c). L’affirmation des conséquences : absence de cause, présence du corps

L’absence de cause(s), cette incapacité (qui est la nôtre, qui est celle du spectateur) à pouvoir justifier ou expliquer les actes, ou même quelques fois les paroles de certains des personnages ’pialatiens’, participent, comme nous venons de le démontrer, à la construction narrative des films de l’auteur ; dans ce cas, il y a déplacement (et mise en place d’une « narrativité » filmique) dans le sens où la gestion des séquences et du coup leur lecture spectatorielle se font par une accumulation, une addition, une superposition (« verticale ») de couches narratives qui n’ont, au premier abord, aucun lien direct ou immédiat entre elles. Ainsi, la réponse (narrative) à un acte ou à la parole d’un personnage se situe dans un ailleurs narratif qui, non seulement, ne peut pas être considérée comme l’Explication (tant) attendue pour justifier ce geste, ce comportement ou cette parole mais qui ne peut pas être non plus, considérée comme un élément qui pourrait en conséquence faire progresser le récit filmique, d’un point de vue causal donc « horizontal ».

Le déplacement discursif est donc à chercher ou à trouver ailleurs, dans d’autres lieux de la narration où cause(s) et conséquence(s), où cause(s) et effet(s) ne sont en rien les éléments-moteurs de l’histoire, de sa construction et de sa progression.71

Ainsi et étant donné qu’il n’y a pas de cause(s) à discerner dans les différentes phases ou séquences proposées par le récit ; ainsi et étant donné que nous ne pouvons pas nous appuyer sur des causes pour identifier la conduite logique de la narration - la démarche narrative propre à Pialat ne serait-elle pas également et plus largement celle du cinéma « moderne » ou d’un cinéma dit « réaliste », démarche justement axée sur cette incapacité à définir la ou les cause(s) d’un événement ou d’un comportement  humain ? - ; ainsi et étant donné que ces causes ne peuvent être un élément de justification apporté aux actes des personnages, nous pourrions nous attacher aux conséquences qui elles, par contre sont bien là, présentes dans le récit, lui imposant un sens nouveau et provoquant même son déplacement, véritable source créatrice de la narration.

Dans A nos amours, les premières séquences nous montrent Suzanne (interprétée par Sandrine Bonnaire) en vacances au bord de la mer. En colonie, elle connaît les premières amours adolescentes et semble être amoureuse de Luc, son petit ami qu’elle ira retrouver dans un champ près d’une route. Pourtant - nous écrivons « pourtant » suite à notre réflexion qui désignait l’amour que la jeune fille semblait avoir pour Luc -, Suzanne repousse Luc dans ses avances et refuse de se donner physiquement à lui.

Le paradoxe viendra encore une fois de cette absence d’explication, relative à la scène qui suivra ce refus.

En effet, sans réelle cause apparente, Suzanne rencontre un américain dans un bar et ’couche’ avec lui dans la soirée sans vraiment le connaître. Elle se jette dans ses bras et accomplit avec un inconnu ce qu’elle avait refusé de faire auparavant avec le seul homme qu’elle prétendra aimer par la suite (plus loin dans le film, les larmes aux yeux, Suzanne avouera à sa meilleure amie et confidente que c’est Luc qu’elle aime encore réellement).

Pourquoi Suzanne se jette-t-elle dans les bras d’un inconnu après avoir refusé quelques heures auparavant de faire l’amour avec son petit ami ?72 Pourquoi cet événement soudain, imprévu, qui ne trouve aucune explication ni aucune logique narrative dans le récit ? Suzanne est-elle un être perdu, qui vit mal son adolescence ? Suzanne est-elle à la recherche d’un idéal inconnu qui fait qu’elle n’hésitera pas à chercher dans le sexe, ce qu’elle attend d’un autre, du point de vue des sentiments amoureux ?

Autant de questions soulevées et présentes au sujet de tous les personnages de l’auteur que nous pourrions sans doute élucider grâce à une analyse psychologique plus poussée. Mais choissions pour le moment de nous cantonner à une analyse purement filmique sans risquer de nous perdre dans des théories que nous ne saurions maîtriser.

C’est donc, cette soi-disant absence de logique narrative que nous nous proposons d’envisager à présent dans une étude de ce que nous appelons « conséquences » qui s’affirment dans plusieurs récits lorsque les causes justement, semblent ne plus avoir d’influence, ni d’existence dans ces mêmes récits.

Ce que nous qualifions de « conséquence » serait un acte physique, un comportement prononcé, une présence corporelle au sein du cadre, teintés d’une certaine violence dans leur existence et dans leur affirmation par rapport au reste, c’est-à-dire à l’ensemble du récit.

