I.2 L’absence de cause(s) ou l’affirmation des conséquences

a). Mis devant le fait accompli : l’exemple de L’Enfance nue

La mort de Vincent Van Gogh, qui fait figure de force de rupture, intervient donc de manière évidente, attendue mais sans réalité causale même si une certaine logique ou une réelle évidence participent à son acceptation de la part des personnages et du spectateur.

Cette rupture, Nicolas Saada la perçoit ailleurs, dans d’autres scènes qui trouvent ainsi leur force dans ce qu’il nomme le mystère de l’évidence. La brisure viendrait d’une provocation de la part du cinéaste qui n’hésiterait pas, selon lui, à instaurer dans la même séquence, un déséquilibre, un décalage (?) entre deux scènes qui, à priori, ne peuvent trouver dans leur agencement - c’est-à-dire dans leur écriture par le montage que nous nous attacherons à développer plus tard -, un quelconque phénomène de cause(s) à effet(s).

« Pialat est le cinéaste de la captation et du déséquilibre : il saisit un bloc de récit, une scène, un moment de réel pour y introduire ce déséquilibre, cette cassure. Voir ce très beau moment où la gouvernante, Mme Chevalier, confie à Marguerite l’histoire tragique d’un amour illégitime et perdu. La séquence débute sur un dialogue entre Marguerite et Mme Chevalier : Mme Chevalier met en garde Marguerite avant de se confesser et de sombrer en larmes. Toute la séquence est construite sur ce court-circuit, inattendu, qui vous prend à la gorge parce que la séquence, par son cadrage, son atmosphère paisible, « ne devrait pas » aboutir à ce vertige. » 57

De ce fait, le déplacement (pour ne pas dire le décalage), existe dans cette volonté de faire se succéder des scènes, qui n’ont au premier abord, aucun lien narratif les unes par rapport aux autres ; aussi, le récit évolue grâce à une succession de séquences qui ne dépendent en rien les unes des autres. Dans cette optique (et seulement dans cette optique, car plus loin dans notre travail, nous verrons que le ou les déplacements des personnages participent largement à la construction narrative des films de l’auteur), le statut du personnage dans la scène, ne participe pas à l’uniformisation ou plutôt à l’unification d’un récit, qui aurait pu être construit, sur une succession d’événements en déplacement certes, mais selon la méthode particulière, qui consisterait alors, à privilégier la relation « cause(s)-conséquence(s) ».

Au contraire et comme nous allons l’analyser à présent, la structure narrative globale des films de Maurice Pialat repose sur cette absence de relation entre les dits « événements » et se fonde de toute évidence sur une autre logique.

Cette logique serait, selon nous, axée sur le refus total ou quasi-total d’une narration dite « classique » ; or, pour définir ce choix d’écriture centré sur ce rejet et pour développer cette idée d’une construction narrative fondée justement sur la décomposition ou l’éclatement d’un récit qui refuserait notamment l’effet

« cause-conséquence », nous pourrions nous appuyer, pour commencer, sur l’extrait d’un article écrit par Luc Moullet quelques mois après la sortie du film Le Garçu.

« Deuxième trait godardien, qui découle du mépris de la définition, le refus de la narrativité. La chronologie des actions semble respectée. Mais il y a des changements de sujet principal, et il y a tant d’ellipses qu’on perd tout l’intérêt de la chronologie. Celle-ci (à laquelle le fan de Pialat s’était habitué) devient même trompeuse.
Elle dirige le public sur la voie d’une narrativité classique, dont l’absence le décevra. Le titre même du film nous oriente vers ce que l’on peut appeler une fausse piste :
les références au garçu sont fort brèves, et il demeure difficile de soutenir que le grand-père, tout au moins en tant que garçu, est le pilier du film. Comme si Pialat était d’abord parti sur le garçu comme sujet principal, et avait dévié par la suite. »
58

Même si, comme le note très justement Luc Moullet, le sujet du film n’est pas le garçu, même si le grand-père que l’on nomme ainsi n’est pas le personnage principal du film, il n’en est pas moins vrai que le récit semble être sous-tendu par cet homme que l’on ne voit pratiquement pas ; ajoutons qu’il n’est présent physiquement, qu’une seule fois à l’image, lorsqu’il sera mort sur son lit.

