I.1 Van Gogh : exemple d’un déplacement symbolique vers la mort

a). Ecriture d’une mort annoncée

Les films La Gueule ouverte et Le Garçu ont, comme principal déroulement narratif, la mort.

Ces films, comme beaucoup d’autres, ont des récits fondés sur la disparition d’un personnage souvent relégué au second plan, du moins dont l’importance au sein du récit et de sa progression, reste cachée, subtilement voilée ou déplacée en arrière-plan jusqu’à un certain point et jusqu’à un certain moment.

C’est donc sur cette démarche narrative qui fixe la mort comme une finalité annoncée dès le départ et irréversible dans la vie des personnages, que se construisent ces récits.

Sur la base d’une mort prévue et révélée très tôt au sein du film, se constitue donc et se met en action, une histoire qui est, du coup, sous-tendue ou conditionnée par cette rupture finale, attendue de tous (des personnages et du spectateur avertis) ; cette rupture pouvant être une disparition, un départ ou, comme nous l’avons déjà noté, la mort d’un personnage secondaire, secondaire dans sa présence et dans son influence par rapport aux autres personnages qui l’entourent.

Prenons, comme exemple précis, l’histoire de La Gueule ouverte ; la mère agonisant à l’hôpital, est sans aucun doute le moteur du récit. Elle est la plaque tournante et le carrefour qui relient les itinéraires de tous les autres personnages ayant un lien de parenté avec elle.

Sa présence physique n’a que très peu d’importance ; en revanche, sa position en tant que personnage inactif a un rôle déterminant sur l’ensemble de la narration filmique.

En fait, c’est son histoire et plus précisément sa mort qui structure le film. Pourtant, le récit présente aux premiers abords, d’autres personnages tels que le père, le fils, ou la belle-fille, mais ce sont leurs réactions et leur vie quotidienne face à la mort de cette femme (qui n’est pourtant pas le personnage principal du film), qui fondent l’histoire et la mettent en forme en la structurant et en lui donnant un sens.

En surface, au premier degré de la lecture filmique, les personnages les plus présents à l’écran (les personnages principaux ?), créent l’histoire du film, leur propre histoire en somme, qui est sans cesse motivée, enrichie et alimentée en profondeur par la maladie de la mère dont les jours sont comptés.

Plus subtile car plus enfouie dans le récit - qui présente ainsi, comme beaucoup d’autres récits filmiques, plusieurs degrés de lecture dans sa constitution -, la question de la séparation du couple dans Nous ne vieillirons pas ensemble. Même si ce film fera l’objet d’une étude plus précise ultérieurement, évoquons rapidement l’histoire qui met en scène deux êtres qui se déchirent.

Ce qui fait la force d’un tel scénario, tient dans cette séparation, cette rupture finale et irrévocable, que l’on sent proche et qui guette les personnages à chaque scène, guidant par ailleurs le spectateur dans sa progression. Le récit s’appuie en fait sur cette rupture, inexistante en tant que telle, mais qui pourtant s’affirme en mûrissant à chaque plan. Elle s’immisce au fil des scènes et sous-tend l’histoire toute entière ; histoire qui trouve ses fondations dans cet événement caché, sournois, silencieux et lointain mais prêt à surgir n’importe quand pour mettre un terme au film. Dès le départ, on connaît la fin du film qui se profile à l’horizon : aucune surprise donc pour le spectateur quant au devenir des personnages. La dispute sur le marché lors du tournage du film de Jean, est un point de repère important pour le spectateur qui saisit alors, et ce, dès le début du film, la nature des relations que cet homme entretient avec sa concubine (Catherine). Leur rupture devient du coup un enjeu narratif important ; enjeu qui travaillera ainsi le récit en profondeur, en le stimulant, en l’activant sans cesse et en lui donnant du coup, un véritable poids au sein du film.

Pour prendre un autre exemple, évoquons sûrement l’un des plus frappants. Ainsi, comme le note le critique de cinéma Philippe Roger dans l’un de ses articles consacré au film Le Garçu, la disparition d’un être, d’un personnage (qu’il tienne une place centrale ou secondaire dans l’histoire), est finalement à l’origine du récit et de sa construction dans l’oeuvre cinématographique de Maurice Pialat.

