b). Intervention de « l’événement-décisif » : le repas familial dans Loulou

Dans notre approche qui vise à étudier la construction narrative dans la presque totalité des films de Maurice Pialat, s’est ouvert à nous, cet enjeu narratologique qui prend en compte l’absence des causes et du coup - presque logiquement serions-nous tenter de rajouter - l’affirmation d’un événement particulier, dont la place et les divers statuts au sein du récit, feront l’objet, d’une étude plus approfondie dans la suite de notre travail et plus particulièrement dans sa seconde partie.

Ainsi, si le déplacement des composantes (des signes ?) qui forment ce discours filmique est notre postulat de départ, il semble indispensable de devoir prendre en compte les effets engagés par cette stratégie narrative particulière.

En effet, si l’effet causal est supprimé, si le corps semble pouvoir devenir le (seul (?)) lien fondateur du récit en structurant et en cimentant la narration et si, pourtant, il semble être trop tôt pour pouvoir s’engager complètement dans cette voie, posons-nous alors la question de savoir ce qui, justement, compose cette narration, ce qui la stimule et surtout, ce qui l’engage ou la désengage du « déplacement discursif », point central de notre réflexion.

Comment le récit peut-il amener ou amorcer, l’événement qui trouvera alors une existence voire une renaissance dans d’autres lieux insolites de la narration ?

En somme, comment se met en place la narration filmique pour que le récit propose un discours en déplacement perpétuel, dans la prise en compte des conséquences d’un événement aux causes ou aux origines constamment absentées ?68

Pour éclaircir notre idée encore à l’état de projet, reposons-nous sur un exemple filmique précis : la scène du repas en famille dans Loulou.

Cette scène de repas assez longue dans son déroulement, intervient après plusieurs passages qui présentent Loulou, le personnage principal du film interprété par Gérard Depardieu, comme un ’lâche’ vis-à-vis de ses obligations familiales.

En effet, dans un premier temps, ce dernier se voit reprocher par le frère de Nelly de ne pas assez s’occuper de cette dernière ; sa situation de chômeur et le fait qu’il n’ait aucun projet professionnel pour l’avenir inquiètent et désespèrent fortement le frère, qui tente (sans succès) de lui tenir, au cours d’un repas, un discours plutôt paternaliste et ce, devant Nelly (interprétée par Isabelle Huppert), qui assistera désemparée à cette scène peu confortable pour son conjoint.

Dans un deuxième temps, le mari de Nelly, nommé André et interprété par Guy Marchand, n’hésitera pas, pour sa part, à faire la morale à cette dernière lorsqu’elle viendra chercher de l’affection à ses côtés. Fragile et ayant découvert qu’elle aurait dans quelques mois un enfant de Loulou (elle annonce sa grossesse à André avant de l’annoncer à Loulou qui sera pratiquement le dernier à l’apprendre), elle se jette dans les bras de cet homme qui se trouve être encore son mari, pour sans doute entendre ce qu’elle avait envie d’entendre. Ses inquiétudes, ses doutes et ses questions concernant ce futur grand événement trouveront évidemment un écho négatif auprès d’André qui, dans ses propos, par jalousie et rancoeur, ne fera aucun ’cadeau’ à Loulou.

Ces scènes viennent donc préparer la décision que Nelly devra prendre au sujet de sa grossesse qu’elle devra interrompre ou mener à terme.

En effet, Nelly, décidera d’avorter à un moment donné - moment de transition dans sa vie et par conséquent dans le récit filmique -.

Les réflexions des personnages qui s’exprimeront sur l’avenir du couple qu’elle forme avec Loulou, les reproches assez sévères faits à ce dernier, constituent de toute évidence une préparation à l’acte de Nelly ; les conseils de son entourage, sont sans aucun doute, une aide apportée à cette dernière dans la lourde décision qu’elle devra prendre. Mais ces mêmes conseils sont également une aide apportée au spectateur mis à l’épreuve dans sa lecture filmique à cause d’une pénurie d’informations ou d’explications claires concernant l’avortement de la jeune femme. Mais, insistons dès lors sur le fait qu’ils ne constituent en rien une cause directe (ou « immédiate », si l’on veut reprendre le terme employé par Jacques Aumont) à cet avortement.