En effet, le grand-père dit « le garçu » est présent par son absence (notons également au passage qu’en choisissant le mot « grand-père », nous partons du principe que c’est Antoine, l’enfant, qui est le personnage principal du film et non son père, Gérard).

Le récit est par conséquent dirigé, moulé autour de ce personnage dont on parle beaucoup mais que l’on ne voit presque jamais et que l’on verra finalement mort, sans voix et sans possibilité de communiquer donc.

A la lecture du titre, le spectateur semble être orienté vers ce personnage ; or, il est vite dérouté. Le récit se développe sur les bases de relations humaines qui concernent d’autres personnages qui n’ont aucun rapport direct avec le grand-père auvergnat.

Ainsi, même si ce personnage absent (qui est par ailleurs le signe fort, selon Luc Moullet, du refus d’une narrativité « classique »), ne semble pas avoir une grande influence sur le déroulement du récit, il est un repère important pour le spectateur et ce, à un autre niveau de la narration.

En fait, si nous nous attardons sur le rôle quasi-inefficace de ce personnage, qui n’a de l’importance que par le titre même du film, c’est pour souligner que, la cause des actes ou des agissements des personnages, pourrait se trouver dans cette perspective, dans cette recherche de l’autre, en l’occurrence le plus souvent dans cette quête du père (qui plus est du grand-père), absent physiquement la plupart du temps mais (tellement) présent dans l’esprit de son entourage.

Mais pour revenir à l’origine de notre réflexion, il semblerait qu’il faille analyser avec précision ce que nous avions déterminé rapidement comme une absence de l’effet « cause-conséquence » au sein des récits des films de Maurice Pialat.

Prenons comme exemple principal, le premier long-métrage de l’auteur, L’Enfance nue ; le récit est structuré sur le déplacement physique d’un personnage, en l’occurrence d’un enfant.59

Ce dernier trouve refuge chez un couple de personnes âgées qui accepte de le recueillir comme ils ont d’ailleurs l’habitude de le faire avec d’autres enfants de l’assistance publique. François, l’enfant en question, se trouve être un ’cas’ particulièrement difficile60.

Or, les problèmes qu’il génère au sein de son entourage, se succèdent, mettant en place pour le coup, les différentes étapes du récit, qui se structure pour sa part sur ces péripéties que les adultes tentent, tant bien que mal, de gérer. Il est intéressant de constater que l’enjeu du déroulement narratif est à l’image de la difficulté qu’ont les adultes du film à contrôler l’enfant : en effet, les personnages qui entourent l’enfant sont dans l’incapacité la plus totale de définir une ou plusieurs causes aux agissements et comportements pour le moins inquiétants de l’enfant et les séquences qui présentent ces agissements et ces comportements ne trouvent justement aucun lien direct ou directement lisible avec les événements filmés antérieurement.

L’acte même qui consiste à « raconter » une histoire, se mêle, se noie en fin de compte dans la problématique de l’histoire, dans cette impossibilité vécue par les adultes d’expliquer la violence de l’enfant. De cette impossibilité, naît inévitablement la narration et surtout les épreuves qu’elle subit tant dans sa conception que dans sa progression.

Le portrait psychologique de l’enfant se traduit non seulement à travers la méconnaissance de son passé, dans ce manque de causes directes 61 qui pourraient, si elles existaient, permettre aux adultes d’intervenir mais également et parallèlement, à travers une narration également construite, écrite, sur cette inexistence de causes qui pourraient une nouvelle fois, si elles existaient, justifier ou rendre compréhensibles et logiques les séquences montrant l’enfant dans ses excès les plus violents.

Il y a une sorte de contamination du récit sur sa propre structure et vice et versa.

Pour prendre un exemple concret, appuyons-nous sur quelques séquences-clés du récit du film qui nous intéresse.

Comment expliquer le dérapage final, celui qui montre François, en haut d’un pont, jeter une pierre sur une voiture provoquant ainsi un accident spectaculaire ?