« Et d’abord l’affiche, qui induit en erreur ; le « garçu » du titre n’est pas le garçon de l’affiche... Cette fausse piste n’est certainement pas un gag. Puis, en bonne logique d’analyse, on peut s’interroger sur le début et la fin du film. Là aussi, une surprise par rapport à l’affiche : le très présent Gérard (Depardieu) est absent de la scène introductive, ainsi que du plan final. Le Garçu démarre par une scène à deux, qu’on pourrait intituler « la femme et l’enfant d’abord » ; un enfant et sa mère, sans le père. Le film se coupe, en fin, sur un plan isolant la mère, toute en larmes retenues : Gérard reste off ; hors-jeu. Autre angle d’attaque possible : les scènes-clefs qui restent, après coup, dans la mémoire du spectateur.
Il y a là certes une part subjective, mais le choix opéré n’est pas arbitraire ; il correspond forcément à des noeuds du film. Les deux moments qui me semblent s’imposer sont la danse des visiteuses médicales, d’une part, et d’autre part, la tranche de jambon. Dans les deux cas, le personnage masculin se trouve relégué à la condition d’un spectateur tenu à distance du centre de l’action. Assis à une table à l’autre bout de la salle de l’hôtel, Gérard observe de loin les évolutions des danseuses sur la piste ; bien plus tard, alors que le film va s’interrompre, le même Gérard fera semblant de manger la tranche de jambon que lui tend son fils, de l’autre côté de la vitre du café. L’absence de contact réel est rendue plus cruelle par la proximité objective (l’épaisseur d’une vitrine).
Qu’est-ce donc que l’homme (masculin) pour Pialat ? Ce qui disparaît. Le confirme le plan terrible du lit vide, de ce lit auquel on vient d’ôter le poids mort du cadavre du grand-père, le vrai « garçu ». »
31

Le film Le Garçu, raconte t-il l’histoire de Gérard, de son fils et de leur séparation, de leur disparition du cadre ou de l’histoire, ou s’agit-il plutôt d’un film sur le grand-père, le garçu ? Où est-ce tout simplement un film fondé sur ces parcours multiples ?

Nous nous attacherons à répondre à cette question (si tant est qu’il puisse y avoir une réponse) plus tard, lorsque nous nous pencherons sur le rôle et le statut narratifs des personnages des films que nous choisirons d’étudier.

En ce qui concerne Van Gogh, Maurice Pialat aurait hésité à donner un autre titre à son film, qu’il aurait voulu appeler La Fille du docteur Gachet ; l’intérêt d’une telle remarque vient du fait, que s’il l’avait réellement fait, Van Gogh aurait alors probablement eu, dans sa structure narrative, des points communs avec les deux films cités précédemment. En effet, de part le titre même du film, et de part la présence de Marguerite Gachet dans le récit, c’est la vie ou une partie de la vie de cette dernière que nous aurions pu suivre et son histoire aurait donc été, en quelque sorte charpentée par la mort progressive du peintre, relégué alors pour sa part, au second plan de l’histoire. Mais cette hésitation quant au titre du film marque bien l’importance de Marguerite Gachet dont la place au sein du récit n’a rien à envier à celle de Vincent Van Gogh. Van Gogh (dont le titre est pourtant très explicite et très évocateur ou annonciateur) ne serait-il pas plutôt, sous divers aspects, un film sur la fille du docteur Gachet plus qu’un film sur le peintre, dont la présence reste parfois voilée par cette femme ?

Cela dit, s’il l’on compare le film Van Gogh au Garçu, l’ambiguïté quant au sujet traité, n’est pas aussi forte qu’il n’y paraît.