Le fait de ’coucher’ avec un inconnu rencontré dans un bar est une conséquence, car cet acte intervient à la fin d’une certaine période vécue par le personnage. Mais cette remarque est une supposition, une idée qui n’appartient qu’à nous et qu’il nous faut donc expliquer plus clairement.

En effet, Suzanne fait l’amour avec l’américain à la fin du séjour (du moins, cet événement marque la fin de la séquence du « séjour », car les événements qui suivront se dérouleront à Paris), donc on peut supposer qu’un certain nombre d’événements importants mais inconnus du spectateur, qu’elle a auparavant connu au cours de son séjour en colonie de vacances, justifieront ce besoin d’aller vers un autre homme. Cependant et c’est que se situe tout le noeud de notre réflexion, rien ne nous confirme cette hypothèse.

Le récit offre au spectateur, des conséquences et non des causes ; il offre un résultat, une évidence et une finalité narratives, un point d’arrivée narratif et non un point de départ. De plus, le fait de ’coucher’ avec l’américain n’est pas non plus une cause car, de retour à Paris, cet événement inattendu sera vite oublié et n’aura justement aucune conséquence sur la vie de la jeune fille. Ainsi, le spectateur se retrouve face à des actes qui semblent s’imposer indépendamment d’autres actes. Aussi, quel rattachement narratif pouvons-nous ou devons-nous imaginer (en tant que spectateur) pour expliquer ces actes ? devons-nous chercher les explications à ces actes ?

Car, si nous parlons de conséquence(s), c’est qu’il y a forcément (cachées au loin), des causes ou du moins un terrain propice à une ou plusieurs explications à des faits bien présents.

Malgré cette dernière réflexion, nous serions tenter de nous tourner vers une phrase de Pablo Picasso qui déclarait que, dans sa démarche d’artiste, « il ne cherchait pas, il trouvait ». De cette façon, ne faudrait-il pas réagir ainsi, et affirmer que les récits filmiques de Maurice Pialat ne sont pas construits de manière à nous offrir, à nous spectateurs, la possibilité de chercher - en l’occurrence les causes qui au premier abord nous font défaut dans notre lecture filmique - mais bel et bien de trouver...? Mais trouver quoi ? Des actes solitaires, des événements qui n’ont de vie que lorsqu’ils sont pris, envisagés dans une perspective où le lien avec leur passé n’est plus ou plutôt n’est pas et ne sera jamais ? Des conséquences qui sont « conséquences » parce que l’on imagine qu’elles répondent non seulement, à des causes présentes par leur absence au sein du récit, mais aussi parce qu’elles parviennent à enflammer ce même récit grâce à leur sur-présence, grâce à leur affirmation, qui semblent ainsi combler ce manque initial de causes que nous propose ou que nous impose la narration.

Trouvons donc, (comme pourrait nous le suggérer une fois de plus Gilles Deleuze que nous citerons plus loin) par le biais d’une analyse en surface, - qui relève de ce qui est visible -, le secret de la construction narrative des films de l’auteur.

Suzanne, comme d’autres personnages, est un personnage qui s’exprime par le corps ; c’est ce que note également Mireille Amiel dans son article lorsqu’elle écrit que Suzanne ne sait pas aimer mais qu’elle sait faire l’amour. Ses réponses ou ses réactions physiques sont les moyens d’expression utilisés vis-à-vis des autres personnages. Elle couche avec plusieurs hommes et lors de la soirée avec ses amis, elle traîne nue dans les pièces de l’appartement au milieu d’autres corps de jeunes personnes.

Elle embrassera en arrière-plan et à demi-nue son ami, avec qui elle discutera, allongée un peu plus tard. Notons la fin du film où elle sera l’objet physique et sensuel de toutes les convoitises.

Son frère dira devant tous les invités qu’il veut la mordre et proposera même à son beau-frère de sentir sa peau. Il n’aura de cesse de répéter que la peau de sa soeur est douce. Il ira même jusqu’à interdire le mari de Suzanne de la toucher devant lui. Lorsque Suzanne rentre tard le soir, il se jette sur elle et la frappe, excluant du coup tout chance de dialogue verbal. Lorsque Suzanne sort le soir, ses discussions avec ses amants (trois ou quatre au total qui se succéderont sans que l’on ait pu voir une rupture) seront minces ; on voit des jeunes enlacés dont le but est de faire l’amour sans se soucier d’une quelconque relation durable.

On notera la place du corps de Suzanne lorsqu’elle sera assise au bord du lit tournant le dos à son amant. Ce plan est un tableau qui met en valeur (par la lumière, la couleur rouge-orangé) le corps de Suzanne. Son corps est un élément-clé dans la constitution esthétique du plan.