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Tout l’enjeu du film sera de savoir « pourquoi ». Aussi, Mémère, le personnage responsable de François au moment des faits, tentera, comme à chaque fois d’ailleurs qu’un acte similaire refera surface, de donner

(sans grande conviction et assez maladroitement d’ailleurs) à l’éducateur de la D.D.A.S.S, une explication, une cause à ces actes incontrôlables parce qu’imprévisibles.

En l’occurrence, pour l’accident, la vieille dame évoquera la tristesse de l’enfant à la mort de Mémère la vieille, disparue peu de temps auparavant. Ainsi, comme pour appuyer cette thèse, on constatera que le réalisateur montera la séquence de l’accident juste après la mort de Mémère la vieille.

Est-ce pour autant assez clair ? Peut-on pour autant affirmer, au vu de la succession des deux séquences, qu’elles sont liées par un effet causal ? En d’autres mots, doit-on voir dans le geste de l’enfant une conséquence directe de la mort de Mémère la vieille ? Rien n’est clairement dit ou montré à ce propos. Rien ne peut laisser supposer que la provocation de l’accident est une réponse à la disparition de la femme.

L’enfant ne se justifiera pas, les adultes ne le justifieront pas non plus ; c’est pour cela d’ailleurs qu’il partira en maison de correction juste après. Personne ne pourra trouver une explication à ce geste. Ni le récit, ni la narration, n’offriront aux personnages et encore moins aux spectateurs, la possibilité de comprendre « pourquoi ». Pourquoi de tels actes ? Pourquoi ces réactions (justement imprévues) ? Du coup, comment la narration (dans sa représentation filmique) parvient-elle à éliminer ce « pourquoi » ou comment parvient-t-elle à l’intégrer de manière à ne pas dérouter le spectateur dans sa lecture filmique ?

Mis devant le fait accompli, tout est dit ou plutôt raconté au présent ;

le spectateur est confronté à ce que Nicolas Saada a appelé, dans son article cité précédemment, le mystère de l’évidence. Le déplacement progressif narratif, est fondé sur cette stratégie bien particulière, qui consiste à supprimer les causes pour ne laisser que les conséquences (les « conséquences » de « quoi » ?  est toute la question), lesquelles du coup prennent de l’importance, devenant le moteur fondamental et presque unique de la progression du récit.

Pourquoi François tue-t-il le chat de Josette ? Envisager que cela serait un moyen de se venger de la petite fille dont il serait jaloux, serait un raccourci que nous ne nous permettrions pas d’emprunter. Il serait trop facile d’interpréter cet acte dans ce sens, comme il serait trop facile de trouver une quelconque explication immédiate au geste de François qui lancera un couteau sur Raoul, l’autre garçon qui vit sous le même toit. L’interprétation, si elle doit avoir lieu - et forcément, elle doit avoir lieu, car le spectateur ne peut sans cesse ignorer la ou les causes des événements qu’il reçoit -, doit impérativement trouver ses marques dans une réflexion plus profonde - plus éloignée - ; celle peut-être que Jacques Aumont désigne, avec précaution toutefois, à travers son article intitulé « Les causes perdues »62.

« Ces familles, réelles ou substitutives, ont toutes le même point faible : il n’y a pas de père. Qu’il n’y en ait littéralement pas est la question de L’Enfance nue ; le père de François chasse censément les tigres en Afrique, mais il n’y a pas de tigre en Afrique, comme le lui fait durement remarquer Raoul. »

Au sein du même texte, Jacques Aumont ira même jusqu’à émettre l’idée que dans tout film du cinéaste, le père est une recherche constante pour le personnage principal : ‘« on pourrait à partir de là se demander jusqu’à quel point, dans un film de Pialat, le père est une sorte de Mac Guffin.’  »

Le récit de L’Enfance nue serait finalement fondé sur le déplacement d’un personnage qui recherche son père, sans même le dire (à cause notamment d’une nette défaillance de la parole) ni même forcément le savoir (à cause d’un corps tellement ballotté que la psychologie ne peut ni s’installer, ni même prendre le dessus sur les actes).

Cette dernière hypothèse devra sûrement mûrir au fil des pages et prendre sa place dans la problématique globale de notre thèse...nous nous y attacherons.