En effet, Le Garçu, malgré son titre, - nous l’avons déjà évoqué dans les lignes précédentes, en citant un extrait d’un article de Philippe Roger -, n’est pas un film sur le grand-père (le garçu), mais bel et bien un film sur son fils et son petit fils ; ceci est donc la preuve que la narration chez Pialat ne relève pas forcément d’un acte linéaire et explicite par rapport à un titre, ou à un personnage central (dont la principale mission serait alors de guider sereinement ou en toute logique la lecture spectatorielle), mais plutôt d’un tour de force, d’un déplacement (narratif), avec en point de mire, une mort, une disparition ou une séparation et en tout état de cause une rupture entre un et plusieurs personnages du film.

Notons pour le moment et sans aller plus loin, que le récit filmique chez Pialat prend souvent appui, dès le départ, (c’est-à-dire dans les premières séquences ou même souvent dans les titres mêmes des films), sur une déviation fondée sur l’évocation d’un personnage qui n’aura pas le rôle et la mission narrative attendus ou espérés par le spectateur. Le déplacement naît dans cette forme de refus ou dans cette manière dont le cinéaste parvient à raconter autre chose que « ce qui semble être annoncé par avance ».

Quel est le vrai sujet du film de La Gueule ouverte ? Est-ce un film sur la mort d’une femme ou un film sur les relations difficiles qu’entretiennent un père et son fils ? Les deux thèmes sont forcément liés mais l’idée du déplacement narratif intervient dès lors que le sujet de la mort de la mère est supplanté (malgré l’évocation même du titre et malgré les premiers plans du film qui semblaient annoncer la progression d’un enjeu narratif précis) par celui des retrouvailles entre Philippe et son père, présents au chevet de cette dernière. La dispersion vers un autre thème, détermine ainsi un regard déplacé qui structure le récit, lui-même en constant déplacement (jamais fixé et toujours désorienté).

Après ce survol et l’évocation de ces quelques exemples filmiques, il est important à présent d’insister sur Van Gogh car ce film, ne peut être analysé sur les mêmes bases que les autres films du réalisateur. Une analyse filmique systématique (déductive et généralisée) ne peut trouver sa place dans le traitement qui est fait de la mort dans chacun des films du cinéaste. La mort dans Le Garçu, dans La Gueule ouverte ou même dans L’Enfance nue n’est qu’un des multiples éléments de la charpente narrative construite par Maurice Pialat, alors que dans Van Gogh, la mort du peintre semble être l’enjeu narratif-clé du film, la ligne directrice profonde du récit.

« La Gueule ouverte n’est pas un film sur la mort à la première personne. Pas la mort d’un sujet, mais plutôt celle de l’« autre », celui qui est cloué au lit, qu’on regarde avec un mélange de pitié et d’horreur. (...) La mort n’est pas montrée comme l’anéantissement d’un « je » que son «  moi », que son corps, que ses amis abandonnent, mais dans ses rapports les plus quotidiens avec l’humanité : comment réagissent des individus en face de ce « phénomène ». » 32

Pierre Jouvet évoque ce glissement, ce déplacement du « je » à l’« autre », présents dans La Gueule ouverte. Dans ce cas, comme dans Le Garçu, c’est la figure extérieure au clan, c’est le personnage presque absent du récit, c’est l’« autre », que l’on regarde et qui stimule pour ainsi dire la narration. Dans Van Gogh, la question de la mort de l’« autre » ne se pose pas, car c’est bien « je » qui disparaît et c’est plutôt, pour reprendre une idée dévoilée par Pierre Jouvet, le regard des autres qui s’impose.

Ainsi, «  ‘(...), celui qui est cloué au lit, qu’on regarde avec un mélange de pitié et d’horreur’  », nous ramène inévitablement à la fin de Van Gogh, qui présente le peintre allongé sur son lit de mort attendant patiemment son dernier soupir. Aussi, le regard des autres, de ceux qui entourent le peintre, est grave et même plus grave, que le regard du peintre sur son propre sort ; mais ce regard des autres sur l’artiste mourant, représente presque, une façon de montrer, une dernière fois, (au cas où le spectateur aurait pu l’oublier ou en douter tout au long du film), que c’est bien Vincent Van Gogh (et non pas Marguerite Gachet, comme on pourrait le croire lors du dernier plan, où elle conclut, prisonnière d’un gros plan, que Vincent Van Gogh était son ami), qui reste au centre du récit, et que c’est lui et personne d’autre, le personnage central de l’histoire.

