ou (délibérément ?) coupé d’un passé qui proposerait alors de solides repères, historiques et esthétiques pour des analyses à la fois déductives, réglées et précises ?

Comment envisager une analyse filmique pour une oeuvre qui, au premier abord, ne semble justement accepter aucune analyse ?

Une réponse à cette vaste question pourrait nous être (notamment) fournie par Jacques Aumont qui, pour avoir lui-même effectué les études filmiques que l’on connaît, propose une large réflexion sur les différentes démarches à prendre en compte dans le difficile travail de l’analyse filmique.

« L’analyse, au fond - c’est la thèse de ce livre - n’existe que si elle s’est approprié un objet érigé en singularité, quel que soit pour l’instant le mode ou la raison de sa singularisation. Mais qu’est-ce qu’étudier un objet comme une singularité ? Qu’est-ce qu’étudier un objet, non au sens quantitatif - un seul - mais au sens qualitatif - un qui ait ce charme-là, cette histoire-là, ce pouvoir-là ? Dans quelle mesure peut-on le couper d’autres objets, semblables, conditionnés par lui ou le conditionnant ?
Il est important en particulier de ne pas confondre cette position avec une réponse apparente - et fréquente, parce qu’elle rassure ou satisfait une sorte de surmoi par sa
pseudo-rationalité -, qui est celle de la représentativité : l’objet qu’on analyse s’imposerait parce qu’il en représente un certain nombre d’autres (une période, un style, un auteur, une nation, une notion, etc.). Qu’une oeuvre puisse être considérée comme représentant toute une classe d’oeuvres comparables est une idée que la littérature a souvent connue (...).
Si ce qui distingue les oeuvres (les romans en l’occurrence, mais pourquoi pas les films), c’est exclusivement leur valeur - c’est-à-dire ce qui en elles en appelle au goût et à l’adhésion idéologique et affective -, alors, en effet, on peut choisir n’importe laquelle pour comprendre le romanesque (ou le filmique), dans telle des acceptions de ce terme qu’on voudra. »
2

Cinéma et cinéaste déplacés par rapport à des styles, des périodes ou d’autres auteurs : l’oeuvre de Maurice Pialat représente une énigme et un défi en ce sens qu’aucune étude ne semble pouvoir trouver sa place dans un champ d’analyses plus large. L’analyse de film devient donc un outil (un objet) complexe à maîtriser au sein d’une oeuvre qui semble à priori ne répondre à aucun code ni à aucune règle de fonctionnement ou d’écriture dites « classiques ».

Pourtant, certains critiques comme Joël Magny3 (pour ne citer que lui), soucieux de vouloir identifier le cinéma de Maurice Pialat en offrant à ce dernier une nouvelle appartenance à un groupe, l’a justement classé dans une petite famille de réalisateurs (que l’on ne peut justement à priori pas classer) dans laquelle figureraient également Jacques Rozier ou encore Jean Eustache. Comme l’a écrit Joël Magny, ces cinéastes, tous fils des frères Lumière ‘« ont la même obsession du réel, de l’authenticité physique, à fleur de peau et de caméra. Ne tricher en aucun cas, même pour décrire le mensonge ou l’artifice. Ils ont également en commun une même attitude face au réel, vécu comme fondamentalement intolérable, d’où le souci maniaque de le respecter et de le restituer scrupuleusement, tout en sachant que c’est de là que vient la souffrance et que surgit le désespoir, et que ne peuvent, hélas, en découler qu’une souffrance accrue et un désespoir indicible.’  » 4

Le principal enjeu d’un tel cinéma est tourné vers une certaine recherche de la proximité ; faire du spectateur une personne susceptible de se retrouver ou de revivre chaque seconde, un quotidien, une réalité, fidèles à la vie et à la dimension de noirceur et de cruauté qu’ils revêtent. Capter la vie dans ce qu’elle génère de plus beau et de plus négatif serait ainsi une quête et une volonté constantes, entretenues par le cinéaste.

Beaucoup se souviennent et reprennent souvent très largement le bel article écrit par

Jean-Pierre Oudart et paru en 1969, dont voici un court extrait : ‘« le cinéma de Maurice Pialat ne cherche pas à cacher qu’il est le négatif de la vie. Délibérément non suturé, il crie sa vacuité.’ » 5

Cette esthétique cinématographique se rapprocherait ainsi du « réalisme » en ce sens qu’elle est fondée sur une exploration et une retranscription minutieuses de la réalité, sans tricherie ni artifice quelconques. Aussi, un seul mot pourrait résumer la méthode Pialat et cette démarche, qui consistent à vouloir se rapprocher de l’essentiel et de l’origine d’un acte, d’un mouvement ou d’un déplacement : « captation ».

Retrouver et restituer, par le biais de l’image, l’énigme de l’art dans sa globalité ; capter la spécificité et la profondeur du « moment » pour atteindre la singularité irremplaçable (unique) de l’être humain : telle est la quête dans laquelle s’engage le cinéaste pour prouver au spectateur que la perception qu’il a d’une image animée tient dans ce corps humain qui est ‘« là quand, entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un oeil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler, jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident suffit à faire...’  » 6

Le philosophe Maurice Merleau-Ponty évoque dans une grande partie de l’un de ses ouvrages, l’importance et le mystère des regards (ceux de l’artiste et du spectateur) ; ces regards qui permettent alors d’inspecter les profondeurs du monde dans lequel les corps humains se déplacent. Un autre extrait de cet écrit philosophique nous ramène clairement vers le cinéma de Maurice Pialat : ‘« L’imaginaire est beaucoup plus près et beaucoup plus loin de l’actuel : plus près puisqu’il est le diagramme de sa vie dans mon corps, sa pulpe ou son envers charnel pour la première fois exposés aux regards, et qu’en ce sens-là, comme le dit énergiquement Giacometti : « Ce qui m’intéresse dans toutes les peintures, c’est la ressemblance, c’est-à-dire ce qui pour moi est la ressemblance : ce qui me fait découvrir un peu le monde extérieur. » Beaucoup plus loin, puisque le tableau n’est un analogue que selon le corps, qu’il n’offre pas à l’esprit une occasion de repenser les rapports constitutifs des choses, mais au regard pour qu’il les épouse, les traces de la vision du dedans, à la vision ce qui la tapisse intérieurement, la texture imaginaire du réel.’ » 7

Maurice Pialat qui fut peintre avant d’être cinéaste, semble toujours s’être posé la question complexe de la « ressemblance ». Comment retrouver l’intériorité de l’être humain par le biais de l’image ? Comment créer et faire apparaître, par la magie du cinéma, la texture imaginaire du réel ?