Alors, si les causes sont absentes et si la quête du père devient la seule et unique véritable grande cause des agissements et du parcours de l’enfant, on peut s’interroger sur le poids et l’importance des conséquences ou des événements qui font suite à des causes enfouies ou plutôt présentes par leur absence.

La structure narrative de L’Enfance nue est donc construite sur la superposition de couches, sur une accumulation de conséquences (qui, comme nous le verrons ultérieurement, ne peuvent se transformer en cause(s)), qui s’additionnent sans jamais s’annuler ou se contrarier. Elles participent à la construction d’un ensemble de séquences qui nous mettent, nous spectateurs, devant le fait accompli, dans la mesure où l’on nous laisse le soin de trouver ou d’imaginer la ou les causes afférente(s) aux conséquences présentées. La relation de cause(s) à effet(s) n’est en rien le nerf narratif des films de l’auteur. La narration se fonde autrement ; il est et demeure basé en partie sur la construction globale de « blocs-séquences » autonomes et indépendants les uns des autres.

La question du montage se pose alors à nous comme elle s’est également posée à Jacques Aumont, dont l’extrait de l’un de ses nombreux autres articles consacrés au cinéma de Maurice Pialat, pourrait à nouveau compléter notre étude.63

« Ce qui saisit, dans L’Enfance nue, c’est l’apparente incohérence des enchaînements, ceux des gestes de François et ceux des plans entre eux. Vers le début du film, un plan fixe montre François jouant avec sa « soeur » ; la caméra regarde la petite fille, de face, son chat noir sur les genoux, par-dessus l’épaule, en amorce de François.
Le plan dure assez longtemps, les enfants y échangent les banalités liées au jeu (« bientôt gagné », « à toi ») jusqu’à ce que, de façon un peu imprévue, la partie se termine brusquement (par la violence de François).
Le plan suivant montre François frottant furieusement, contre le mur des toilettes, la montre qu’il a volée au bureau de tabac, puis essayant de la fracasser sur la cuvette des W-C, sans succès, et la jetant dans l’eau (autre plan unique, presque fixe). Un peu plus loin, un autre raccord cut : à la fin d’un plan, la « mère », excédée, envoie François dehors (« reste pas là comme un idiot, allez, débarrasse-moi le plancher »), aussitôt un second plan introduit le groupe des gamins dans la cage d’escalier, François tenant le chat (« t’es pas cap’ »), visant soigneusement, lâchant.
Le second de ces raccords peut paraître vouloir démontrer quelque chose : François se vengerait sur le chat de la froideur maladroite de la mère (et peut-être davantage : du fait qu’elle ne puisse plus être Mère). Mais le premier raccord, et généralement les brutales transitions désormais typiques du style Pialat, interdisent de lire ces consécutions comme des conséquences, mais de la maintenir comme absente : ce n’est pas seulement que le film est lacunaire (un récit lacunaire n’empêche pas, voir Hitchcock, les causalités d’être accentuées, soulignées, même « expressionnistes »), c’est qu’il évacue absolument tout ce qui pourrait faire diagnostic (on dirait qu’il s’agit d’une présentation de cas, mais privée de sa sémiologie). »
64

Plus qu’une simple analyse sur l’absence des causes, Jacques Aumont nous propose donc dans cet écrit, une piste de réflexion sur le montage.

En effet, si l’on ne peut trouver ou discerner des « causes directes » aux actes des personnages des films de Maurice Pialat, c’est parce que le montage

des blocs-séquences répond à une stratégie qui va dans ce sens. Ainsi, un lieu est désigné pour une scène de vie et un autre lieu succède à ce premier bloc d’images autonome. Lorsque François va jouer (ou faire une bêtise) à l’extérieur de la maison

- notons d’ores et déjà que la maison est un lieu-clé qui tient une fonction de pivot dans la construction narrative des films de l’auteur -, on l’aura vu auparavant dans un autre bloc-séquence qui l’aura précédé.

Le montage par l’espace, de blocs-séquences autonomes, semble être une première piste de travail à prendre en compte pour la suite.

La séquence qui montre François en train de se battre dans une carrière avec un autre garçon est un bloc-séquence (en d’autres termes une séquence, composée de plusieurs plans et réellement autonome par rapport à d’autres séquences), qui succède à une autre séquence, montrant Mémère et François dans la maison familiale.