Comme nous allons le démontrer - et c’est , précisément dans cette analyse, que se situe l’origine d’un déplacement symbolique vers la mort -, le récit du film est construit autour de cette scène finale, autour de ce long moment, qui présentent l’artiste au seuil de sa mort.

Mais la mort est une rupture nette dans le parcours d’un personnage et dans l’évolution narrative d’un film ; l’être humain ne mourant qu’une seule fois, comment peut-on alors structurer une histoire sur un événement qui n’a lieu qu’une seule fois et qui devient du coup le point de rupture ultime d’une histoire ?

La mort dans le film Van Gogh, est en fait, le point de chute final de la narration, l’une de ces nombreuses forces de rupture que nous évoquions dans notre introduction ; aussi, trois moments, trois scènes précises, nous amènent (nous dirigent, nous spectateurs) progressivement vers cette issue fatale, vers cette issue fatale et tant annoncée, que représente la mort de Vincent Van Gogh.

Ces trois moments, que nous allons relever les uns après les autres, préparent le spectateur à la mort du peintre. Ainsi, Maurice Pialat travaille en amont, prépare le terrain, comme pour montrer au bout du parcours ou du cheminement spectatoriels, que tout a une logique dans le développement de son histoire et que la mort de Vincent Van Gogh était, pour ainsi dire prévue et conditionnait toute l’écriture et la progression narrative de son film.

Le récit de Van Gogh propose donc des scènes (autonomes dans leur placement et dans leur influence sur les autres scènes), qui orientent le spectateur, en lui donnant des points d’amarrage dans la lecture qu’il a ou qu’il fait du film ; ce dernier se trouve en face d’un récit structuré, composé pour le coup, de trois temps forts, de trois paliers (narratifs) qui jouent le rôle ou plutôt font figures d’amorces pour la séquence finale qui présente la mort de l’artiste au sein de l’auberge Ravoux.

En revanche, ne voyons pas dans ce procédé narratif, un moyen pour le cinéaste d’apporter subtilement des causes aux actes ou aux événements-clés du film ; en effet, si ces séquences préparent, amènent un événement ou une scène déterminante pour la suite de la progression narrative, si cette manoeuvre narrative est un moyen de structurer et de susciter une certaine logique dans le récit de Van Gogh, en aucun cas, et c’est ce que nous tâcherons de développer plus tard, ces mêmes séquences ne peuvent être considérées comme les causes directes d’autres événements présents dans le film. La mort de Vincent Van Gogh trouvera sûrement une logique dans son traitement narratif mais ne pourra, par contre, trouver, comme nous l’expliquerons dans les pages suivantes (et c’est en partie et sûrement ici, que se situe toute la force d’un tel cinéma), une cause directe ou explicite, c’est-à-dire, en d’autres termes, une explication psychologique. Car d’un point de vue narratologique, la mort du peintre reste détachée des séquences qui l’entourent ; elle reste indépendante, tout en participant à la construction narrative, sans aucune appartenance ni origine causales dévoilées par le récit.

L’absence de cause pourrait-elle représenter une figure narrative ou tout simplement l’un des éléments fondateurs et singuliers de l’écriture d’un tel cinéma ? C’est bien cette question qui semble motiver et diriger notre approche à présent.

Si la mort du peintre reste un élément autonome (c’est-à-dire détaché en apparence des séquences constitutives du film), elle n’est pas moins amenée, entraînée par le cinéaste, et ce, en grande partie, grâce à trois scènes clés (trois actes) qui nous préparent à ce qui sera une issue fatale pour le peintre et par conséquent pour le récit filmique.

Au début du film, peu après l’arrivée du train en gare d’Auvers-sur-Oise, Vincent Van Gogh se rend chez le docteur Gachet sans s’arrêter à l’auberge dans laquelle il vivra ses derniers jours.