Telles sont ces questions qui jalonnent depuis longtemps le travail d’un cinéaste qui n’a (eu) comme principale préoccupation, que celle de vouloir respecter la réalité pour offrir au spectateur le miroir unique de sa vie et par conséquent le retour fidèle de ses comportements.

Pour toutes ces raisons et pour toutes celles que nous évoquerons plus tard, Maurice Pialat se veut être avant tout un cinéaste du regard.

Il ne peut rien voir qu’originalement (qu’originellement), comme s’il observait un être, une scène ou un phénomène pour la première fois, son principal objectif étant de respecter, (donc) de capturer l’instant présent.

En ce sens, Louis Lumière fut évidemment une révélation pour Maurice Pialat.

« Ce que j’entends par réalisme dépasse la réalité (...). Ce n’est pas faire oeuvre de modestie que de dire que L’Enfance nue fut réalisé sous l’influence de Lumière (...).
Je pensais au Goûter de bébé. Lumière filmait-il la réalité ? Je ne le pense pas. Dans ses films, des hommes et des femmes, captés par un appareil dont ils ne connaissaient rien, cédaient un instant de leur vie et depuis lors tous les comédiens ont fait de même.
Sur le plan du fantastique, Lumière dépasse Méliès. Ces gens, sans le savoir, regardent leur vie. Tout le cinéma est là, dans ce vol de l’existence, dans cette exorcisation de la mort. Ce cinéma est onirique. »
8

Ainsi, pour retrouver cette magie (unique) générée par les vues Lumière, Maurice Pialat opte pour une méthode de travail qui privilégie souvent, la recherche, l’exploration et la capture de l’instant présent. Chaque vue Lumière propose une scène et donne à voir au spectateur une action, un comportement, un mouvement, un morceau ou une bribe de réel ; la « vue Lumière », qui est par ailleurs l’unité minimale d’un système (commercial, technique, esthétique), est avant tout, comme le développe André Gardies dans l’un de ses nombreux écrits, une mise en action du regard, d’un point de vue sur et dans le monde ; « ‘en effet, la vue est le résultat d’un regard qui en un temps, en un lieu et en un point donnés s’est inscrit dans le monde.’  » 9

Ne faudrait-il pas déceler à travers cette petite différence de vocabulaire, une autre différence entre ce qui relèverait du « filmique »10 (un point de vue sur le monde) et ce qui relèverait du « cinématographique » (avec cet autre point de vue dans le monde) ?

Sans aucun doute, la marque, l’empreinte, l’inscription d’un comportement, d’un geste, ou même d’un regard dans le monde, représentent ce vol de l’existence que rien (en l’occurrence qu’aucun travail d’écriture préalablement établi) ne peut (venir) perturber. C’est ce moment de dessaisissement que Maurice Pialat convoite ; il s’agit alors pour lui, tout d’abord de stimuler et ensuite d’intégrer à la narration ce moment de déprise où la création lui échappe pendant un temps, où la fiction devra se confronter à l’imprévu et à l’arrivée (provoquée) du réel.

La véritable question qui se pose à nous, est en ce sens fondée sur l’étude du dispositif filmique mis en place par l’auteur pour que cette « matière jaillisse » au coeur d’un système narratif qui se nourrira forcément (et comment ?) de ces instants incontrôlés, bondissants, percutants où ce n’est plus le film qui s’empare du réel mais bien le réel qui investit et contamine la création.

Maurice Pialat est à la recherche de ce regard, de ce fameux moment d’émergence, qui donnent à voir une scène qu’aucune démarche et qu’aucun travail d’écriture, ne pourraient, ni rattraper ni influencer. La vérité n’est pas la finalité d’un tel travail ; c’est plutôt l’émergence de cette vérité au sein du plan, qui semble être le seul et unique but exigé et recherché (voire raconté). Ainsi, si l’on veut encore évoquer le jaillissement créatif, la « manière » semble être aussi importante à analyser que la « matière » elle-même.

La scène chez Pialat, comme nous l’analyserons par des exemples précis dans les pages suivantes, est créée par la construction du regard, par la mise en jeu d’un point de vue singulier, par une démarche qui veut faire confiance au réel, à l’inattendu et aux surprises du monde filmé.

Espace regardant et espace regardé, confrontation de deux mondes actifs, cette scène est le résultat de ces deux forces comme chez Lumière : celle du réel et celle du regard du cinéaste.

En 1972, Maurice Pialat avait déclaré à la sortie de son film Nous ne vieillirons pas ensemble que son cinéma était ‘« un cinéma de regard qui crée sa propre vie et l’enregistre.’  » 11

L’important pour le réalisateur est d’être dans le monde à un moment donné, pour pouvoir capter et récupérer une trace de vécu ; comme pour retrouver un certain degré premier de la communication, ce fameux degré où l’acte du filmage et le mécanisme qui produit le spectacle, deviennent presque transparents...

« Se coller », « embrasser » les choses en s’en imprégnant et ne plus seulement les regarder de loin, en restant uniquement spectateur ; devenir acteur de sa propre réalisation : telle est la quête du cinéaste et de l’artiste d’une manière générale, comme le note à nouveau très justement Maurice Merleau-Ponty.

« Le peintre « apporte son corps », dit Valéry. Et, en effet, on ne voit pas comment un esprit pourrait peindre. C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le corps opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement. » 12

De même que, c’est en prêtant son corps au monde que le cinéaste peut prétendre changer ce monde en images.

Comment Maurice Pialat a t-il choisi de rendre visible le monde qu’il filme ?