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Il s’impose par sa place frontale et pesante dans le cadre et prend vie par ses formes, grâce et en fonction du corps allongé en arrière-plan.

Ce genre de composition, structure indéniablement le plan qui prend du sens grâce au corps et à sa présence, grâce à son rapport à l’espace (du cadre et du champ).

Par les réflexions du frère, par sa jalousie fraternelle et par ce besoin de posséder physiquement sa soeur, on comprend ainsi que Suzanne existe dans le monde dans lequel elle vit, par son corps.73 Ainsi, lorsque nous évoquions l’affirmation des conséquences, ce fut dans le but précis de prendre en compte la réponse forte, appuyée, affirmée qui met le corps du personnage en avant, en sur-présence dans la scène.74 Suzanne ne parle pas, ne s’exprime pas verbalement ; elle se donne physiquement à un homme qui d’ailleurs ne parle pas un mot de français (d’emblée la communication verbale ne peut s’installer). Aussi, la réponse est violente, radicale ; pour s’exprimer ou pour réagir, le personnage le fait par le corps, s’impose physiquement. Le corps devient langage, où figures de rhétoriques physiques s’imposent comme moyen de représentation, où les réactions physiques de Suzanne sont « hyperboliques » et deviennent le reflet d’une psychologie absente au sein du récit mais présente (comme nous le verrons dans les lignes suivantes) dans la lecture spectatorielle.

Dans Loulou, Nelly décidera d’avorter, de se faire mal physiquement, de faire souffrir son corps, pour probablement faire réagir son compagnon Loulou, avec qui elle n’arrive pas à communiquer.

Dès lors, en avançant que Nelly avorte pour faire réagir Loulou, on détermine une cause à son geste. En effet, serait-ce le manque de communication qui perdure entre les êtres qui poussent ces derniers à se faire du mal physiquement ?

Est-ce la peur du présent et le besoin de le fuir, le besoin de progresser faute de pouvoir l’assumer et le maîtriser, qui poussent les personnages à provoquer un choc physique, un acte corporel qui surpasse ainsi toute psychologie et toute discussion trop lourdes à surmonter ?

Van Gogh décide de se tirer une balle dans le ventre et même bien avant, de se couper l’oreille ; Loulou boit à se rendre saoul ; Suzanne ’couche’ avec plusieurs hommes sans doute pour oublier qu’elle ne voit plus son père et que le dialogue verbal n’existe plus au sein du foyer familial.

De même François (L’Enfance nue) accumule les actes violents (il ira même jusqu’à se saouler) pour installer une communication avec un entourage qu’il estime trop distant de lui. Notre réflexion trouve un sens, surtout si l’on prend pour exemple la scène où Mémère s’occupe de François après une bagarre dans une carrière.

Ce dernier rentre blessé à la maison et la femme le soigne, comme elle le fera d’ailleurs lorsqu’il sera malade.

Comme ont pu le montrer les photographies présentées dans les pages précédentes lorsque nous citions Jacques Aumont qui évoquait le même exemple, elle lui offrira un morceau de gâteau comme si son corps malade pouvait retrouver la santé par un autre geste physique : nourrir pour guérir.

Comme nous le verrons plus loin dans une étude plus approfondie, le jet de pierre de François est une manière de prendre enfin en main son destin. C’est une sorte d’hyperbole physique qui scelle un avenir trop incertain. C’est le seul moyen qu’il a trouvé pour maîtriser sa vie ou un événement de sa vie trop souvent gérée par les autres (les parents adoptifs et surtout l’Assistance Publique). Par cet acte violent et décisif pour lui, il parvient enfin à décider pour lui-même ; enfin, il donne un tournant à sa propre vie. Il créé une cause à son enfermement (en maison de redressement) : c’est bien le seul moment où il saura où il est et pourquoi il y est. La cause existe donc à la fin du film dont le récit et la narration, auront sans cesse été orientés sur cette recherche de causes. L’enfant parvient lui-même (pour lui-même et plus pour les autres) à donner un sens à son destin, à diriger son parcours même si c’est l’enfermement qui l’attend au bout du compte. La cause existe enfin à la fin du film (le jet de pierre inattendu) et c’est François qui la fabrique tout en créant, du coup, la conséquence dramatique de son acte.