Cette rencontre avec le médecin est annonciatrice de la mort du peintre et même, pour aller plus loin, nous pouvons affirmer que ce passage est également l’annonce de la scène finale du film (celle qui présente le peintre allongé sur son lit).

En effet, c’est la maladie (ou la soi-disant maladie, nous l’apprendrons bien plus tard dans le film), qui amène Vincent Van Gogh chez Gachet. Tout porte à croire qu’il est malade, et le diagnostic du médecin va dans ce sens ; on peut donc imaginer que sa santé ne lui permettra pas de vivre encore longtemps. Mais, ce qui nous interpelle se situe à un autre niveau car il est fort troublant de remarquer à quel point le moment précis de l’auscultation faite par le docteur sur Van Gogh, est « semblable » à la mort de ce dernier à la fin du film. Van Gogh se déshabille et s’allonge sur la table du docteur. Ce dernier le touche, prend son pouls, écoute à l’oreille les battements de son coeur et il est intéressant de remarquer, que cette scène est filmée dans son intégralité.

C’est-à-dire que Maurice Pialat ne coupe rien de cet acte médical. Le temps de l’auscultation est parfaitement respecté car retranscrit, sans coupure, ni ellipse temporelle.

L’impression de durée est amplifiée par le fait qu’aucun changement d’angle de prise de vue n’est présent dans la manière dont a été tournée cette longue scène.

Une seule fois, les personnages, se retrouveront près du bureau pour d’autres actes médicaux mais l’action principale se situera sur la table d’auscultation. Le choix d’un cadrage fixe et frontal, assez éloigné des deux hommes - ce qui permet de prendre de la distance et du coup, de respecter la liberté des corps au sein du cadre -, participe à cet effet, où le temps se mélange à la gravité du moment. Le silence pesant, que ni le peintre ni même le médecin ne briseront, est là aussi pour tenir en haleine le spectateur.

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Notre analyse pourrait être complètement comparative ; en effet, comme nous l’annoncions auparavant, cette scène de l’auscultation est, en bien des points (notons dès lors une similitude au niveau du cadrage), semblable à la scène finale, qui présente Van Gogh sur son lit de mort. A la fin du film, le peintre est silencieux, parfaitement immobile, couché sur son lit et tout comme l’auscultation, le moment est long ; long de part l’absence de parole, de part le plan fixe et frontal certes, mais également long à cause de ce temps continu qui exclut (par le montage) toute coupure ou tout autre artifice qui pourraient faire barrage au réel, à sa quête et au respect de son irruption. Mais, la boucle est bouclée dès lors que Gachet vient rendre visite au peintre sur son lit de mort pour l’ausculter une dernière fois : similitude du moment, de l’acte et déplacement de la scène inaugurale vers la scène finale (un peu à la manière de Police où l’on retrouvera, auprès de Mangin, le même personnage - Nez-Cassé, le voyou - à la fois au début et à la fin du film, c’est-à-dire au commissariat et dans un bar, lors de la rencontre et de la séparation entre Noria et le policier).

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Gachet est présent au début et à la fin du film comme l’est Nez-Cassé dans Police ; ces deux personnages deviennent donc des figures récurrentes et surtout organisatrices d’un récit qui est comme encadré, marqué par leur présence aux deux extrémités de la narration filmique.

Il est important d’insister sur cette première séquence.

D’une part le peintre est malade et cette visite chez le docteur Gachet est avant tout une visite médicale avant d’être une visite liée à la peinture.

D’autre part, le récit du film se constitue et prend racine dès cette première scène. Cette auscultation, dans la manière dont elle présente le peintre, devient du coup, un indice narratif, une sorte de signe (signal ?) avant-coureur pour le spectateur.

La mort du peintre est mise en scène comme l’auscultation l’est au tout début du film ou plutôt est-ce l’inverse, l’auscultation du début de film est mise en scène comme la scène finale qui présente le peintre sur son lit de mort.