En effet, ce ne sont pas ces paroles et ces diverses leçons de morale infligées à Nelly qui conditionneront cet acte et qui pourront orienter du coup la lecture spectatorielle en mal de repères clairs et précis. Tout n’est pas aussi simple que cela en a l’air et la cause de cet avortement est donc à chercher ailleurs...dans le récit, du moins c’est ce que nous tenterons de démontrer.

Ce qui nous fait croire que cette décision d’avorter est liée à une cause beaucoup plus profonde et déplacée, tient au fait que tout le film présente cet état d’instabilité créé par Loulou qui s’en amuse sans hésiter, par d’ailleurs, à s’en vanter quitte à choquer le frère de Nelly, face à qui par exemple, il affirmera sans complexe qu’il ne veut pas travailler. Donc, si l’inconnu, si la méconnaissance de l’avenir préoccupaient tant Nelly, elle aurait pu s’en soucier bien avant : lorsque Loulou acceptera de faire un casse avec ses copains par exemple ou lorsqu’il accueillera les bras ouverts et sans lui demander son avis, un ami récemment libéré de prison.

Nelly, quant à elle, s’amuse également de cette situation ; elle ne demandera d’ailleurs jamais à Loulou de travailler et de devenir responsable, dans le but d’assumer ses futures obligations de père.

L’avortement ne peut donc trouver une cause unique, ni dans cette peur de l’avenir qui pourrait hanter Nelly, ni dans les réflexions régulières faites par son entourage sur le compte de Loulou. Les scènes qui nous montrent André et le frère de Nelly inquiets voire méprisants à l’égard de Loulou qu’ils qualifient de ’fainéant’, rejoignent en fait celle du repas dominical.

Au tout début de cette longue séquence, les invités s’installent à table pour prendre l’apéritif. Devant du vin blanc et d’autres alcools, certains personnages (notamment Mémère qui reçoit tout le monde et qui n’hésite pas à organiser le repas et à orienter les discussions) posent plusieurs questions à Loulou quant à ses futures responsabilités de père. La vieille dame lui demandera même franchement s’il compte se mettre au travail. Loulou lui répondra tranquillement et plutôt sincèrement qu’il va s’empresser de trouver un emploi sans pouvoir pour autant préciser les pistes de travail qu’il

affirme posséder.

Le ton monte un peu car Loulou devient le centre des conversations du repas et ce, bien malgré lui.

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Quelques personnes présentes au repas lui font comprendre qu’il se doit de travailler pour nourrir Nelly et leur futur enfant. D’ailleurs cette dernière sera entourée d’enfants (ceux des autres, des hôtes) et ne pourra que réfléchir sur sa future vie de femme ; au milieu du repas, la caméra s’arrêtera sur elle et un plan montrera son visage fermé qui nous fera comprendre alors qu’elle est mal à l’aise et qu’elle vit difficilement ce moment où les autres parlent de son avenir incertain, sans qu’elle soit vraiment conviée à s’exprimer à ce sujet. C’est ce plan furtif qui confirmera l’idée selon laquelle elle est ou devient hésitante à l’égard de Loulou en quelques minutes seulement, au cours de ce repas où tout semble basculer très vite pour elle.

Mais, le plus troublant et le plus inattendu viendra de Loulou, qui, pour la première et unique fois du film d’ailleurs, aura un geste attentionné vis-à-vis de sa compagne.

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Il remarque que cette dernière est rêveuse ; s’inquiétant pour elle, il se tournera pour lui tendre la main comme s’il pressentait un revirement de situation (ce fameux moment de transition où Nelly prend conscience de l’impossibilité pour elle d’être mère aux côtés de Loulou), il la sollicite pour la rassurer et lui faire comprendre qu’elle n’a pas à s’en faire pour leur futur.

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Ce plan rapproché et de profil qui montre Loulou en train de caresser le visage de Nelly (qui est placée en face de lui en bout de table) est la preuve que se joue, à ce moment précis du film, l’avenir du couple. Ce geste qui met une fois de plus le langage du corps en avant est lourd de sens car il explique à lui seul tout l’enjeu d’une décision que devra prendre la jeune femme. Il marque un basculement ; celui qu’entreprendra Nelly par la suite.