Plus troublant est ce geste indécent de Jean (JeanYanne) qui, dans Nous ne vieillirons pas ensemble, touche le sexe de Catherine (Marlène Jobert) à son retour. Ce dernier ne parle pas, il agit, il touche pour humilier et signifier qu’il est l’homme, le ’mâle’ ; il touche pour communiquer et dire ou affirmer à Catherine qu’il est encore son homme, même si cette dernière le quitte régulièrement. Mais pour comprendre ce geste douteux, il faudrait savoir si Catherine quitte Jean pour aller rejoindre d’autres ou un autre homme(s). Personne ne peut savoir. Le récit n’offre aucune possibilité au spectateur de savoir ce qu’il en est réellement de la vie sexuelle de Catherine. Ainsi, le savoir spectatoriel est égal à celui de Jean. Nous savons, nous spectateurs, ce qu’il sait à propos des escapades de Catherine, c’est-à-dire rien du tout. Son geste est donc expliqué ou explicable, justifié (?) ou justifiable (?) sur des suppositions, sur des réactions imprévues.

La narration est donc axée sur une série de conséquences qui proviennent de causes que l’on imagine, que l’on doit s’approprier par nous-mêmes pour comprendre la suite du récit qui est, et continue à être fondé sur une succession de séquences qui n’ont aucun lien les unes par rapport aux autres.

Le spectateur est donc sollicité dans ce sens ; à savoir que, pour Suzanne par exemple, il devra envisager ou imaginer ce qui l’a poussé à faire l’amour avec un inconnu. Il devra imaginer les problèmes antérieurs (de communication ?) qui ont existé au sein du couple ’Suzanne-Luc’ pour mieux comprendre la conséquence évoquée précédemment. Il doit construire la psychologie des personnages pour mieux les comprendre. Il doit lire entre les lignes, construire avec du vide, avec ce qui se situe derrière ou entre les scènes et qu’il ne verra jamais.

Mais pourquoi autant de chutes chez ces personnages ?

Pourquoi Philippe (La Gueule ouverte) va t-il voir des prostituées de temps à autre ? Qu’est-ce qui motive ces rencontres furtives et toujours insatisfaisantes (à un moment donné, il éjaculera dans son pantalon avant même d’être passé à l’acte). Que recherche t-il ?

Est-ce seulement une demande du corps à assouvir ponctuellement ou doit-on voir dans ces « chutes » régulières, un mal plus profond spécifique à chacun des personnages du cinéma de Pialat ?

Pourquoi Loulou se bagarre t-il et pourquoi met-il son couple en danger avec ses cambriolages douteux ? Pourquoi est-il aussi instable dans sa relation à l’autre au point qu’il ne sera pas dérangé de dormir avec Nelly et une autre femme dans le même lit. Pourquoi a t-il toujours besoin de rentrer dans un état de fragilité, d’instabilité, de danger, qui oriente sa vie en des points inconnus où un certain équilibre acquis peut s’écrouler d’un moment à l’autre ?

L’homme est-il un animal ? Chez Pialat, la « chute » du personnage nous ramène inévitablement à cette question où le corps (dans ses excès les plus violents et les plus déstabilisateurs - sexe, bagarre, alcool, etc. -), dirigera le personnage, plus que tout autre psychologie inexistante en tous les cas, dans ses actes et son parcours d’être humain. Pourquoi cette mise en danger constante ?

On a ainsi l’impression que chez Pialat, le personnage répond toujours à l’appel de son corps...mais toujours est-il que le spectateur ne saura jamais vraiment pourquoi le personnage aura ou vivra ces déviances, ces escapades insolites ou ces « chutes » si brutales, si l’on veut reprendre une fois de plus une expression employée par Jacques Aumont.

De même que, comme le note François Ramone que nous citerons dans les lignes suivantes, le spectateur (toujours dans A nos amours) devra imaginer ce qui poussera le père à partir de chez lui. Décide-t-il de partir pour une autre femme ou pour une autre raison alors inconnue ? Même à sa propre fille, à qui il annonce un soir qu’il a décidé de s’en aller, il n’en dira pas plus. Il lui dira seulement qu’ « y’a un moment où on en a marre ». Un peu mince comme remarque pour voir dans cette phrase une cause explicite à ce départ ; et puis pourquoi en a-t-il marre ? Marre de quoi ? Marre de qui ? Rien ne nous sera communiqué ; seule la « conséquence » prime et a du poids dans le récit : le départ bien réel, violent parce qu’inattendu. Seule la rupture compte.

La chute est ce qui met à l’épreuve la narration chez Pialat ; la chute du corps c’est-à-dire ses excès, ses déplacements, ses violences qui guettent chaque scène et qui s’imposent comme la seule vraie matière de la création.

Seule la conséquence existe : le départ, la mort, la bagarre, la dispute, le geste en trop, le sexe, etc. Seule la rupture violente se manifeste et fait avancer le récit sans pour autant que cette rupture ait une origine localisée.