Cette auscultation est en quelque sorte symbolique. Elle symbolise la mort de l’homme - représente-t-elle pour autant une « métaphore » de la mort ? -, donc l’essence même d’un récit qui, à travers deux autres grandes scènes, proposera, tout au long du film (et toujours en des points stratégiques), un déplacement ; un déplacement symbolique, progressif et continu vers la mort (issue fatale pour le peintre et pour la progression narrative).

Mais ce déplacement vers la mort est amplifié par la position physique de Vincent

Van Gogh ; en effet, que ce soit lors de l’auscultation ou dans son lit de mort, le personnage aura exactement la même position physique. Le corps du peintre ou plus précisément cette lassitude physique, est quelque part, la métaphore esthétique sa mort.

Comme c’est souvent le cas chez Pialat, le corps est le reflet voire le langage du personnage ; en ce qui concerne Van Gogh, les trois scènes-clés qui annoncent la fin de ce film, présentent toutes les trois, un corps fatigué, malade, usé, symbole d’une disparition proche, d’une fin qui ne surprendra pour ainsi dire, pas le spectateur, lorsque le peintre partira définitivement dans l’au-delà.

Vincent Van Gogh traîne, porte physiquement la consistance du temps qui passe et ces trois scènes paraissent interminables, comme c’est le cas pour celle où, filmé en gros plan, il porte un pistolet sur sa tempe. La fatigue, la faiblesse de l’artiste sont mêlées à la dimension physique et sensible du temps qui passe. Dans la scène de l’auscultation, la part physique du personnage, est sans aucun doute le poids lourd et résonnant de la mort qui se fait proche. Nous reviendrons plus en détails, dans la dernière partie de notre travail, sur cette importance du corps, sur son langage, sur son travail et sur son influence, par rapport à l’écriture filmique.

Nous insistions auparavant sur la durée de la scène de l’auscultation qui est construite sans aucune ellipse temporelle ; rajoutons que cette impression de durée, de longueur de l’acte médical (qui est certes lui-même, en réalité, long dans sa durée), est amplifiée par le corps du peintre, qui propose une certaine image physique, peut-être celle que Gilles Deleuze nomme « l’image-temps » dans l’un de ses écrits.

« Le corps n’est jamais au présent, il contient l’avant et l’après, la fatigue, l’attente.

La fatigue, l’attente, même le désespoir sont les attitudes du corps. Nul n’est allé aussi loin qu’Antonioni dans ce sens. Sa méthode : l’intérieur par le comportement, non plus l’expérience, mais « ce qui reste des expériences passées », « ce qui vient après, quand tout a été dit », une telle méthode passe nécessairement par les attitudes ou postures du corps. C’est une image-temps, la série du temps. L’attitude quotidienne, c’est ce qui met l’avant et l’après dans le corps, le temps dans le corps, le corps comme révélateur du terme. » 33

Le corps de Vincent Van Gogh est, lors de la visite médicale, révélateur en quelque sorte du terme ; du terme de la vie, devenant par conséquent, l’annonciateur de la mort, de sa propre mort.

La seconde séquence qui nous intéresse est, également mais plus fortement, directement liée à la mort du peintre.

Van Gogh se rend sur les bords de l’Oise. Il retrouve les prostituées et les amis qu’il semble connaître depuis longtemps. Sa démarche près de la rivière est lente et confirme notre analyse précédente qui présentait alors un corps exténué et presque anéanti. Cette séquence est d’un point de vue narratif, le grand tournant du film. En effet, après quelques échanges verbaux, un ami légionnaire propose une arme au peintre et lui explique comment s’en servir.

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Il lui explique notamment que, pour le suicide, il est préférable de tirer dans la tête. Il lui dira aussi que les lâches préfèrent tirer dans le ventre même si la mort est plus longue et plus incertaine : « ‘Tu sais que pour se faire sauter le caisson, il n’y a rien de mieux ’ ‘(il braque le pistolet sous son menton et dans sa bouche)’ ‘, ou pour ceux qui ont les jetons ’ ‘(il désigne le bas du ventre avec son arme)’ ‘.’  »

Cette discussion dans la voiture, autour d’un repas, est une piste pour le spectateur ; en effet, ce dernier, qui ne verra pas Van Gogh appuyer sur la gâchette à la fin du film, n’aura ainsi aucun mal à imaginer les détails d’un tel acte suicidaire.