Il montre également que Loulou se projette quand même dans l’avenir en saisissant l’importance et les enjeux de sa future paternité. Loulou prouve ainsi par ce geste qu’il a bien pris acte des paroles de son entourage inquiet pour son couple.

Nous reviendrons sur la place que tient ce repas de famille au sein de la structure narrative du film et sur les statuts des diverses relations qui s’installent entre les différents personnages présents lors de ce repas, dans les pages suivantes. Revenons plutôt à ce qui était notre réflexion première : l’absence d’explication(s) directe(s) et significative(s) à l’avortement de Nelly.

Certes, comme nous venons de l’expliquer longuement, les dires des personnages qui entourent le couple (famille et amis) ont un statut informatif, dans la mesure où ils contribuent à orienter le spectateur dans sa compréhension d’un tel acte ; cela dit, comme nous l’avons noté, ces mêmes dires ne peuvent à eux seuls constituer une cause explicite à l’acte de Nelly car comme le note également Isabelle Jordan dans l’un ses articles69, les dialogues entre les personnages ne suffisent pas à expliquer les actes commis par les personnages.

Il est toutefois intéressant de noter que la scène du repas et plus précisément l’intervention d’un événement extérieur et inattendu dans le déroulement du récit, constitue un, voire l’unique, grand tournant narratif important du film. Ce nouvel événement qui s’impose au cours du repas est une couche narrative supplémentaire, une strate extérieure et déplacée par rapport à l’événement central et phare du récit, que constitue le repas dominical.

Cette nouvelle couche narrative qui vient s’ajouter à la ligne directrice du récit (qui est, quant à elle, dictée par le parcours physique et l’errance du couple), représente une sorte de déclic dans la décision d’avorter que prendra Nelly par la suite.

On peut croire en effet, que cet événement extérieur et accidentel vient prendre une grande importance dans la narration car il représentera un moment déterminant dans la vie de la jeune femme qui devra, bien malgré elle, subir et gérer tant bien que mal ce passage-clé, que nous nous proposons à présent d’analyser.

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Le repas terminé, les membres de la famille et amis invités, se retrouvent dans la cour et discutent paisiblement assis au soleil.

Marité, qui vit dans l’une des maisons avoisinantes vient étendre son linge dans la cour.

L’ami de Loulou (celui qui vient d’être libéré de prison et que l’on surnomme Lulu) s’approche d’elle et lui propose son aide. Intervient alors le jeune Pierrot, qui conseille vivement à Lulu de s’éloigner de Marité pour éviter d’avoir des problèmes avec son mari, prénommé Thomas, personnage nerveux, jaloux et apparemment plutôt imprévisible.

Au premier étage, la voix de Thomas ne tarde pas à se faire entendre en hors-champ ; Thomas, en plein « délire de persécution », affirme comprendre le petit jeu que jouent Marité et Pierrot dans son dos.

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N’appréciant guère que tant d’hommes soient si près de sa femme, il descend avec un fusil à la main et met tout le groupe en joue. A partir de là, la tension monte ; en effet, Thomas, qui n’avait d’ailleurs pas participé au repas avec les autres (déjà le drame couvait silencieusement), exige de Pierrot qu’il quitte la maison sur le champ. Tout le groupe (Lulu et Loulou les premiers) tente de le calmer et de lui faire poser son arme.

S’enchaîne alors une mêlée générale où toutes les personnes présentes (hormis Mémère qui ira mettre les enfants à l’abri) se jettent sur Thomas pour le maîtriser.

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Un amas de corps se déplace alors dans la cour ; on ne peut distinguer ni les actes, ni les déplacements de chacun des personnages embarqués, presque malgré eux dans cette délicate situation, à laquelle on ne peut pas non plus associer une quelconque issue.

La caméra reste détachée du groupe et suit, par des mouvements peu maîtrisés, cette confrontation et, même si elle semble vouloir prendre du recul face à cet événement (elle n’est pas complètement dans la mêlée), elle reste quand même proche des corps, comme le montre la photographie présentée ci-dessus.

