b). L’ « anguille » tisse sa toile

Notre idée jusqu’à présent, fut de démontrer comment un personnage ou plus exactement un corps, pouvait être utilisé comme « lien », « guide » ou « pilier d’orientation » à la fois des autres personnages et du récit, qui connaît en de multiples points, des zones de ruptures spatio-temporelles à combler pour le spectateur. Nul doute que ce corps en question est un moyen narratif, un point d’ancrage pour les autres personnages du film dont les déplacements arrivent peu à peu à se définir en fonction de ce corps-pilier. Pour autant, le spectateur n’utilisera pas forcément ce même corps pour se diriger, s’orienter, se déplacer dans le récit. Il s’accrochera à un autre corps dont la fonction et la figure diffèrent de celles du « corps-pilier » sur lesquelles nous nous sommes attardés jusqu’à maintenant.

Le spectateur a besoin d’un autre corps qui lui permettra de faire le lien entre l’ensemble des personnages, comblant ainsi les fossés, les trous béants, les fissures

(spatio-temporelles), qu’offre chacun des films de l’auteur.

Le guide spirituel et physique des personnages du récit ’pialatien’ n’est pas forcément, comme nous allons le voir à présent, celui du spectateur, qui devra s’approprier un corps différent pour avancer dans la narration.

Pour reprendre l’exemple de Sous le soleil de Satan, Menou-Segrais n’apporte aucune aide au spectateur dans sa lecture filmique ; ce personnage immobile, cloîtré dans sa paroisse et souvent seul, ne transporte pas le spectateur vers d’autres personnages ni vers d’autres lieux. Il ne provoque aucune rencontre et ne permet aucun déplacement spectatoriel alors que, comme nous l’avons vu, il représente pourtant beaucoup (trop d’ailleurs) pour le personnage principal (l’abbé Donissan), qu’il dirige de loin, sans grande implication physique de sa part. Il lui donne les directions spirituelles et physiques à emprunter, mais ces directions sont-elles suivies de la même manière par le spectateur ?

Si le spectateur ne peut pas s’appuyer sur Menou-Segrais pour évoluer, quel est donc l’autre personnage qui lui permet cette progression ?

Dans Sous le soleil de Satan, Germaine Malhorty (Mouchette) tient ce rôle de

corps-passeur, de lien fondateur entre les plans, entre les scènes du film. Elle est comme une anguille qui se faufile et apparaît dans toutes les scènes auprès de tous (ou presque tous) les personnages. De manière décalée, nous préférons employer volontiers et volontairement le mot « anguille » et non celui d’« araignée » (qui tisserait sa toile, la toile du récit finalement) pour soulever l’idée selon laquelle Gernaine Malhorty (Sandrine Bonnaire) possède un corps que l’on ne peut ni attraper ni capturer, comme si elle se faufilait entre nos mains, entre nos yeux et comme si elle parvenait à glisser entre les plans, les lieux, les paysages, les personnages qui l’entourent. « Anguille », « araignée » : d’autres pourront plutôt y voir le « serpent », celui de la Bible dont on connaît l’espièglerie (pour ne pas dire la diablerie).

Quoi qu’il soit, l’animal est dangereux, difficile à capturer parce que furtif et imprévisible.

Germaine Malhorty est le but recherché inconsciemment par Donissan qui lui dira qu’il attendait ce moment depuis longtemps car c’est à travers elle qu’il souhaite communiquer avec Satan et combattre les forces du mal.

Au-delà de cette représentation mystique, Mouchette est avant tout un corps qui se promène dans la nature, sans attache ni repère précis. Elle est Satan qui est, comme nous l’avancions auparavant, bel et bien matérialisé, personnifié par un corps. Lorsqu’elle rencontrera Donissan dans les bois, elle montrera à travers chacun de ses mouvements, que l’on ne peut l’attraper et qu’elle reste un corps céleste impossible à saisir.