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Après la fausse piste de la maladie, après l’autre fausse piste de la noyade (Vincent Van Gogh simulera une noyade dans l’Oise lorsque son frère viendra lui rendre visite), la mort est encore présente dans la scène du pique-nique avec le légionnaire. L’explication du suicide en est même déroutante et tellement précise, que le spectateur ne peut imaginer une autre mort pour l’artiste, même si ce dernier dira que les armes le font « marrer » (doit-on croire alors que la mort ne fait pas peur à Van Gogh et qu’au contraire il s’en amuse ?). Le geste n’est pas montré, car comme le note Philippe Rouyer, ‘« là où une banale logique narrative aurait commandé de surdramatiser le suicide de l’artiste, lui opte pour une ellipse pure et simple.’  » 34

Ce pique-nique sur les bords de l’Oise, deviendra vite un cours, une sorte de leçon sur la mort ou sur la manière dont on peut mettre fin à ses jours, une préparation pour le suicide et du reste, une étape importante pour le spectateur dans la lecture qu’il fera du film ; il est également important de souligner que Van Gogh viendra se suicider près de la rivière où il avait rencontré le légionnaire. Ce lieu devient donc un repère narratif pour le spectateur, qui retrouve le peintre titubant sur les lieux où ce dernier s’était déjà rendu dans une séquence précédente (en l’occurrence celle du pique-nique que nous venons d’évoquer).

Le destin de l’homme se joue à cet endroit précis, près de l’eau et il ne fait aucun doute que la longue scène du pique-nique avec le légionnaire, devient un point d’ancrage important pour le spectateur.

Le cinéaste choisit de tracer l’itinéraire progressif de l’artiste, en offrant à la lecture du spectateur, ce type de repères distincts.

Un autre (et dernier) repère distinct fait office de troisième et dernier point d’ancrage auquel nous faisions allusion auparavant ; il s’agit d’un plan au statut et à la position autonomes, intercalé entre deux séquences plus distinctes ou plus développées que ne l’est ce passage assez intrigant.

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Le peintre, face à un miroir (nous le supposons), pointe un revolver sur sa tempe et attend, sans vouloir forcément appuyer sur la gâchette. Aucun lien, ni aucune logique ou continuité narratives ne viennent cimenter cette image (notons toutefois, que dans cette scène tragique, un autre plan du même type - plus large -, viendra s’ajouter à ce plan serré) ; le réalisateur propose en effet, un plan rapproché et silencieux de l’artiste en détresse, qui semble ne pas être rattaché au bloc narratif que constituent les plans précédents. Ce plan, comme les deux autres scènes que nous avons étudiées, est une amorce, un avertissement pour le spectateur, qui de manière progressive, au fil du film, est confronté à la mort, de plus en plus proche et certaine, de l’artiste. Ce plan est le troisième acte narratif d’un récit préparé et axé essentiellement sur la disparition du peintre. Il donne de l’intensité et de l’émotion à la détresse du peintre mais comme les autres temps forts repérés précédemment, ce plan compose la narration, en ce sens que l’écriture de cette mort est fondée sur ce type de repères narratifs que le spectateur devra saisir, déceler, intégrer.

Les rides du visage sont visibles et le regard dramatise la scène. Son visage est (dans sa représentation filmique), implosif, dans le sens où l’entend Jacques Aumont, ce qui dans ce cas, trahit l’effet explosif de ce qui se cache à l’intérieur. Comme les portraits de Francis Bacon, toutes les parties du visage se froissent, se déforment, « ‘comme s’il avait été mordu, mangé, rongé, mais de l’intérieur - un peu comme le portrait cubiste mais avec une violence autre, qui ne donne plus des cristaux de visage, mais des lèpres, des cancers.’  » 35

Ainsi, tout est dit et tout est vécu de l’intérieur ; la détresse du peintre et l’approche de la mort, sont physiquement intériorisées et seules quelques traces du visage, laissent apparaître le destin tragique de l’homme. Un deuxième plan plus large de l’artiste assis sur une chaise (le regard au sol), succède à ce plan du revolver et vient appuyer ce moment douloureux et dramatique vécu par le personnage. Cette séquence est donc composés de deux plans précis ; deux plans seulement (courts et montés l’un après l’autre, sans aucun lien spatio-temporel avec les autres séquences entre lesquelles ils sont intercalés), suffiront à mettre en avant la détresse de l’homme, seul et suicidaire.