Thomas, continue à s’énerver et refuse toujours de poser son arme. Nelly se retrouve mêlée à cette violence ; le fusil ne peut être maîtrisé et les corps passent sans cesse devant le canon. La tension est alors totale car on pressent une catastrophe. Rien ne nous permet de croire que la situation va se débloquer et on craint alors, à ce moment là, un grave accident. Après quelques minutes, Loulou parvient enfin à calmer Thomas qui repart avec sa femme. Tout semble alors être rentré dans l’ordre ; cependant, immédiatement après cette bagarre collective, Thomas s’en prend à sa femme et un coup de feu part à l’intérieur de la maison sans que l’on puisse voir ce qui s’est réellement passé. Loulou se jette immédiatement sur le couple et calme définitivement (avec force et détermination), Thomas, qui finit par lâcher son fusil. Mais, tout le monde comprend aussi que Pierrot doit partir tout de suite s’il ne veut pas être confronté de nouveau à la violence de Thomas, apparemment habitué à ce genre de crise, s’il l’on en croit les réflexions qui suivront.

Il est intéressant de constater que cette séquence assez violente a été montée entre la scène montrant Nelly dans un certain état de fragilité et attablée aux côtés de Loulou (attentif pour sa part à l’absence inexpliquée de sa compagne), et une autre scène montrant le départ des invités et plus particulièrement le visage défait de Nelly, probablement choquée par ce qu’elle vient de vivre.

Par cet effet et ce choix de montage, Pialat insiste sur le désespoir de Nelly que l’on peut lire sur son visage à la suite de cet événement qui aurait pu prendre une tournure plus grave.

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Il décide donc de s’attarder sur le visage de la jeune femme ; il décide de la montrer choquée après l’agression armée provoquée par Thomas, comme pour déclencher, expliquer ou justifier (auprès du spectateur) la lourde décision (en l’occurrence son avortement) qu’elle devra prendre plus tard.

Ainsi, Maurice Pialat se sert d’un événement « extérieur », « déplacé » (« extérieur et déplacé » par rapport à la ligne narrative principale qui semblait prendre ses marques sur le déroulement d’un paisible repas dominical) et inattendu (la crise de Thomas) pour démontrer que Nelly n’était pas encore prête à subir ce genre d’imprévu avec un enfant.

Elle reporte (déplace) cette peur sur Loulou ; elle transfère ce choc, l’interprète, le gère en refusant d’accorder sa confiance à Loulou - à qui elle n’offrira pas la possibilité d’être père -, Loulou qui ne fut pourtant en rien responsable de cette bagarre générale vécue par l’ensemble des personnes invitées à ce repas. D’ailleurs, Loulou, sur le chemin du retour ne cessera de se justifier en répétant qu’il n’est pas responsable de ce qui s’est passé. Il tentera de réconforter et de rassurer Nelly, comme s’il venait de comprendre lui aussi que cet événement exceptionnel pouvait désorienter et pousser Nelly à prendre une mauvaise décision : celle d’avorter. Cet événement « extérieur » scelle quelque part le destin de ce couple, même si Loulou ne fut en rien lié de près aux affaires des personnages impliqués. Il fait les frais, subit les conséquences d’une histoire qu’il n’a pas provoquée.

En fait, Nelly profite de cet événement marquant et déplacé par rapport à sa propre vie pour mesurer les enjeux de sa grossesse et décider du coup de l’interrompre. Maurice Pialat se sert également de cet événement « extérieur » ou « indirect » - déplacé car hors du contexte d’un repas paisible en famille - pour placer Nelly dans un état de choc et de fébrilité qui justifiera et expliquera peut-être indirectement le choix qu’elle fera. Le cinéaste oriente le spectateur, lui fournit une explication pour qu’il puisse en quelque sorte s’approprier les autres plans qui montreront Nelly à l’hôpital après son avortement.

Nous sommes donc confrontés à une trame narrative fondée essentiellement et encore une fois sur le déplacement du sens. En effet, le récit se structure selon un axe bien précis (le déroulement tranquille d’un repas dominical) et il bifurque à un moment donné dans une autre direction, qui nous projette brutalement (sans préparation) dans un moment violent.