« Sandrine Bonnaire, elle, donne à Germaine Malhorty dite Mouchette un mélange de fragilité et de fierté révoltée qui va bien au-delà des intentions de Bernanos. Chez ce dernier, Mouchette fait partie de ces démoniaques qui ont délibérément opté pour le Mal, se sont donnés à Satan. L’attitude de la Mouchette de Pialat est beaucoup plus subtile. Par le biais de Sandrine Bonnaire, on la rattache volontiers à la Suzanne d’A nos amours et, de là, à bien d’autres héros pialatiens. Lorsque Serge Toubiana remarque « sa façon de tourner autour de ses amants, d’affronter leur lâcheté en essayant vainement d’obtenir d’eux l’aveu d’amour », il décrit une tentative commune aux personnages de Pialat : Mouchette ne joue pas directement de la séduction, mais de l’agression verbale, sur le mode ironique, et de l’attaque venimeuse, tant avec ses amants Cadignan et Gallet qu’avec Donissan. Plutôt qu’à une anguille, c’est au serpent de la Bible que nous renvoient le physique et la gestuelle de l’actrice. »6967

En se tortillant, en tournoyant autour de l’homme d’église et en se faufilant à travers les arbres, elle incarne une légèreté et une insouciance inexistantes chez Donissan qui traîne au contraire un corps lourd, massif, prisonnier de la terre, de la boue, de l’environnement tout entier.

Son corps est un corps-anguille car ce personnage arpente (serpente) l’espace et le plan dans tous leurs recoins, dans toute leur surface, dans toute leur profondeur.

Ses trajets composent, équilibrent le cadre en traçant des lignes, des trajectoires, de telle sorte que l’oeil soit constamment dirigé.

Dans les bois, elle tourne autour de Donissan, l’attire dans le fond du champ filmique puis un peu plus sur la gauche du cadre, sur les hauteurs d’une butte qui domine les paysages grandioses du film.

Cette femme est un corps-passeur (un corps-déplaceur) pour le spectateur ; grâce à elle, il peut non seulement faire le lien entre la terre et le ciel, entre le Bien et le Mal mais aussi entre les différents personnages du film. Le corps de cette femme représente le lieu de passage, de transfert entre les différentes énergies qui parcourent les esprits ; elle est le lieu physique du combat que mèneront Donissan et l’Antéchrist.

Mouchette est la compagne du médecin qu’elle assassinera (sous l’emprise de Satan) ; ensuite, elle rencontre Donissan qui comprend et voit le Diable à travers son corps. Aussi, si Donissan n’ira jamais chez le médecin, s’il ne le verra jamais physiquement, il pourra faire partie de la scène du meurtre grâce à Mouchette qui viendra à sa rencontre. Elle est l’entremetteuse, l’araignée qui tisse un fil entre deux personnages qui appartiennent à deux scènes bien différentes du film.

Sous le soleil de Satan pourrait se décomposer en trois moments bien distincts ; dans ce découpage précis, les personnages n’interviennent pas au sein de ces trois grands moments et c’est ce qui fait la force d’un tel film que de pouvoir réunir des personnages dans une même destinée sans jamais présenter leur rencontre physique. Donissan ne fera pas partie de la première scène (l’assassinat du médecin par Mouchette).

Mouchette sera seule avec Donissan pour leur rencontre (Menou-Segrais en sera exclu).

Menou-Segrais retrouvera enfin Donissan à la fin du film lorsque ce dernier tentera de défier Satan (Mouchette sera cette fois-ci présente par son absence : présente car elle sera la motivation première de Donissan dans son combat avec Satan et absente car elle se suicidera sous les yeux ou plutôt sous l’âme de l’abbé impuissant - il ne la verra pas accomplir son geste mais l’imaginera ou en aura la vision -).

Le récit est éclaté mais bien compartimenté et Mouchette assure (par sa présence et par son absence - là est sa force diabolique que de pouvoir être présente par son absence -) le déplacement entre ces trois temps forts.

L’effet « vases communicants » est assuré par ce personnage qui traîne son corps dans toutes les scènes en tant que représentante physique du malin, seule et unique quête profonde du jeune prêtre. Ainsi Mouchette porte et assure la cohésion du parcours de ce dernier. Parce qu’elle se manifeste dans tous les tableaux du film, au sein des trois grandes phases de la narration, elle crée une cohérence, une logique au sein du film. Son corps (première et seconde parties) et son esprit (dernière partie) envahissent, donnent du sens au cheminement de l’homme d’église qui retrouvera cette personne tout au long de son évolution géographique et spirituelle ; il la voit (par un effet de montage au sein de l’église alors qu’elle entre chez le Marquis) dans la première partie, il la rencontre (dans les bois) dans la seconde et la sent (lors de son suicide) dans la dernière partie du film.