Comment envisage t-il son implication lors du tournage et surtout quel regard cherche t-il à porter sur son environnement ?

« Pour moi, le réalisme n’est pas ce qui se passe aujourd’hui ou ce qui se passe hier.
Au moment de tourner, il n’y a pas de temps ; il n’y a pas le présent, le passé (entendu comme historique). Il y a le moment où l’on tourne. »
13

Si cette dernière déclaration faite par l’artiste sous-entend l’existence probable d’une méthode de travail singulière (sorte de passage obligé dans l’évolution de la création du film qui, comme nous le verrons, conditionne la mise en scène), notons dès lors que ce désir et ce choix d’aborder la scène en faisant abstraction d’une certaine notion du temps, répondent en partie à une esthétique « moderne ».

Le cinéma moderne14 s’est ouvert à l’actualité, au monde, et à l’histoire, à tout le hors-champ qui a envahi l’écran et fait imploser la belle homogénéité du cinéma classique : le concept d’oeuvre autonome et de forme close est invalide.

Unité de but, donc : le réalisateur, ayant le plus souvent rejeté toute fiction préparée, tout système d’écriture qui pourrait par la suite devenir trop présent, cherche à traquer la vérité de l’acteur, de sa mise en situation et de sa mise en action. Le cinéma moderne propose donc un autre regard pour scruter et dévisager le monde. Il s’agit désormais pour le cinéaste de faire venir naturellement ou violemment le réel à lui, et surtout d’enregistrer et de mettre à nu la ou les méthodes utilisées pour cette révélation.

Comme le note Alain Bergala15, la grande question du cinéma, depuis Roberto Rossellini, devient :

« ‘Comment la vérité peut-elle advenir au film ? (...) C’était une question neuve car le problème n’a jamais été, dans le cinéma classique, que la vérité advienne au film. Le film pouvait proférer une vérité mais elle lui était antérieure : dans le contenu du scénario, dans la définition psychologique de ses personnages, dans les présupposés philosophiques du récit qu’il était chargé de traduire en images. Pour la première fois, avec la modernité, le cinéma prend conscience qu’il n’est pas condamné à traduire une vérité qui lui serait extérieure mais qu’il peut être l’instrument de révélation ou de capture d’une vérité qu’il n’appartient qu’à lui de mettre à jour (...).
Parmi les cinéastes modernes qui ont eu en commun de croire farouchement que la vérité devait advenir à eux par les moyens du cinéma et par eux seuls, certains allaient pencher du côté d’une méthode douce, propice à la révélation de la vérité (Rivette, Garrel, Duras, Wenders, Rohmer), d’autres allaient préférer la méthode la plus dure qui consiste à traquer ou à forcer cette vérité au tournage, en essayant de faire rendre gorge à la réalité de cette part de vérité qu’ordinairement elle dissimule (Bresson, Straub, Pialat, le Bergman moderne).
D’autres enfin, Godard et Eustache par exemple, oscillent sans cesse, et parfois dans le même film, d’un pôle à l’autre.’  »

Et pour que cette vérité advienne, le film doit devenir le documentaire de son propre tournage. L’intrigue, le sujet et les motivations psychologiques sont relégués au second plan ; ce qui importe désormais, c’est d’en capter la vérité, en instaurant un rapport de viol(ence) et de rapt entre la caméra et l’acteur.

Ainsi, « tout un pan du cinéma moderne - Bresson, Bergman, Godard, Straub, Eustache, Pialat - s’appuiera par moment sur cette conception du cinéma selon laquelle la caméra est chargée d’extorquer à l’acteur l’aveu plus ou moins contrôlé de sa vérité, en enregistrant pour le spectateur les effets de sa propre violence. »

Ce mode de filmage relève plus du dispositif de torture que d’une pure représentation : unité de fonctionnement encore.

Mais le cinéma moderne n’a pas seulement déplacé ou effacé les méthodes de travail du cinéma classique ; cette nouvelle tendance du cinéma n’allait pas uniquement recréer une nouvelle démarche - en l’occurrence celle qui consiste pour le cinéaste à être dans le monde et plus seulement face à lui -. Avec cette rupture et avec ce nouveau rapport de distance face aux êtres et aux choses, c’est une représentation globale de l’être humain qui est bouleversée.

Les corps, les visages, les déplacements sont filmés, montrés et perçus différemment.

« Le cinéma moderne invente donc des corps nouveaux (Jean-Paul Belmondo à ses débuts, Jean-Pierre Léaud, Bernadette Lafont, Juliet Berto, Bulle Ogier, Monica Vitti...), de nouvelles façons de bouger, d’autres rythmes, d’autres voix. » 16

Jean-Louis Leutrat qui a voulu dans son ouvrage, envisager une nouvelle histoire du cinéma, fondée sur l’évolution des diverses représentations du corps à l’écran, évoque aussi l’écriture filmique du mouvement ou par le mouvement.

Le cinéma moderne propose un regard neuf qui fait que le mouvement (notamment des corps, notre « matière jaillissante ») instaure immédiatement de nouveaux rapports, de nouvelles données avec le temps et l’espace mais aussi avec l’Histoire et la Mémoire.

Les déplacements (des corps, des visages, des voix, des caméras, etc.) développent une autre consistance et une autre existence pour les êtres et les choses qu’ils enveloppent et qui les enveloppent ; ils développent forcément leur propre écriture, leur propre langage. Mais ajoutons également qu’avec le cinéma moderne, ‘« des personnages, pris dans des situations optiques et sonores pures, se trouvent condamnés à l’errance ou à la balade. (...) Ils sont plutôt livrés à quelque chose d’intolérable, qui est leur quotidienneté même. C’est là que se produit le renversement : le mouvement n’est plus seulement aberrant, mais l’aberration vaut maintenant pour elle-même et désigne le temps comme sa cause directe. (...) Ce n’est plus le temps qui dépend du mouvement, c’est le mouvement aberrant qui dépend du temps.(...) L’image-temps directe est le fantôme qui a toujours hanté le cinéma, mais il fallait le cinéma moderne pour donner un corps à ce fantôme.’  » 17

Le cinéma de Maurice Pialat s’inscrit indéniablement dans ce refus de la linéarité, de l’homogénéité, de la dramaturgie liée à un certain travail (ou système) d’écriture trop pesant (trop présent), que l’on peut repérer dans le cinéma dit « classique »...ce qui rend ainsi difficile, (comme nous l’avancions précédemment), toute analyse filmique basée sur un système de pensée codifié ou déductif.