La narration demande donc au spectateur d’imaginer les causes à ces ruptures, à ces conséquences qui n’ont plus d’origine et qui n’en ont d’ailleurs jamais eu au sein du récit filmique.75 Son travail intellectuel complète, comble les béances d’un récit par conséquent « ouvert » et construit - comme tous les récits des films considérés comme « modernes » ? - sur une coopération bilatérale, réciproque et « interprétative », si l’on veut reprendre un terme employé par Umberto Eco que nous retrouverons dans le dernier chapitre de cette première partie. La narration amène les conséquences au spectateur qui a la charge d’en définir ou d’en retrouver les causes, dans un ailleurs qui lui appartient.

Ce que nous appelons « conséquence » pourrait trouver un autre nom chez Aumont ; en effet, ce qu’il qualifie de chutes n’est ni plus ni moins qu’une rupture dans le récit ; une rupture physique, une fracture, une fêlure qui interviennent à un certain moment du récit, comme pour créer un vertige ou une sorte de tournant, de virage narratifs.

« Un chat est jeté, du haut d’une cage d’escalier, devient flaque noire, pourtant s’enfuit comme on ramperait.
(...) La chute est brutale, sans fioritures. L’espace ne rebondit pas, il écrase, il happe et se solidifie soudain. Cela tombe, ça meurt, pauvres corps sans orgueil (l’enfant atterrit sur des gravats, le chat finira sur un tas d’ordures). On voudrait ne pas croire à la chute, mais le film ne vous laisse pas le temps – tout juste une hésitation sur l’écran : un quart de seconde (...).
Plus tard, le même enfant tremblera encore moins, à ajuster une autre chute, un jet plutôt : le boulon pris sur le ballast, qui fait éclater un pare-brise et manque de tuer, de massacrer. Comme on ferait d’une grenade, avec la prestesse et la sûreté du couteau lancé aussi, une nuit, sur le fantôme de son frère. »
76

Ainsi, au travers de ces phrases, nous y voyons l’identification d’une absence de cause ; absence relayée ou compensée par ces chutes, ces comportements, ces actes physiques violents, brutaux, qui résonnent comme des réponses ou des réactions à ces causes oubliées, à ces événements antérieurs étouffés et inconnus du spectateur.

Il ne reste au spectateur que le corps : ses manifestations et ses paroles à décrypter.

Ce corps qui lie les scènes entre elles et qui permet de recréer du sens. Ce n’est donc plus l’histoire en elle-même qui transporte ou accompagne le spectateur dans la narration ; c’est le corps, cet « objet-surface », cet « objet-liant », cette ombre ou cette lumière physiques présentes dans chaque séquence et qui permettent de rendre cohérente toute progression narrative.77

C’est bien la violence du corps qui devient le moteur événementiel, la force déviatrice narrative, l’objet même d’une écriture filmique construite sur cette force de présence physique

Autre exemple de ce que nous évoquons : le début de Police.

Mangin (Gérard Depardieu) tente en vain de comprendre, d’élucider le fond d’une affaire de drogue au cours d’un interrogatoire au commissariat.

Il s’énerve, veut donner un sens aux paroles désordonnées, aux mots oubliés, aux phrases à demi-explicites de la personne qu’il a en face de lui (en l’occurrence Tarek dit « Claude »). Il veut comprendre ce que ce dernier ne veut pas dire ou dévoiler, pour remonter une filière de trafic de drogue qui aurait ses racines à Marseille. Cependant il échoue dans cette conversation verbale ; il ne comprend pas, n’avance pas, ne parvient pas à récréer l’histoire, le parcours, la cohérence du récit proposé par la personne qu’il interroge. Mangin demandera à plusieurs reprises « pourquoi ? ». Pourquoi tel ou tel personnage a pris contact avec ce personnage ? Pourquoi tel lieu alors que les renseignements qu’il possède lui indiquaient un autre lieu ?

Pourquoi telle rencontre ici ou là alors que tout porte à croire que c’est ailleurs que tout devait se dérouler ?

Pourquoi Claude est-il toujours dans le coup alors qu’il a permis à Simon et Raoul de se connaître pour trafiquer ensemble ? Pourquoi ces doses alors que d’autres quantités auraient permis un meilleur profit ?

Pourquoi n’a-t-il pas participé aux autres coups plus récents ? etc.

Mangin est donc, lui aussi, à la recherche des causes, du moins d’explications quant aux actes antérieurs de Tarek et de ses connaissances, même si ce dernier dit qu’il ne connaît personne. L’interrogatoire ne mènera nulle part, du moins il ne fera pas progresser l’enquête sur le trafic de drogue ; en revanche, il permettra à Mangin de rencontrer Noria, ce qui constituera le seul et vrai sujet du film finalement.

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Dans le même ordre de choses, le collègue de Mangin présentera à René (un des frères Slimane impliqué dans l’histoire de drogue) au tout début du film, une sorte de schéma (à la manière d’un organigramme) qui reconstitue tant bien que mal le type de relations que les différents personnages entretiennent les uns avec les autres.