Pour autant, ce montage, cet agencement, ce choix tactique et narratif ne proposent du coup, aucun lien direct entre les deux séquences en question. Rien ne s’est passé à l’intérieur de la maison, avec Mémère, qui pourrait justifier cette bagarre. François se bagarre sans raison ou du moins sans qu’aucune séquence antérieure n’explique vraiment cette attitude. Lorsque François lance le couteau sur Raoul, il venait bizarrement d’avoir une conversation plutôt posée et pleine de complicité avec ce dernier ; alors pourquoi un tel revirement soudain ? La séquence qui montre François au cinéma avec des copains (qui accumulent les bêtises) ne succède à aucune séquence (dans la maison ou ailleurs) qui aurait pu expliquer un tel comportement, une telle déviance de son comportement

Les blocs « espace-temps » se succèdent sans que l’on puisse vraiment les relier entre eux par des explications précises (et causales).

Le montage est là pour souligner, accentuer cette discordance, cette dissonance, cette rupture dans un effet absent ici-même, que nous aurions qualifié alors (de manière non péjorative) de « classique » ; effet dit « classique » dans le sens où il aurait donné aux conséquences, ou plutôt, aux actes de l’enfant, des causes toutes faites qui auraient été ainsi salvatrices pour le spectateur, dans la compréhension de ses attitudes physiques.

« Poser la question de la cause, pour Pialat, cela veut dire d’abord éloigner les causes les plus immédiates, refuser qu’elles puissent être considérées comme efficientes. Cela concerne évidemment l’écriture du scénario, et les personnages devront apparaître capricieux, ou déboussolés, leurs gestes et leurs actions ne devront jamais recevoir d’explication simple, jamais, surtout, on ne devra (on : nous, spectateurs), connaître à la fois ces gestes et ceux auxquels ils peuvent répondre, ni ceux qu’ils peuvent déclencher.
Cela concerne donc aussi l’économie narrative et filmique, et c’est la raison fondamentale du style abrupt. Lorsque commence la scène, ou très souvent le plan, il n’y a aucun moyen de savoir ce qui va s’y passer, simplement parce que les causes immédiates
65 ont été coupées, que l’on prend les choses juste après. Ce n’est même pas que Pialat montre la cause après l’effet, comme a pu le prôner Bresson, c’est qu’il ne montre pas la cause du tout, et ne la montrera jamais. Pourquoi Jean s’énerve-t-il de la sorte, tout de suite, en filmant dans les rues de la petite ville de Camargue [Martigues ?] ? Pourquoi François s’excite-t-il ainsi, à casser dans les cabinets la montre volée ? Il a dû se passer quelque chose, la tension a dû monter, mais on arrive quand déjà la moutarde est dans la mayonnaise. Comme dit Jean Narboni, « le mal est fait ». » 66

La séquence la plus troublante qui pourrait illustrer les propos de Jacques Aumont cités précédemment, est sans aucun doute le vol du porte-monnaie de Mémère la vieille.

François vole l’argent de cette dernière en train de dormir. La femme âgée doit prouver verbalement au reste de la famille qu’elle ne perd pas la tête quand elle affirme sans retenue qu’on lui a bel et bien volé ce porte-monnaie.

Rien (c’est-à-dire, aucun acte, aucune parole, ni aucun plan) ne destinait François à agir de cette façon, surtout lorsqu’on connaît les relations qu’il a avec la vieille dame. De même que rien ne laissait prévoir qu’il allait, immédiatement après, et sans grande raison particulière (sinon celle du remords difficilement envisageable), remettre à sa place l’objet dérobé.

L’enfant, plein de contradictions et sans cesse en déplacement, en rupture avec son entourage et avec lui-même, nous met devant le fait accompli, s’affirme dans des actes qui raisonnent au sein de séquences sans lien causal entre elles.

La compréhension du comportement de François qui nous met sans cesse, nous, spectateurs, en face de l’acte accompli, ne devrait-elle pas s’appuyer justement, sur les marques des déplacements physiques de cet enfant ?