Le repas et la discussion dans la cour ensoleillée sont rapidement oubliés au profit de la crise de Thomas qui devient pour nous un « événement-décisif ». Décisif en ce sens qu’il permet de faire évoluer le récit ; il permet à Nelly de prendre conscience du danger de vivre aux côtés de Loulou, même si ce dernier, nous le répétons, se défendra d’être le responsable de cette bagarre. Cet événement est « décisif » car il permet de provoquer et donc de justifier le tournant narratif du film qui est l’avortement de la jeune femme. Ainsi, s’il est difficile de trouver des causes aux actes des personnages, il existe en revanche une piste en ce qui concerne l’avortement de Nelly et le cinéaste supprime toute(s) raison(s) psychologique(s), tout effet de sens trop lisible, toute justification verbale venant de la jeune femme et de son entourage qui expliqueraient son choix. Ce sont, d’une part, la caméra qui s’attarde sur son visage à un moment donné (alors qu’elle ne l’avait jamais fait auparavant) et d’autre part, le coup d’éclat imprévu de Thomas, qui expliquent indirectement (au spectateur) son geste.

Le passage où l’on voit Loulou proche de Nelly précède donc la crise de Thomas qui devient un véritable détonateur, un élément décisif dans la vie de Nelly qui couvait en quelque sorte un mal être qui se révéla lors de cette bagarre dangereuse. Il fallait, en somme, que Nelly soit mise en danger ou qu’elle vive un moment douloureux pour comprendre définitivement qu’elle n’aurait pas d’enfant avec Loulou.

C’est un événement qui ne la concerne pas directement qui, finalement, provoquera une décision personnelle et irréversible ; c’est du moins ce que nous interprétons car encore une fois, rien ne sera verbalisé ni expliqué quant aux vraies raisons de cet avortement.

Ce travail sur le déplacement du sens est donc lié aux actes des personnages (sur qui l’on peut difficilement calquer une étude psychologique qui permettrait en conséquence de comprendre et d’expliquer leurs attitudes et leurs actes) ; mais ce déplacement du sens relève également, comme nous l’explique Dominique Campet dans l’un de ses articles consacré au film Loulou 70, d’une écriture narrative singulière. En effet, si les personnages ne se justifient guère verbalement, s’ils ne parviennent pas à déterminer concrètement (à l’oral) les raisons qui les poussent à agir de telle ou telle façon, le cinéaste se doit de travailler, d’adopter une démarche qui déplacera et fera évoluer sur un autre front (narratif), cette absence de causes explicites délivrées normalement par le langage verbal. Ainsi, ce sont les corps qui remplacent à la fois le verbe et son rôle au sein du récit. Ce sont leurs affrontements, leurs pulsions, leur propre langage qui stimulent et expliquent les parcours empruntés et les décisions prises par les personnages presque muets.

De cette façon, toute la démarche filmique du cinéaste se trouve être influencée par un choix précis : celui de ne plus filmer des personnages mais des corps...car on ne filme plus du « verbal », des dialogues mais bel et bien des gestes ; car on ne filme plus un dialogue dont le statut serait informatif, mais bel et bien une bagarre violente qui remplacera justement l’explication verbale que Nelly refusera de donner, du moins ouvertement et explicitement, quant à sa décision de mettre un terme à sa grossesse.

« La caméra de Maurice Pialat semble prendre plaisir à fouiller les visages et les corps, à se heurter violemment au poli des surfaces et des objets restitués dans leur âpreté sonore, rappelant en cela les images dures et étouffantes du Bal des vauriens de John Cassevetes.
« J’ai eu du mal à restituer la classe moyenne dont est censée venir l’héroïne de Loulou, j’en ai fait une espèce de marginale, comme Loulou lui-même. » Et de cette impossibilité à effectuer un typage précis d’Isabelle Huppert naît un film où passe parfois, en des éclairs de lucidité, la part de tragique se jouant dans le décalage étroit mais irréductible qui affecte les deux personnages principaux par rapport à leur milieu d’origine. Les séquelles qui subsistent de cette volonté première d’une définition sociale de la femme qui quitte Guy Marchand pour Loulou sont parfois gênantes, comme ce divorce entre son habillement, celui d’une fille de commerçant de banlieue, et l’appartement bourgeois qu’elle habite ; mais elles donnent une autre dimension à ce personnage d’une fermeté silencieuse, sur lequel paraissent glisser les signes de reconnaissance, et font d’elle une marginale qui s’ignore. Par là même, il y a une mise en déroute de situations trop connotées qui renverraient à des schémas aisément simplifiables. Le scénario pourrait retracer la descente d’une bourgeoise un peu perverse dans l’enfer des voyous. Mais en mettant en scène une femme qui, à aucun moment, n’a de regard réflexif, Maurice Pialat évite toute attitude ethnographique. Il ne juge pas le milieu qu’il dépeint, mais l’expose dans une nudité effrayante. »