Aussi, pour que ce refus prenne un nouveau visage au nom d’une recherche esthétique dite « moderne », Maurice Pialat comme beaucoup d’autres cinéastes, a su remettre en cause la notion de mouvement au sein de son oeuvre.

En effet, avec le cinéma moderne, nous avons pu découvrir de nouveaux personnages ; réticents à l’égard des structures sociales bien définies, à l’égard de règles communes, précises et trop bien établies, ces personnages aux corps errants, itinérants, en décalage ou constamment en possible partance sitôt qu’ils sont présents quelque part, redéfinissent par conséquent les enjeux, le rôle et la place de leurs déplacements au sein même de la fiction et de sa construction.

Comme l’a analysé (certes de façon un peu légère) Annie Goldman18, l’errance par exemple, devient à partir de 1960 le sujet principal de beaucoup de films.

Mais nous pourrions approfondir cette idée en évoquant les films de Roberto Rossellini, inventeur du cinéma moderne. Ingrid Bergman, pour ne citer qu’elle, n’a

t-elle pas souvent incarner l’errance dans Stromboli, Europe 51 ou encore Voyage en Italie ?

L’errance qui s’accompagne souvent du phénomène de marginalité, amène alors le ou les héros à se déplacer de lieux en lieux, de villes en villes comme si, à cette liberté physique, s’ajoutait une quête spirituelle. Wim Wenders, Chantal Akerman, Jean-Luc Godard ou Marguerite Duras (pour ne citer que ces cinéastes), amènent ainsi leur regard et leur travail sur le déplacement qui devient, au fil des années, une donnée essentielle dans la construction narrative et esthétique de leurs films.

Le travail de Denise Cayla sera par ailleurs pour nous, une référence enfouie importante dans l’avancée de notre recherche, dans la mesure où elle a choisi d’aborder le cinéma de Wim Wenders sous un angle d’étude fort intéressant. En effet, elle s’est penchée sur les thèmes de l’errance et des points de repère des personnages présents dans les films du cinéaste allemand. La question du mouvement est selon elle, à la base de sa démarche filmique.

« Le mouvement est la caractéristique de l’image cinématographique ; par le jeu sur les mots ’motion pictures / emotions pictures’, Wenders situe le cinéma comme le lieu et l’espace temporel où, par le mouvement conjoint du film à vingt-quatre images par seconde et en route vers eux-mêmes et vers autrui, pourra renaître l’émotion.
Il constitue le film et le mouvement comme le support et le moyen par lesquels l’idée du changement entre dans le domaine du possible. Ainsi, le mouvement est la loi que Wenders impose à ses personnages ; le voyage, état transitoire, s’oppose à l’arrêt qui signifierait la mort. »
19

Redéfinir la place et le statut des héros et des personnages dans la fiction, c’est aussi redéfinir leurs déplacements dans l’espace et le temps ainsi que le ou les rôles que peuvent ainsi jouer ces déplacements dans la construction filmique ; se dessinent alors progressivement les enjeux et la problématique de notre recherche...encore faut-il pouvoir comprendre la cause souvent cachée de ces déplacements si fructueux pour la narration...

Parce que si le cinéma moderne ouvre la voie d’un regard neuf porté sur le monde ; parce que si le cinéma moderne délègue ce même regard à une nouvelle forme de personnage au sein de la fiction, il est, par conséquent, presque normal ou logique de voir le déplacement devenir un enjeu et/ou un outil narratif important dans la conception du film.

Cette nouvelle démarche associée à la question du déplacement n’aurait-elle pas vu le jour à un moment précis...lorsque le monde a découvert l’horreur des camps de concentration ?

Si l’on se réfère à Serge Daney20, la perception que l’on a pu avoir des corps - et surtout la perception que l’on a pu avoir du monde entier - a changé à un moment-clé, moment qui correspondrait à la véritable naissance du cinéma moderne : c’est lorsque le monde entier a découvert (car il s’agissait bien d’une découverte) la catastrophe des camps de concentration, le désastre de la déportation, du déracinement et des déplacements de foules entières. Dès lors, l’être humain et plus particulièrement son corps, ne peuvent plus être filmés n’importe comment.

Le déplacement de la caméra ne peut plus avoir le même statut et ne peut plus avoir le même « discours » que par le passé ; c’est ce qu’explique Serge Daney dans son article intitulé Le Travelling de Kapo en se référant pour sa part à un article écrit en juin 1961 par Jacques Rivette. Cet article du cinéaste paru aux Cahiers du cinéma 21, fut une révélation pour Serge Daney qui comprit alors à l’époque, que le cinéma avait changé en devenant « moderne ».

La modernité jaillit avec une certaine prise de conscience : celle de devoir regarder le passé et de devoir en référer au présent.22 Jacques Rivette avait dénoncé un mouvement de caméra dans le film Kapo de Gillo Pontecorvo. Ce travelling en trop, mettait en scène le cinéma (ou plutôt c’est le cinéma qui se mettait en scène lui-même) et dénaturait par conséquent la séquence et son discours. Le mouvement de la caméra prenait le pas et cassait les distances qu’il aurait fallu prendre ou préserver avec le moment. Le mouvement de caméra en question devient narratif ; en devenant spectacle, il s’impose. Peut-être aurait-il fallu alors envisager cette scène d’un point de vue plus descriptif ? Peut-être aurait-il fallu laisser le réel venir à soi et ne pas succomber à la tentation d’aller le chercher en provoquant son irruption par ce mouvement déplacé ?