Ce schéma est non seulement incompréhensible mais également illisible pour le spectateur à qui il ne sera pas donné l’occasion de comprendre les enjeux qui existent entre ces multiples personnages.

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Ce schéma a la prétention de structurer l’ensemble des diverses filières mafieuses, composées de multiples individus, tous plus ou moins connus des services de police.

Ce « schéma étoilé » est du même type que celui que nous présenterons plus tard dans notre travail, lorsque nous tenterons de positionner chacun des protagonistes au coeur du film.

Il démontre notamment que l’incapacité qu’ont les policiers à gérer cette enquête (et la nature des relations humaines) va de pair avec l’éclatement de la narration que le spectateur devra pourtant s’approprier pour avancer. Ce que nous tentons ainsi d’expliquer repose sur l’idée suivante : René n’a pas d’explication à donner aux policiers quant à ce schéma explicatif : il y a donc échec et personne ne peut aiguiller le spectateur quant aux différents rapports qu’entretiennent les personnages entre eux. Cela signifie donc que, dès le départ, les cartes sont brouillées et que personne ne connaîtra vraiment la nature et le rôle de chacun dans cette enquête et plus encore dans ce récit filmique où « tout le monde » fréquente plus ou moins « tout le monde » sans savoir « qui » fait « quoi » et « avec qui ».

Ainsi, Pialat place Mangin et le spectateur, d’emblée, dans une positon peu confortable : l’incompréhension de ce qui pourrait être le récit... jusqu’au moment où l’on saisit, nous spectateurs, que l’on doit ’se moquer’ (ou que l’on devra ’se moquer’) de cette affaire de drogue qui n’est (ou ne sera) pas en fait le véritable sujet du film et qui sera évincée au profit d’une autre histoire : celle de Mangin et de Noria (Sophie Marceau). Déplacement donc ; le cinéaste change de direction et recadre le véritable sens du récit de son film, amorcé au départ par une fausse piste. Notons en revanche que cette fausse piste de l’interrogatoire aura permis de mettre en relation Mangin et Noria qui sera arrêtée par ce dernier. Déviation donc, car Mangin part d’un personnage (Claude) pour arriver ou se déplacer au final vers un autre qui comptera plus pour lui (Noria).

Ainsi, l’interrogatoire n’aurait-il pas comme seul but de faire se rencontrer (par le biais de Claude qui, au cours de cette entrevue avec Mangin, trahira et dénoncera l’amant de Noria) le commissaire et Noria, sans pour autant permettre la résolution de l’affaire de drogue qui n’aura aucune issue ?

Cette incompréhension de Mangin face au discours du personnage interrogé, est la « métaphore » du récit tout entier, que le spectateur ne devra donc pas s’approprier par le contenu mais bel et bien par les conséquences, par le biais de la chute, par cet état intersubjectif du corps que Roland Barthes développe dans l’un de ses écrits et qui installe également, nous nous permettons de le rajouter à la réflexion de Roland Barthes, une relation avec le spectateur. D’ailleurs, dès la fin de l’interrogatoire, Mangin ne se retrouvera-t-il pas collé à Noria dans l’ascenseur (de son appartement réquisitionné) apparemment trop petit pour accueillir deux occupants (ou trois si l’on prend en compte la présence du collègue de Mangin) ? Le spectateur n’est-il pas accolé lui aussi à ces deux corps, de manière à créer, au sein du cadre, une relation

presque intime dans ce lieu exigu ?

Il se retrouve donc impliqué dans la scène en étant la troisième partie du triangle formé avec Mangin et Noria. Ainsi, très vite, l’histoire de la drogue trouvée chez la femme sera un prétexte - une quasi-cause, au sens où l’entendait Gilles Deleuze78 à propos de l’écriture de Lewis Carrol (?) - à ce qui sera le véritable enjeu du film : l’histoire d’amour vécue par Mangin et Noria, dont le spectateur sera (comme dans l’ascenseur et durant out le film) le témoin physique privilégié.