Certes, les causes ne nous procurent pas une aide « immédiate » parce qu’elles sont absentes et ne nous apportent aucun contexte explicatif ; certes, le père semble pouvoir être cette quête, cette motivation perpétuelle, cette cause lointaine, profonde et indirecte aux actes et à l’errance de cet enfant ; cela dit, faut-il à tout prix chercher une cause aux actes de l’enfant, cet enfant malheureux qui pallie sans cesse son manque de communication verbale par une affirmation physique très (voire trop) présente ?

Faut-il obligatoirement partir à la recherche d’explication alors que, comme pourrait le souligner une dernière fois Jacques Aumont dans l’article déjà cité précédemment, «  ‘les comportements toujours échapperont, à ceux qui les observent comme à ceux qui les agissent. Aux causes dissimulées et oubliées on ne pourra répondre avec quelque chance de succès que par des actes eux aussi irrationnels. La seule victoire de la Mémère n’est-elle pas ce moment où, ayant soigné et consolé François que les voyous ont battu, elle lui donne scandaleusement - d’un scandale tout évangélique, si anodin soit-il - une tranche de cake ?’  » 67

Aussi, peut-être ne s’agit-il pas de chercher - en tous les cas de trouver -

les causes coûte que coûte ; la seule véritable cause (cachée ou « non-immédiate ») de l’errance de cet enfant, pourrait être liée à l’absence du père inconsciemment recherché.

Quant à la surface, à ce premier degré de lecture immédiate, le récit reste et demeure fondé sur la chute, c’est-à-dire la conséquence (?), soit le dernier acte et l’ultime souffle physique de François.

Le sens du récit est donc toujours déplacé ou plutôt en déplacement.

Il évolue en fonction des chutes du personnage qui s’écroule et se relève, en se bougeant sans cesse vers des directions inconnues, où les conséquences plus importantes que les causes, restent la véritable accroche physique (et narrative) pour le spectateur.

Le corps, l’activité physique de François représenteraient alors peut-être - et c’est sur cette trajectoire que nos recherches vont pouvoir s’orienter à présent -, l’outil spectatoriel fondamental, l’un des derniers liens ou guides, lui permettant ainsi de créer une cohésion narrative entre les scènes, entre les blocs-séquences, afin de s’approprier un récit dont le sens discursif est sans cesse malmené.

Aussi, et ce n’est pour l’instant qu’une hypothèse, le corps en déplacement, l’énergie qu’il déploie, ne seraient-ils pas le moyen à considérer, le chemin à emprunter, le mouvement à suivre, pour prendre à bras le corps un récit, dont les enjeux narratologiques sont, eux aussi, constamment placés sous le signe du déplacement, de la rupture, de la « conception moderne » d’une prise en compte des « événements » dont l’écriture serait établie, de toute évidence, sur l’affirmation de leurs « conséquences » plus que sur celle de leurs « causes » ou « origines » ?

C’est, en tous les cas, l’idée forte qui apparaît à ce stade de notre travail et que nous allons justement tenter de développer par la suite, en nous appuyant notamment sur les écrits de certains critiques qui se sont posés les mêmes questions s’agissant des événements et de leurs différents statuts au sein des récits filmiques de Maurice Pialat.

Surgit alors la question de l’« espace-liaison » qui pourrait trouver une réponse dans une étude du montage et plus particulièrement dans la manière dont le spectateur parvient à s’approprier les espaces géographiques et narratifs du film, dans la manière perceptive et intellectuelle (psychique) qu’il mettra en oeuvre ou vivra et qui lui permettront de gérer les événements et leurs successions au sein du récit.

Notes
57.

Nicolas Saada, « Le mystère de l’évidence » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, op. cit., p. 183.

58.

Luc Moullet parle plus volontiers de « narrativité » alors que pour notre part nous employions jusqu’à présent le mot « narration ». Nous nous attacherons à faire la différence entre ces deux termes en fin de partie, lorsque cette différence prendra tout son sens au cours de notre évolution.

Luc Moullet « La palette à Pialat » in Cahiers du cinéma n°498, janvier 1996.

59.

Cf. L’Enfance nue ou l’errance physique de François dans le film de Maurice Pialat, Mémoire de D.E.A de Langue, Littérature et Civilisation Françaises, op. cit.

60.