Mouchette tisse donc une toile entre tous ces personnages et relie les directions prises par l’abbé en devenant le pivot du récit et du spectateur dans la manière qu’il aura ou qu’il trouvera de gérer le dit « récit » : elle est le lien qui permet au spectateur de raccorder entre eux (d’un point de vue intellectuel) les moments-clés du récit car elle est la quête de Donissan dans sa volonté de combattre les esprits du mal.

Elle est le moteur et le sens des déplacements narratifs et spectatoriels qui pourraient se définir de la façon suivante, selon le schéma présenté dans la page suivante :

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Le schéma ci-dessus matérialise les différents types de relations que les personnages entretiennent les uns avec les autres.

On visualise alors les rapports d’influence qu’ont certains personnages sur les autres. L’ambiguïté des relations est présente dans le fait que Satan existe à travers plusieurs personnages différents. Satan apparaît sous les traits d’un marchand de chevaux mais également à travers Mouchette et l’enfant mort que ressuscitera Donissan à la fin de son épreuve ; or, si Donissan a des relations avec ses trois personnages, on peut en déduire qu’il a également affaire au Diable même s’il n’existe pas réellement sous les traits d’un personnage précis et bien visible. La présence diabolique est donc complexe (parce que sournoise) et n’a de véritable existence que dans l’incarnation auprès de personnages déjà existants. Son influence est à la fois directe et indirecte ; les flèches bleues ( message URL FLECHEBLEUE.jpg) désignent une présence, une influence, une domination sataniques directes sur un personnage (exemple : Mouchette ou l’enfant sont sous l’emprise directe de Satan. Les flèches de couleur orange ( message URL FLECHEORANGE.jpg) sont le relais des flèches de couleur bleues et symbolisent le pouvoir indirect que Satan exerce sur un personnage par le biais d’une incarnation humaine précise (exemple : c’est à travers le marchand de chevaux que Satan atteint Donissan).

Remarquons aussi l’influence de Menou-Segrais sur Donissan et le poids de Satan sur Mouchette. Satan impose sa présence à travers Mouchette qui tuera le médecin et c’est à travers le marchand de chevaux rencontré une nuit sur la route que le prêtre fera sa rencontre.

Il sera également atteint par le biais de l’enfant ressuscité. Mais on comprend aussi que c’est à travers le corps de cet enfant (ressuscité) que Donissan prendra sa revanche en allant provoquer Satan. La relation est donc double. Les relations entres les personnages ont donc toujours lieu par le déplacement, le transvasement des relations ou rapports d’influence vécus et supportés sous l’emprise satanique.

Ainsi, un personnage rencontre un autre personnage par le biais du déplacement subtil d’une relation physique que Satan mettra en route ou provoquera en devenant le véritable intermédiaire de cette réunion. Donissan rencontre Satan à travers Mouchette et à travers d’autres personnages plus ou moins victimes de cette puissance maléfique.

C’est donc toujours à travers un autre corps que l’on parvient à atteindre la personne voulue. Le mouvement vers l’autre n’est jamais direct et existe toujours sous le pouvoir d’un troisième personnage invisible mais pourtant bien présent : Satan.

Nous évoquions précédemment la fonction de Mouchette au sein du récit,

c’est-à-dire son rôle qui consiste à permettre aux personnages de se rencontrer et de se déplacer les uns par rapport aux autres (Donissan ouvre une voie vers Satan grâce à elle et à ses actes malheureux et sanguinaires) ; cela dit, lorsque l’on lit ce schéma fléché, on constate finalement que c’est Satan (à travers Mouchette) qui agit et qui construit une narration complètement placée sous l’emprise d’une présence invisible mais pourtant constructrice de relations et de rapports d’influence décisifs pour l’ensemble des personnages du film.

Ne serait-il pas alors plus juste d’annoncer que le véritable lien du film, le fil d’Ariane, est Satan et non plus Mouchette ?