Dominique Campet finira son article là où nous avons débuté notre réflexion sur le film, c’est-à-dire sur l’étude du personnage Loulou qui n’existe réellement que par les dires des personnages qui l’entourent. Dans ce sens, le personnage chez Pialat, n’existerait-il pas que par l’autre ?

Loulou ne trouve un caractère voire un trait psychologique que par son corps et les réflexions ou les actes des autres personnages qui le côtoient ; pour exemple, les phrases et les discours moralisateurs d’André et du frère de Nelly qui peignent leur propre psychologie et qui aussi, dans le même temps, créent un fort contraste avec la vie de Loulou et avec ce que l’on imagine de son caractère.

« Les personnages de Pialat appartiennent au monde de l’instinct qui, dans ce film, transcende le déterminisme social. La première scène où l’on voit Agnès et Loulou ensemble les saisit dans une extase dansante : pas d’autre explication ne sera donnée de leur amour. Ce sont les autres qui tenteront de lui renvoyer une image de sa déchéance, en tentant de la conjurer : Guy Marchand manipule de manière outrancière les signes les plus voyants de son univers, fait miroiter Mozart, la peinture et le reste. Son frère (Humbert Balsan), dans un bref rappel à l’ordre familial, vient lui parler travail, en une déplaisante inquisition, et ne peut provoquer que sa grimace moqueuse. »

Les actes ne semblent pouvoir trouver un sens, une origine ou une explication que lorsqu’on les considère liés à d’autres sujets, personnages ou « événements extérieurs » ; l’« événement-décisif » s’impose dans le récit en faisant évoluer les personnages (dans leur choix et leurs décisions) grâce à l’élimination d’un autre événement initial qui devient pour le coup secondaire...ainsi, se créé le déplacement, amplifié par la volonté de donner au montage une place importante que nous nous proposons de définir dans les pages suivantes.

Notes
68.

Les questions que nous posons et la volonté que nous exprimons quant à l’explication d’une nouvelle piste de travail qui s’offre à nous, pourraient être éclairées dans sa globalité par la définition du mot « discours  », que nous apportent André Gardies et Jean Bessalel.

« Le « récit » ou « l’histoire » constitueraient ainsi des énoncés représentant une sorte de degré zéro de l’énonciation : tout se passe, (...) comme si personne ne parlait et comme si, par conséquent, les faits évoqués, les événements décrits paraissaient se dire d’eux-mêmes.

Il est clair, cependant, que même lorsque aucune marque explicite d’énonciation n’apparaît dans un texte narratif, celui-ci n’en suppose pas moins, au même titre d’ailleurs que n’importe quel texte, un dispositif énonciatif. Dans ce sens il y a toujours bel et bien un « discours du récit ». Cette dernière formule s’applique évidemment au film, c’est-à-dire au “ discours filmique ». »

André Gardies, Jean Bessassel, 200 mots-clés de la théorie de cinéma, op. cit., p. 61.

69.

« Peu d’analyse en effet dans la bouche des personnages, sinon quelques ébauches à des tiers.

Peu de sentiments déclarés aussi dans le couple Nelly-Loulou.

Le dialogue de ’Loulou’ n’a rigoureusement ni plus ni moins de sens que tout autre élément corporel et il succède habituellement à un geste - violent - qui a été le premier message : la gifle d’André à Nelly, la bagarre entre Loulou et André.

Cinéma du comportement et non de l’événement ou du discours, et c’est là où il peut évoquer Cassavetes avec cependant moins d’éléments narratifs que chez le cinéaste américain. »

Isabelle Jordan, « Le chercheur de réalité » in Positif n°235, octobre 1980.

70.

Dominique Campet, « Loulou » in Cinématographe n°57.