Pour cerner grossièrement la personnalité de l’enfant ou plutôt, pour définir succinctement l’ensemble de ses traits comportementaux, il suffirait d’insister sur son silence, sur ces attitudes physiques et violentes qui pallient justement ce mutisme. Faute de pouvoir développer de manière conséquente le caractère psychologique du personnage en question, nous préférerons nous contenter de citer ci-dessous l’extrait d’un article écrit par

Jean-Louis Comolli, lequel évoquera pour sa part, le manque d’explications qui plane sur ce personnage.

« (...) L’enfant de Pialat ne se prête à nul sentimentalisme, apitoiement, humanisme, comme il résiste à toute tentative de cabotinage...Il est, il reste tout au long du film, absolument opaque, totalement mystérieux. Rien ne l’explique, ni ne s’explique à travers lui. Le plus souvent muet, il passe d’une famille provisoire à une autre, d’une violence à l’autre, indifférent, autre, et de l’altérité fondamentale non d’un ’caractériel’ mais de celle de l’enfance même, ici donnée comme imprenable, insaisissable, inanalysable, réfractaire à toute lumière. Par ce silence et cette opacité, s’installe une différence radicale entre l’enfant et les autres : éducateurs, parents temporaires ; entre l’enfant et le reste du monde : décors d’occasion, chambres de passage, jeux et lieux transitoires, inassimilables. »

Jean-Louis Comolli, « L’Enfance nue », article écrit dans le cadre du programme intitulé Histoire du cinéma français, un cycle de films diffusés à l’initiative des Cinémas de recherche, Paris, 1970.

61.

Pour comprendre ce que nous entendons par « cause directe », nous nous appuierons sur celle qui logiquement s’y oppose, c’est-à-dire la « cause indirecte ». Cette dernière ferait office d’explication plus profonde, faisant également appel à une recherche enfouie, non immédiate et moins spontanée, comme la quête du père dans L’Enfance nue par exemple, qui serait alors une cause moins présente voire complètement invisible et qui pourtant, pourrait jouer son rôle dans une étude globale des comportements des personnages concernés et en l’occurrence dans l’étude du comportement de François. Ainsi, semble t-il qu’il faille aller chercher ailleurs

- dans d’autres champs d’analyses - et ne pas se contenter de ce qui nous parvient directement, immédiatement et qui pourrait, par conséquent, nous orienter sur de fausses pistes, en ce qui concerne du moins la ou les justification(s) liée(s) aux actes de l’enfant.

62.

Jacques Aumont, « Les causes perdues » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, op. cit., p. 121 et p. 124.

63.

L’absence de causes comme principal enjeu de la construction narrative de L’Enfance nue, a souvent été au centre des analyses pratiquées par Jacques Aumont. Pour preuve, citons un autre écrit, dont l’extrait ci-dessous témoignera encore une fois, de l’importance qu’il semble falloir accorder à ce constat narratologique et à cette démarche singulière.

« Dans le cinéma de Pialat, le montage produit d’énormes « trous » dans la réalité diégétique, donnant l’impression que les personnages agissent au nom de causes oubliées ou perdues. Il y a quelque chose d’analogue ici, à ceci près le film nous montre les causes se perdre à mesure qu’elles se constituent - ou alors elles sont si essentielles qu’on n’y peut rien -. Le personnage se heurte aux autres personnages, à des sentiments plus forts que les siens, plus forts que lui, mais au lieu que cela détermine des réactions de sa part, il se contente de recommencer, de se heurter à d’autres êtres et à d’autres situations. »

Jacques Aumont, A quoi pensent les films, op. cit., p. 140.

64.

Jacques Aumont, « Chutes - Note sur Allemagne, année zéro et L’Enfance nue - » in Vertigo n°3, Editions Avancées cinématographiques et Vertigo, 1988.

65.

Notons que Jacques Aumont emploie le mot « immédiates » alors que nous lui avions, pour notre part, préféré celui de « directes » en ce qui concerne les causes dont l’absence dans les actions des personnages, relèvent d’un enjeu narratif fondamental dans le récit de L’Enfance nue.

66.

Jacques Aumont, « Les causes perdues » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, op. cit., p. 120.

67.

Ibid., pp. 123-124.