Première partie
Le déplacement du sens discursif ou la construction verticale du récit

Comme première approche du « déplacement », considérons le « sens » : celui, du récit, de l’organisation des images proposées et forcément, celui de la lecture spectatorielle, lecture spectatorielle quelque fois dirigée, pour ne pas dire contrôlée et (par conséquent) déplacée elle aussi, (disons plutôt en déplacement constant selon une direction et un agencement proches de « la verticalité »), par des effets et des choix narratifs déterminants dans la construction filmique, que nous nous proposons d’étudier dès à présent, dans le premier chapitre de notre travail.

Aussi, le film Van Gogh nous servira de premier exemple pour ()montrer à quel point le récit chez Pialat, se construit sur une conception particulière de la narration et sur des subtilités à déceler du point de vue des déplacements du sens discursif.

Car, si les personnages bougent et voyagent, si le récit proposé est structuré en fonction de leurs déplacements au coeur de l’image, si leur corps et leurs mouvements sont le reflet ou la résonance du poids et des enjeux de leurs relations, il n’en est pas moins vrai que l’événement fictionnel - dont nous nous attacherons à définir précisément la nature, dans le second chapitre de notre travail -, est amené et placé de façon pertinente et stratégique au sein du récit filmique29, même si sa préparation, du moins, son écriture, donnent l’impression d’être constamment chassées (voire éliminées) au profit d’une certaine exploration approximative ou improvisée du réel.

Ainsi, nous nous efforcerons dans les premières pages de cette partie, d’étudier les déplacements du sens (du discours filmique) et nous tâcherons d’exploiter cette piste de travail (qui nous paraît être, à ce stade de notre recherche, capitale dans la problématique et dans le cheminement que nous nous sommes imposés), pour tenter de voir, notamment, en quoi ces déplacements sont ou (nous) apparaissent comme « verticaux » ; déplacements du sens discursif donc, que l’on retrouve dans une démarche artistique, mais également dans l’évocation et la mise en place de l’événement au travers de toute la lecture que l’on pourra avoir du film et de son récit en particulier.

Pour aller plus loin, disons que le spectateur est en face d’un récit qui le provoque ou l’interpelle en proposant un agencement des évènements filmiques dont les origines semblent être toujours sacrifiées au profit des conséquences et où les faits ne semblent pas non plus être présentés par des liens (classiques ou naturels) de causes à effets (l’essence même du cinéma de Pialat ne se situerait-elle pas ici ?).

La représentation de l’événement filmique n’existerait donc pas sur les bases d’un cheminement causal.

Ainsi, si la construction fictionnelle réside sur ces postulats narratologiques qui mettent en avant des déplacements subtils que le spectateur devra s’approprier s’il veut évoluer, posons-nous alors la question de savoir ce qui permet à ce même spectateur d’évoluer et de progresser au coeur du récit et, plus largement, au coeur du film tout entier.

Quels sont les enjeux de sa coopération avec le film ? Quelle en est la nature exacte ? En quoi les déplacements du sens discursif jouent-ils un rôle dans la relation étroite que le spectateur entretient avec le film ?

Le corps du personnage et ses déplacements dans la scène semblent être le lien créateur, la passerelle, les fondations ou le fil d’Ariane qui permettent cette progression spectatorielle au sein de la narration.

Ce corps semble être le ciment du film, l’objet fondateur de la scène, le prétexte,

la cause et la conséquence de la progression de l’histoire ; il se veut être également le support des rapports de coopération qui s’engagent entre le film et le spectateur.

Il sera enfin (comme nous le vérifierons), le moteur du récit, ce qui, au final, apportera en partie un contenu narratif au film, ce même film qui trouvera dans les déplacements physiques des personnages engagés, la possibilité toujours ouverte et sans cesse fructueuse de proposer une histoire au spectateur.

Pour toutes ces raisons et sur toutes ces hypothèses, le corps du personnage s’impose comme la (seule) voie à suivre (?)...cette voie qui ouvre la question de la création narrative, en rapport étroit avec l’engagement du spectateur vis-à-vis de la fiction filmique.

Manifestement et d’un point de vue narratologique, les récits des films de Maurice Pialat intriguent, remettent en cause et stimulent le spectateur qui tente

- comme à chaque fois qu’il est confronté à un récit filmique d’ailleurs -, de se frayer une route, un chemin afin d’entendre, comme nous le rappelle André Gardies, une

voix ; cette voix, qui est l’essence même de la narration et de son appropriation et qui reste à l’origine de l’action de « raconter » : « ‘Ainsi, raconter c’est faire entendre une voix. La voix physique propre à l’oralité bien sûr, mais aussi celle, plus métaphorique et non moins réelle, qui bruisse sous l’agencement des mots et des phrases, sous l’agencement aussi des images et des sons. Voix que j’appelle et qui, semblable à celle des Sirènes, m’appelle, me fascine et proprement me capture. Pourtant voix si ténue et si légère qu’elle échappe à l’emprise théorique. Elle ne saurait, ici, faire l’objet d’un exposé méthodique, néanmoins elle sera présente, mais comme une sorte d’horizon lointain, qui s’éloigne à mesure que l’on avance, et qui pourtant désigne la direction à suivre.’  » 30

C’est sur la piste que nous venons d’ébaucher, que nous allons tenter d’écouter (et non plus d’entendre - comme tout spectateur -) cette voix dès à présent...

Notes
29.

Car, comme le note très justement André Gardies, « le récit filmique, ce n’est donc pas du récit mis en images et sons, mais des images et des sons agencés de façon à produire du récit. Il s’agit alors d’analyser en quoi le langage et l’expression cinématographiques sont susceptibles de produire de la narration et non d’envisager le film comme un ensemble de réponses audiovisuelles à des questions narratives. »

André Gardies, Le Récit filmique, Editions Hachette Supérieur, Collection Contours Littéraires, Paris, 1993,

p. 11.

30.

Ibid., p. 12.