« Dans son article, Rivette ne racontait pas le film, il se contentait, en une phrase, de décrire un plan. La phrase, qui se grava dans ma mémoire, disait ceci : « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. » Ainsi un simple mouvement de caméra pouvait-il être le mouvement à ne pas faire. » 23  

Le déplacement de la caméra devient dès lors, une affaire de morale ; en effet, avec ce nouveau regard, avec ce regard que le cinéma moderne porte sur les êtres et le monde, tout mouvement, tout déplacement physique et/ou ’technique’ s’inscrivent dans un contexte, jusqu’ici absent. Le déplacement se charge ainsi d’un passé, d’un discours, d’une morale ou d’un état d’esprit qui identifieront cette « modernité » du cinéma.

Roberto Rossellini et le cinéma moderne posent alors plusieurs questions.

Avec eux, apparaissent d’autres personnages qui nous proposent d’autres thèmes encore (peu) inexplorés par le cinéma. Le mouvement (l’errance, le déplacement, la violence, le voyage, etc.) devient le moteur de la construction filmique et souvent le sujet-clé de l’histoire.

Les acteurs-personnages, le cinéaste et la conception entière du film sont motivés et sont fondés autour du mouvement.

Serge Daney, qui dans l’un de ses entretiens, a insisté sur l’amalgame ou le rapprochement que l’on peut établir entre le voyageur et le cinéphile, entre le voyage et le cinéma, nous rappelle que les films qui nous ont marqués, nous spectateurs, sont souvent les films conçus selon une logique particulière : celle du déplacement.

Pour lui, le cinéma moderne a pu naître avec et grâce à cette logique.

« Et je suis content d’en être, via mon corps et à travers cette expérience de la marche, le passeur : passer d’un plan nul à un autre qui restera. Fellini est grand dans la mesure où il ne filme jamais un morceau de bravoure sans montrer le plan d’avant et celui d’après, c’est ce que j’ai appris à aimer chez lui - il pense ses films selon une logique de promeneur. (...)
Le marcheur est celui qui accepte cette idée que le spectacle est toujours déjà commencé. »
24

Dès son premier film, Maurice Pialat affirme une démarche prononcée pour le voyage. L’écriture même de ce premier court-métrage sera axée sur cette logique du déplacement ; déplacement sous forme de visite guidée à travers les tristes cités ouvrières de la banlieue parisienne. L’Amour existe est une avancée, une progression et une étude presque urbanistique de la périphérie et se révèle être déjà un regard sur ces espaces rejetés, déplacés, « en dehors de », « extérieurs à » (la capitale).

La construction de la première séquence de ce documentaire est entièrement basée sur le mouvement lent d’une caméra qui, petit à petit (sans brutalité ni précipitation), plonge le spectateur dans un univers presque inconnu.

La caméra qui se déplace en travelling avant, a une fonction bien précise : « l’exploration ». Le déplacement ininterrompu de cette caméra dynamise non seulement ce début de film (comme si le cinéaste prenait le soin d’introniser, d’inviter ou d’intégrer le spectateur au sein des quartiers visités), mais elle explore également un monde nouveau ; elle dégage et propose plutôt un nouveau regard (ethnologique, ethnographique ?) sur le monde. En effet, la succession de plusieurs lieux décrits par une voix-off - qui n’hésite pas, à la manière d’un guide, à donner des indications géographiques à la fois précises et déroutantes -, dénote une volonté certaine de créer une identité, une consistance à l’espace. Le mouvement devient alors véritablement le moyen de montrer et de raconter l’espace exploré et dévoilé (immeubles, jardins, industries, rues, routes, etc.).

Pour illustrer notre propos, nous pourrions prendre un extrait précis du découpage et du commentaire in extenso25 de ce film (L’Amour existe) réalisé en 1960.

A plusieurs reprises les mots « travelling » et « panoramique » seront employés dans l’écriture de ce court-métrage. Les mouvements de caméra accompagnent le commentaire et sont un moyen narratif de représenter et de raconter le déplacement (des populations, du spectateur, du voyageur qui observe le monde derrière sa caméra).

La voix-off glisse également sur les images et dépeint le parcours de voyageurs, de banlieusards ou d’enfants des cités. Le métro, la voiture et le train sont montrés comme des échappatoires à l’ennui des quartiers construits en hâte. Le film raconte le périple de populations ballottées, entraînées dans des sortes de flux ou autres marches collectives.

Ainsi, dès son premier film, Maurice Pialat annonce sa vision du monde ; dès les premières images, il affiche sa démarche : faire du déplacement un élément récurrent, mais surtout une fonction décisive dans le récit et une figure déterminante dans la construction narrative et esthétique de ses films.

Comment faire alors du déplacement un élément constructif aux vertus narratives pour la fiction ? De quelles manières imaginer ce déplacement comme l’un des moyens pertinents de raconter des histoires ?

Aussi, dans ses fonctions les plus explicites, le déplacement devient un thème fort (parce que constant) dans les films de Maurice Pialat.

L’Enfance nue (premier long-métrage du cinéaste), par son sujet tout d’abord, est l’étude d’une progression géographique effectuée par un enfant qui a été abandonné par ses parents.26

Son errance l’amène à rencontrer de nouvelles familles et à se déplacer de villes en villes, de maisons en maisons. L’histoire est donc souvent, chez Pialat, marquée par le voyage, l’errance ou les trajets quasi constants (pour ne pas dire incessants) des personnages principaux qui s’avèrent être foncièrement instables.

Pour Joël Magny, « les personnages authentiquement ’pialatiens’ sont toujours, d’une façon ou d’une autre, des êtres décentrés, déplacés aussi bien dans l’espace que par rapport au groupe social (ou simplement la famille) dont ils sont issus. En transit la plupart du temps. Partir, rester, revenir ? Ils ne tiennent pas en place parce qu’ils n’ont pas de place.
L’image symbolique de cette situation presque ontologique de l’’homo pialatus’ se trouve au début de L’Enfance nue, lorsque Simone n’entendant pas François qui se trouve dans sa chambre, le fait descendre auprès d’elle, pour le chasser quelques instant plus tard.
Les expulsions brutales - souvent accompagnées d’un retentissant ’Fous le camp !’ - sont d’ailleurs un motif récurrent de l’oeuvre de Pialat au même titre que les portes ou les escaliers chez Bresson. »
27

La scène est alors le lieu des départs et des arrivées ; elle devient le lieu privilégié des irruptions des corps des personnages, qui partent et reviennent sans cesse, mettant ainsi la narration à l’épreuve en ce sens que ce sont souvent ces déplacements physiques imprévus et incontrôlés qui deviennent la matière première du récit. Le déplacement est donc à envisager dans son aspect le plus physique ; à savoir que les corps (des acteurs-personnages) sont la véritable matière jaillissante et fondatrice de la narration chez Maurice Pialat.