« Si j’avais personnellement un souhait, un souhait individuel à formuler, ça serait que tout le social du corps moderne ne masque pas ce que l’on pourrait appeler la réalité intersubjective des corps, l’intersubjectif étant une dimension évidemment plus fine, plus restreinte que la relation sociale. J’appelle intersubjectif le fait que le corps de l’autre est toujours une image pour moi, et mon corps toujours une image pour l’autre ; mais ce qu’il y a de plus subtil et de plus important, c’est que mon corps est pour moi-même l’image que je crois que l’autre a de ce corps, et ainsi s’institue toute une sorte de jeu, toute une tactique entre les êtres, à travers leur corps, sans qu’ils s’en rendent compte souvent, une tactique à deux pôles, à la fois une tactique de séduction et une tactique d’intimidation. » 79

Si nous développerons cette idée chère à Roland Barthes dans nos parties suivantes, notons simplement pour le moment, que le corps du personnage semble être la passerelle qui permet au spectateur de traverser les gouffres spatio-temporels, les ellipses, les fossés, la succession d’événements ou d’actions (que le montage vient de son côté affirmer), dont les causes sont volontairement oubliées au profit de conséquences qui lient le récit qui, pour sa part, ne prend du réel que ce que la narration semble vouloir accepter :

« Dans le réalisme, le réel est toujours-déjà donné. Il est l’indiscutable de départ, et, même si elle se propose de le dévoiler, de l’interroger, le fondement sitôt défini sitôt dépassé de l’oeuvre.
Chez Pialat, il fait problème en soi. Ce qui obsessionnellement interroge le cinéma de Pialat, c’est la réalité même du réel. De là l’idée du tournage comme mise à jour du bien-fondé de l’hypothèse. Sur celui d’A nos amours, Pialat « tente » une scène d’intimité entre le père (qu’il incarne) et sa supposée maîtresse. Au montage, la scène a disparu. Entre-temps, le diagnostic est tombé, irrévocable : « Le film n’en voulait pas. » Autrement dit : l’hypothèse du père parti pour une femme ne résiste pas à l’épreuve, à la loi des corps ; la réalité (du monde, du tournage) n’a pas voulu de ce réel-là.
De cette mise en échec on déduira donc (Pialat le premier) que le père est sans doute parti parce que, comme il le dit à sa fille, « y’a un moment où on en a marre », et non pour s’offrir sur le tard une virée sentimentale. Le réel - qui est, en attendant mieux, l’ici et maintenant du tournage - commande la réécriture de « l’histoire » (...). »
80

Sur les traces de François Ramone, partons une fois encore de l’hypothèse suivante qui consiste à attribuer au spectateur une place primordiale dans cette réécriture de « l’histoire » l’obligeant forcément (et comme toujours dans chaque récit filmique mais de manière à chaque fois différente) à se déplacer psychiquement au sein de la narration, en s’appropriant notamment (par) le montage, les absences, les forces de divergences ou de ruptures narratives qui font la singularité d’un tel cinéma...partons sur les traces des corps qui semblent être la matière même de la création filmique chez Pialat, le lien de coopération subtile, qui s’instaure entre l’oeuvre et le spectateur.

Notes
71.

« Pialat fait comme si (mais ’ce faire comme si’ n’est pas chez lui une ruse) le spectateur recevait des images d’emblée comme des images ’naturelles’ normalement connotées.

(...) le cinéma et le cinématographe y sont amenés à révéler une puissance de neutralisation, de déracinement, d’aberration, tellement scandaleuse qu’elle oblige le spectateur affolé d’être mené, sans d’ailleurs la moindre violence, si loin du point de vue du sens, à poser, avec l’aide de ces quelques pauvres indices que le cinéaste lui offre dans toute leur incertitude et leur ambiguïté, le sens c’est-à-dire la communication, l’amour entre ces êtres comme nécessairement possible, au-delà de la fiction du film. »

Jean-Pierre Oudart, « Au hasard Pialat », op. cit.

72.

Mireille Amiel se pose la même question dans son article qui replace les actes de Suzanne dans une réflexion sur la société dans laquelle elle vit. Ainsi, elle déplace son champ de réflexion, elle l’élargit, à une étude sociologique globale pour tenter de comprendre et d’expliquer le comportement de la jeune fille.

« Or Suzanne ne sait pas aimer. Mais elle sait faire l’amour, et elle aime le faire. Et comme nul code, nulle valeur morale ne lui interdit de le faire, elle le fait. Un peu à tort et à travers. Peut-être pour se sentir vivre.

De préférence avec des jeunes hommes qu’elle n’aime pas. Cela ne la rend pas heureuse.

Pourquoi ? Pourquoi le fait-elle , et en souffre-t-elle ? Pourquoi s’interdit-elle d’aimer ?

Pialat ne prétend pas être en mesure de répondre. Tout au plus nous invite-t-il à réfléchir à cette évidence :

la nécessité de ré-inventer l’amour n’est plus une exigence de poète, c’est une nécessité de survie sociale, d’équilibre, de bonheur à retrouver. L’effacement de nos mythes les plus enracinés ne s’est pas fait seul. Il y a fallu des changements d’ordre médico-social (comme la contraception), d’ordre culturel (dislocation de la famille patriarcale), et sans doute bien davantage. »

Mireille Amiel, « A nos amours » in Cinéma 83 n°300, décembre 1983.