Mais la stratégie narratologique du cinéaste est à associer à cette dernière réflexion ; en effet, la ligne narrative du film, est présentée en profondeur par un récit développé en pointillés. Quelques scènes, comme celles que nous venons d’extraire pour notre analyse, sont proposées et ont un statut particulier dans la mesure où une certaine continuité (fluidité) narrative est rompue au profit de leur intégration au sein du récit filmique. Elles replacent le spectateur dans une certaine logique narrative, en lui proposant la mort du peintre comme une finalité proche et irrémédiable et ce, même si rien  (c’est-à-dire aucun événement lié directement au suicide et qui pourrait surtout expliquer cet acte malheureux mais tellement prévisible), n’est exposé en avant. Ainsi, cet itinéraire narratif purement filmique est à mettre en perspective avec la complexité des multiples trajets psychiques vécus par le spectateur, car comme le note très justement Christian Metz dans son ouvrage Le Signifiant imaginaire, «  ‘toute opération figurale dans un texte correspond à des trajets mentaux susceptibles de se frayer chez le créateur et chez le spectateur. Chaque figure n’est que l’aboutissement d’un parcours, et pas forcément d’un seul. L’unicité du terminus, lui-même provisoire, ne nous dit rien sur le nombre et sur la nature des itinéraires qui viennent s’y rejoindre. Avec ces derniers s’annonce déjà, « derrière » la métaphore et la métonymie, le problème de la condensation et du déplacement (...).’  » 36

En effet, ces moments forts du récit, ces signes de l’évolution de l’histoire (que l’on qualifiait alors « d’avant-coureurs »), ces scènes-clefs, sont relégués au second plan.

La visite médicale se transforme vite en une discussion sur l’art ou la scène au bord de l’eau est avant tout, dans l’exposition de son contenu et au premier abord, un repas champêtre et non une discussion sur le suicide. Ainsi, la mort prochaine de l’artiste et ses circonstances ne sont pas explicitement mises en avant ; elle sont au contraire subtilement amenées, presque cachées et racontées en trois temps forts, qui sont comme avalés par le reste du récit, comme intériorisés et déplacés, au second rang, au profit d’autres événements plus démonstratifs, plus immédiats, plus présents.

Ces trois séquences qui annoncent ou amorcent la mort de l’artiste, ne sont en fait, pas du tout présentées comme telles.

Elles proposent en surface le parcours géographique du personnage, ses rencontres avec d’autres personnages et en second lieu, elles racontent implicitement et de manière plus subtile, son avancée progressive vers la mort. Ces trois scènes-clefs appartiennent, de ce fait, à une dimension symbolique : celle du déplacement intérieur et profond des composantes d’un récit qui cache en profondeur (ou derrière pour reprendre un terme de Christian Metz), la véritable progression du personnage face à son destin.

Notes
31.

Philippe Roger, « Le Garçu » in Jeune Cinéma n°234, novembre/décembre 1995.

32.

Pierre Jouvet, « C’est fini » in Cinématographe n°57.

33.

Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., pp. 246-247.

34.

Philippe Rouyer, « Quelques jours avec lui » in Positif n°369, novembre 1991.

35.

Jacques Aumont, « Le visage défait » in Du visage au cinéma, Editions de l’Etoile / Cahiers du cinéma, Collection Essais, Paris, 1992, p. 164.

36.

Christian Metz, Le Signifiant imaginaire - Psychanalyse et Cinéma -, Editions Christian Bourgeois, Collection choix / essais, Angleterre, 1993, p. 241.