En ce sens, le film est en constante mutation. Sans cesse court-circuitée, toujours déplacée, la narration se doit d’accepter et d’intégrer les mouvements des corps ; ces corps qui sont comme des piliers significatifs pour le spectateur (dans sa lecture et dans son propre déplacement au sein du film), ces corps, sorte de substance pleine de sens et pleine de discours à décoder, sorte de réservoir plein d’histoires et de vérités concernant les personnages de l’histoire racontée.

Ainsi, comment la narration peut-elle exister sur l’idée qu’à tout moment, peut surgir un corps venu du réel qui déstabilisera et donnera du coup un nouveau sens et une nouvelle direction à une trame narrative fictionnelle qui semblait pourtant prendre sa place au coeur du film ? Comment peut-on raconter des histoires quand intervient ce qui relève de l’inarticulable, quand surgissent ces corps en déplacements perpétuels, apparaissant et disparaissant en laissant derrière eux des traces de réel avec lesquelles il faudra créer, raconter, exprimer ? Comment créer avec ces déplacements physiques qui semblent malgré tout porter et supporter l’émergence de la narration au point que le film entier semble se nourrir constamment de ces écarts, de ces manifestations physiques, sensibles et accidentelles ? Comment créer avec l’accident, la sortie de route, l’écart...le déplacement (sous toutes ses formes) ?

Comment faire de ces déplacements physiques un élément narratif quand leurs causes ou leurs origines semblent, au premier abord, oubliées et absentes du récit ?

Comment exploiter la figure du déplacement sans risquer d’immerger les personnages dans des situations où le réel trop présent, pourrait les déconnecter d’une histoire fictionnelle espérée (au bout du compte) par l’auteur et le spectateur ?

Mais au fond, quelle est la cause ou l’origine de ces déplacements physiques ?

Car, telle est la question qui hante toute analyse de l’oeuvre de l’auteur lorsque l’on veut considérer les motivations et comportements des personnages dont la consistance psychologique laisse souvent, pour ne pas dire toujours, la place à la consistance corporelle.

La communication entre les êtres (dans ses absences ou ses carences, dans sa perte ou dans sa conquête) est-elle ou représente t-elle la cause ou la conséquence de ces déplacements, révélateurs d’une perturbation vécue par les personnages ?

Notre thèse ne serait-elle pas finalement fondée sur la recherche d’une réponse à cette question fondamentale qui nous transportera (nous déplacera) vers la quête d’une cause manifestement cachée, continuellement absentée et éternellement évitée ?

S’il est impossible pour le moment de savoir si le déplacement du personnage est un moyen de communiquer et le résultat d’une recherche intime, silencieuse et inconsciente, il est raisonnable d’affirmer présentement qu’il est, en tout état de cause, un moyen de représentation (ajoutons que nous ferons confiance, au départ de notre démonstration, à ce postulat).

Le personnage et ses parcours purement physiques sont donc, avant tout, à prendre en tant qu’objets narratifs au coeur du film.

Nul doute alors que les mouvements de son corps sont des figures déterminantes qui participent à cette écriture dite du « déplacement », motivée par une démarche de réalisation singulière que nous étudierons au cours de ce travail.

En somme, la question pourrait être : la représentation de l’univers filmique créé par Maurice Pialat, passe t-elle par le déplacement et si c’est le cas, quelle est la nature et le poids de ce déplacement dans la construction narrative et esthétique de ses films ?

Comment raconter ? Le « comment raconter ? » ou les réponses à cette vaste question peuvent-ils prendre vie grâce aux déplacements et aux usages qui en sont

faits ?

Il s’agira donc pour nous de chercher et de comprendre la présence et la signification des déplacements au sein du cinéma de Maurice Pialat...leur nature mais également leur origine, leurs causes et leurs conséquences, que ce soit du côté de la construction narrative, du côté de la démarche créatrice du cinéaste ou du côté du personnage

lui-même dont le corps nous rappelle à chaque fois sa force et la capacité qu’il a, à donner du sens aux récits, aux films et à l’oeuvre entière du cinéaste.

A travers quelques exemples précis, qui constitueront par ailleurs les points de repères essentiels dans l’étude complète des longs-métrages que Maurice Pialat a réalisés pour le cinéma, nous nous attacherons à dégager les enjeux et par conséquent les éléments liés au déplacement, qui structurent chacune de ses créations.

Van Gogh, L’Enfance nue, Police, et Passe ton bac d’abord (pour ne citer que ces films représentatifs de quatre chapitres distincts), nous permettront de nous pencher notamment sur le déplacement du sens discursif qui engendre une construction verticale du récit chez Pialat. La création du récit passe par certaines idées ou figures narratologiques précises que nous tenterons de mettre à jour.

Le déplacement se manifeste dans la structure narrative du film et conditionne une lecture spectatorielle sur laquelle nous nous attarderons dans un second temps.

Le cinéaste utilise notamment l’absence de cause et le corps comme « pivot narratif » pour impliquer et placer le spectateur dans une lecture filmique particulière. Le sens de ses récits, les divers écarts ou circulations qu’il fait subir à la construction narratives de ses fictions, influencent de fait l’architecture de ses histoires et composent par conséquent, (presque logiquement serions-nous tenter d’écrire), une esthétique que le montage viendra, par la suite, affirmer. C’est toute une stratégie et un rapport de coopération filmique vis-à-vis du spectateur, qui sont ainsi créés.

Le premier type de déplacement que nous étudierons concernera donc celui du « sens » au coeur de la narration, autant du point de vue de sa construction que du point de vue de son appropriation par le spectateur.