73.

« La part sociologique » du film est réduite à l’extrême et s’il émerge de cette oeuvre une constante vérité, c’est celle des corps dans leur affrontement et leur quête incertaine et versatile. »

Olivier Eyquem, « Loulou » in Positif n°232-233, juillet-août 1980.

74.

Dans l’un de ses écrits, Jacques Kermabon évoque comme cause principale aux agissements des personnages, « le mal ». Il est intéressant de constater qu’il rattache cette absence de cause ou cette présence enfouie du mal aux affrontements physiques des personnages que nous avons qualifiés, faute mieux pour le moment, de « conséquence affirmée ».

« Pas d’explication chez lui, pas de consécutions, - note-t-il en se référant au texte de Jacques Aumont, que nous reprendrons dans les pages suivantes - pas de motivations offertes à notre entendement. Les gestes, les actes, les crises, les colères arrivent in abrupto, mus par une force quasi irrationnelle. Le mal probablement. Rien ne prépare à ces éruptions soudaines, si ce n’est un climat propice, une situation de crise : attente de la mort

(La Gueule ouverte), crise de couple (Nous ne vieillirons pas ensemble, Loulou), crise d’adolescents (Passe ton bac d’abord, A nos amours), crise de foi (Sous le soleil de Satan). »

Jacques Kermabon, « Pouvoir de l’abjection » in Le Mal est fait, Editions Dunkerque, Collection Studio 43, septembre 1989.

75.

peut-être parce que, comme le note François Chevassu dans l’un de ses articles, Maurice Pialat « affiche le souci de montrer plus que de démontrer. »

François Chevassu, « L’Enfance nue » in La Revue du cinéma n°226, mars 1969.

76.

Jacques Aumont, « Chutes - Note sur Allemagne, année zéro et L’Enfance nue - », op. cit.

77.

« Pour comprendre, il faudrait peut-être s’assoupir, se figer. Laisser regarder l’enfant en nous qui assiste au film, comme le double se détache de David Gray (dans Vampyr). Mais ces films ne sont pas non plus des rêves, ou alors, des rêves solides. Images ’de granit’ – comme disait Jean-Louis Schefer, parlant justement du crime et de son origine ? Plutôt – le granit garde des traces trop nettes – des images de bitume, à l’instar des plans noirs de Berlin dévastée, des plans boueux d’Hénin-Liétard. Aussi bien, ce noir du bitume qui a vu jadis les commencements de la photographie, mais sur lequel l’empreinte ne reste pas. L’infilmable est donc aussi, ici, l’infixable, ce qui risque toujours de s’effacer parce que l’image n’en est pas tout à fait définie. Non seulement ce dont le sens nous est définitivement dérobé, mais ce qui ne peut même pas apparaître comme ayant un sens définitif. Derrière le scandale de la chute des corps, il y a un vertige : l’absence de toute révélation (photographique ou autre). Devant l’infilmable, on ne peut pas en croire ses yeux. Ni rien. »

Ibid.

78.

car une fois encore, c’est la surface, le langage des corps, leur existence presque palpable qui nous guident et qui intéressent également Gilles Deleuze...

« La fragilité du sens s’explique aisément. L’attribut est d’une autre nature que les qualités corporelles. L’événement, d’une autre nature que les actions et passions du corps. Mais il en résulte : le sens est l’effet de causes corporelles et de leurs mélanges. Si bien qu’il risque toujours d’être happé par sa cause. Il ne se sauve, il n’affirme son irréductibilité que dans la mesure où le rapport causal comprend l’hétérogénéité de la cause et de l’effet : lien des causes entre elles et liaison des effets entre eux. C’est dire que le sens incorporel, comme résultat des actions et des passions du corps, ne peut préserver sa différence avec la cause corporelle que dans la mesure où il se rattache en surface à une quasi-cause, elle-même incorporelle. C’est ce que les Stoïciens ont si bien vu : l’événement est soumis à une double causalité, renvoyant d’une part aux mélanges de corps qui en sont la cause, d’autre part à d’autres événements qui en sont la quasi-cause. Au contraire, si les Epicuriens n’arrivent pas à développer leur théorie des enveloppes et des surfaces, s’ils n’arrivent pas à l’idée d’effets incorporels, c’est peut-être parce que les « simulacres » restent soumis à la seule causalité des corps en profondeur. »

Gilles Deleuze, Logique du sens, Editions de Minuit, Collection « critique », Paris, 1969, p. 115.

79.

Roland Barthes, « Encore le corps » in Critique n°423-424, août / septembre 1982.

80.

François Ramone, « Suzanne existe » in Trafic n°18, printemps 1996.