Loulou, La Gueule ouverte, Nous ne vieillirons pas ensemble et A nos amours constitueront une base de réflexion pour notre seconde partie. En effet, le réalisateur cherche la fiction et l’événement (fictionnel) comme un chercheur, un explorateur, un ethnographe recherchent l’inconnu, l’imprévisible ou tout ce qui dans l’être humain (tout ce qui le constitue physiquement) pourra changer, déplacer et construire sa propre vision du monde mais également la narration filmique. Au travers d’un travail particulier sur les marques de l’espace et du temps au coeur de la scène filmique et par le biais d’un regard et d’une démarche documentaires sur le monde, Maurice Pialat raconte, met en place, une fiction en perpétuel déplacement, c’est-à-dire attirée ou influencée par une esthétique dite « réaliste ».

C’est ainsi que se construit presque naturellement un récit lui aussi en perpétuelle évolution et véritable témoin du télescopage entre ce qui relève du réel (imprévisible mais constamment sollicité) et ce qui relève d’un monde fictif créé, préparé, écrit et attendu (du moins espéré). Nous verrons donc comment s’inscrit l’événement fictionnel dans un cinéma qui oscille sans cesse entre deux démarches, deux méthodes qui prouvent dans leur articulation que c’est dans la remise en question quasi constante d’une vision sur le monde et les êtres, que parvient à se créer l’identité d’un tel cinéma.

Le type de déplacement que nous étudierons sera donc celui d’une méthode de travail particulière fondée sur la « captation » et les liens alors établis avec la création narrative et esthétique de certains films de l’auteur.

Le Garçu, Sous le soleil de Satan et quelques autres films de l’auteur seront enfin des exemples importants dans l’étude précise des relations complexes qu’entretiennent les personnages ; la recherche de l’autre et ce désir ou ce besoin de vouloir s’en séparer sans cesse, pourraient être non seulement la grande (mais sûrement pas la seule) motivation des personnages, mais également la cause de leurs déplacements, à moins que ces déplacements n’aient une origine ou une cause beaucoup plus lointaine, profonde et surtout mal assumée, qu’il nous appartient de déceler : le mystère reste entier...

Comment le cinéaste raconte t-il cette recherche inconsciente et surtout, comment réussit-il à faire d’un personnage en particulier (qui de plus, est la plupart du temps, absent) un élément important dans le récit du film, une figure déterminante pour la construction narrative et au coeur d’une oeuvre cinématographique, qui commença à prendre vie dès 1968 (avec L’Enfance nue).

Comment un personnage peut-il devenir la quête des autres personnages qui l’entourent et, du coup, l’origine d’une construction narrative filmique ?

Nous tenterons de mettre en lumière l’intimité profonde (invisible) des personnages dont l’existence physique semble être inconsciemment liée à l’histoire d’un être presque oublié, absenté mais secrètement recherché.

Nous tâcherons de montrer que le corps chez Pialat est langage au même titre que la parole et c’est ce déplacement avorté, échoué ou réussi vers l’oralité qui constituera le point d’arrivée de notre étude.

Sur toutes ces hypothèses de départ, nous tenterons donc d’analyser, en trois parties distinctes, les déplacements des acteurs, des personnages, de leur corps et de leurs mots au sein de l’espace et du temps ; déplacements symboliques, narratifs, géographiques et physiques, notre démarche consistera à analyser la narrativité des films de l’auteur, afin de comprendre dans quelles mesures ces déplacements peuvent influencer, conditionner, être mis au service ou participer tout simplement à la construction du récit et à celle d’une esthétique filmique particulière (c’est-à-dire « réaliste et moderne »).

En nous rapprochant des personnages et en étudiant leurs déplacements (au sein d’un récit sans cesse malmené), nous espérons alors pouvoir dégager les enjeux narratologiques propres au cinéma de Maurice Pialat pour démontrer ainsi, que la construction narrative et esthétique des films de l’auteur passent par une stratégie ou une dynamique dite du « déplacement ».

Tout porte à croire que le cinéma de Maurice Pialat prend sa source et ses repères fondateurs, dans les forces de rupture, dans les béances d’une narration sans cesse mise à l’épreuve des personnages et surtout de leurs déplacements physiques, qui deviennent vite les figures essentielles et constitutives de la création, de sa composition et finalement de son interprétation (par le spectateur).

Finalement, toute la question est de savoir si les déplacements des personnages chez Pialat et la recherche de leur(s) origine(s) sont un point de repère pour eux et pour nous (spectateurs), dans la lecture que nous ferons du film et si, ces mêmes personnages, font de leurs déplacements un moyen et une progression énergiques, qui pourraient être motivés et trouver une finalité dans une idée chère à Bruno Bettelheim, résumée dans ces quelques lignes :

« Renaître, être capable d’émotions, et même désirer être aimé ne constituent pas une existence pleinement humaine. Il faut encore pouvoir être actif, pouvoir tendre délibérément la main à autrui pour obtenir chaleur et affection, pouvoir oser combler soi-même le fossé entre soi et l’autre, tendre la main et changer en intimité la séparation physique des corps, aimer et pas simplement aimer être aimé. » 28
Notes
1.

Notons d’ores et déjà qu’il n’existe à ce jour qu’une seule étude universitaire consacrée au cinéma de Maurice Pialat. Bernard Chamayou, Exactitude documentaire et vérité picturale du cinéma de Maurice Pialat : l’inconciliable, Thèse de Doctorat dirigée par Georges Mailhos, Université Toulouse 2, 1990.

Quatre autres Thèse de Doctorat sont en cours de préparation et concerne spécifiquement le cinéma de Maurice Pialat. Cf. « Autres références » in Bibliographie de notre travail.

2.

Jacques Aumont, A quoi pensent les films, Nouvelles Editions Séguier, Paris, 1996, p. 114.

3.

Dans son livre intitulé Maurice Pialat, Joël Magny développe l’idée selon laquelle le cinéaste appartiendrait à cette famille d’artistes, tous enfants des frères Lumière, ne faisant partie en aucun cas ni de la Nouvelle Vague, ni d’une quelconque vague de succession ou de restauration de la tradition de la Qualité Française.

Joël Magny, « Pialat, Eustache, Rozier : les enfants de Lumière » in Maurice Pialat, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, Collection ’Auteurs’, Paris, 1992, pp. 15-16.

4.

Ibid., p. 16.

5.

Jean-Pierre Oudart, « Au hasard Pialat » in Cahiers du cinéma n°210, mars 1969.

6.

Maurice Merleau-Ponty, L’OEil et l’esprit, Editions Gallimard, Collection Folio/essais, Saint-Amand, 1964,

p. 21.

7.

Ibid., p. 24.

8.

Stéphane Lévy-Klein, Olivier Eyquem, « Trois rencontres avec Maurice Pialat »  in Positif n°159, mai 1974.

9.

André Gardies s’intéresse notamment à l’origine donc à la naissance du langage cinématographique au sein de la « vue Lumière » qui revêt un regard sur le monde mais aussi et surtout un regard dans le monde.

André Gardies, « L’oeil était dans le monde » in Génériques n°2, printemps-été 1995, Aléas Editeur, Lyon,

p. 8.

10.

Comme point de départ à des réponses qui pourraient être apportées à cette vaste mais néanmoins intéressante question, nous renvoyons le lecteur à la définition du mot « filmique » élaborée par André Gardies et Jean Bessalel in 200 mots-clés de la théorie du cinéma, Editions du Cerf, Collection 7ème Art, Paris, 1992, p. 89.

11.

Dominique Maillet, « Entretien avec Maurice Pialat » in La Revue du cinéma n°258, mars 1972.

12.

Maurice Merleau-Ponty, « Le voyant-visible »in Existence et dialectique, Editions Presses Universitaires de France, Collection SUP « Les grands textes », Paris, 1971, p. 126.

13.

Ibid.

14.

Notre travail sur le cinéma moderne prend notamment appui sur le programme intitulé Cérémonies du corps quotidiens, écrit par Laurent Asséo et François Bovier à l’occasion du festival portant le même nom.

Ce festival ayant pour thème le corps dans le champ du cinéma moderne, s’est déroulé du 24 janvier au 07 mars 1994 à l’Université Dufour de Genève.

15.

In préface au Cinéma révélé de Roberto Rossellini, textes réunis par Alain Bergala, Editions Flammarion, Collection Champs Contre-Champs, Saint-Amand, 1984, pp. 9-14.

16.

Jean-Louis Leutrat, « Nouveaux corps » in Le Cinéma en perspective : une histoire, Editions Nathan Université, Collection Cinéma 128, Paris, 1992, p. 106.

17.

Gilles Deleuze, L’Image-temps, Editions de Minuit, Collection « critique », Paris, 1985, pp. 58-59.

18.

Annie Goldman s’est intéressée à la question de l’errance au cinéma dans son ouvrage L’Errance dans le cinéma contemporain, Editions Henri Veyrier, Collection Série Essai, Paris, 1985.

19.

Les personnages des films de Wim Wenders sont constamment en mouvement et le besoin de communiquer avec autrui serait la principale motivation de leurs déplacements : telle est la thèse que développe Denise Cayla dans son ouvrage intitulé Errance et points de repère chez Wim Wenders, Editions Peter Lang / Editions scientifiques européennes, Collection Contacts Série III - Etudes et documents - Volume 25, Paris, 1994,

pp. 03-04.

20.

Serge Daney, « La rampe (bis) » in La Rampe, Editions Gallimard, Collection Cahiers du cinéma, Poitiers, 1983, p. 174.

21.

Jacques Rivette, « De l’abjection » in Cahiers du cinéma n°120, juin 1961.

22.

Cette idée selon laquelle la modernité du cinéma serait liée à un regard (absent jusqu’alors) sur l’Histoire, a été développée par Alain Bergala cité précédemment mais s’est aussi affirmée dans les écrits de Youssef Ishagpour et notamment dans son ouvrage Le Cinéma, Editions Flammarion, Collection Dominos, 1996, p. 74.

« Au lieu que le spectateur soit projeté au centre du film, l’oeuvre est exposée devant son regard, se situe et situe le spectateur dans le hors-champ. Ce hors-champ extérieur est le monde, l’historicité, qu’il s’agisse de l’histoire tout court, de l’histoire du cinéma, ou de la présence de la caméra. »

23.

On retrouve l’article intitulé « Le travelling de Kapo » dans Persévérance de Serge Daney - Entretien avec Serge Toubiana -, Editions P.O.L, Paris, 1994, pp. 13-39.

24.

Ibid., p. 124.

25.

L’intégralité du découpage et du commentaire in extenso du court-métrage L’Amour existe, est parue dans L’Avant-scène n°12, 15 février 1962.

26.

Notons que la problématique du déplacement qui constitue la base de ce nouveau travail, est née dans nos recherches précédentes et notamment au sein de notre mémoire intitulé : L’Enfance nue ou l’errance physique de François dans le film de Maurice Pialat, Mémoire de D.E.A de Langue, Littérature et Civilisation Françaises, dirigé par André Gardies, co-dirigé par Jacques Gerstenkorn, Université Lumière Lyon 2, septembre 1996.

En étudiant le parcours initiatique de François (au sein de ses familles ou de groupes sociaux divers, au sein de l’espace et du temps), nous avions ainsi dévoilé les mouvements physiques et verbaux de l’enfant en les mettant en rapport avec les choix narratologiques du cinéaste.

Les mouvements de l’enfant sont à la base du récit, de son écriture, dans son contenu et dans sa construction ;

le corps de François est un corps-passeur car il est le lien entre la diégèse et le monde spectatoriel : telles sont les pistes importantes dégagées au coeur de notre mémoire de D.E.A, que nous nous efforcerons d’utiliser comme point(s) de départ(s) de ce travail de Doctorat.

27.

Joël Magny, op. cit., p. 53.

28.

Bruno Bettelheim, La Forteresse vide, Editions Gallimard, Collection Connaissance de l’Inconscient, 1969.