Satan est le seul « personnage » (malgré son invisibilité) qui est en relation avec tous les autres et qui permet leur rencontre. Satan épargne Menou-Segrais car ce dernier ne veut pas penser un seul instant à cette rencontre. Suffit-il alors de ne pas vouloir penser à Satan pour pouvoir éviter cette entrevue si douloureuse ?

Le démon s’infiltre dans la vie du jeune prêtre, à travers le corps des personnages qu’il croise sur son chemin. Donissan officie par le corps, en portant l’enfant mort ou en jetant le cadavre de Mouchette sur l’autel de l’église pour provoquer Dieu. Son appel est donc avant tout physique.

Si Donissan parle à Mouchette, s’il est amené à servir avec Menou-Segrais qui l’accueille, s’il part sur les routes, s’il se perd, s’il redonne la vie à un enfant, c’est parce que Satan l’a commandé ou l’a incité ; c’est donc sous l’influence constante du malin qu’il se déplace et agit (il dira sa faiblesse au marchand de chevaux qui en profitera). C’est en fait Satan, par le corps de Mouchette, qui s’impose et tisse en profondeur les lignes d’un récit qui présente des personnages perdus et pas forcément en contact physique les uns avec les autres. Le récit compartimenté (c’est ce que nous soulevions précédemment), s’homogénéise quand même grâce à Satan dont la présence hante tous les lieux de ce récit, tous ces compartiments, toutes ces parties : l’homogénéité narrative étant basée pour le coup sur la capacité à construire une histoire dont les différentes phases événementielles ou différents personnages, trouvent un lien commun dans un univers qu’ils auront tous contribué à fabriquer.

Satan est ce lien commun à tous, ce corps invisible qui dirige les personnages (essentiellement Donissan et Mouchette tous deux hantés par le malin) ; de par son action spirituelle (il fait douter l’abbé au plus profond de sa foi, de son âme de terrien), il génère également une action narrative. Les rencontres et déplacements vécus par les personnages n’ont qu’une cause, qu’une finalité implicite et latente : Satan.

Lorsque Donissan part dans la campagne, on comprendra très vite que l’aide qu’il doit apporter à un collègue en difficulté dans sa paroisse, n’est qu’un prétexte et que le véritable motif (inexprimé) de ce départ, est à chercher dans le besoin de provoquer physiquement (au détour d’une route), le diable en personne (en chair et en os).

Nous venons de voir que Lucifer (incarné physiquement par Mouchette ou par le marchand de chevaux) est une sorte de force de présence constante qui arpente le film ; nous avons constaté également que cette présence dans les scènes était fondamentale pour relier l’ensemble des personnages dans leur parcours et leur rencontre.

Voyons à présent que, dans d’autres films de l’auteur et notamment dans un en particulier, le personnage peut être, a contrario, un lien, un pivot narratif dans le film sans pour autant créer des relations entre tous les autres personnages qui l’entourent.

Dans ce cas, le récit est disloqué et contrairement à Sous le soleil de Satan (qui proposait certes, un récit éclaté, compartimenté mais complètement homogénéisé autour d’une quête mystique ou d’un personnage commun, Satan), le corps ne crée pas de liens physiques précis qui permettraient alors la reconstitution ou la recomposition de l’histoire.

Ainsi, le déplacement des personnages au coeur du récit et le nôtre (en tant que spectateur) au sein du film, trouvent leurs marques « ailleurs », dans une autre conception figurale et fonctionnelle du corps, que nous nous proposons de relever à présent.

A nos amours est un film qui raconte l’errance (sentimentale et physique) d’une adolescente perdue, qui navigue de clans en clans à la recherche de l’amour (physique). Même si elle voit plusieurs personnes différentes, même si elle couche avec plusieurs hommes, elle n’amène et ne provoque jamais pour autant des relations entre toutes les personnes différentes qu’elle côtoie. Elle erre d’espace en espace sans forcément lier (contrairement à Mouchette d’ailleurs) les personnages les uns aux autres. Du coup, ces personnages ont tous un point en commun : ils la connaissent et ont vécu quelque chose de plus ou moins fort avec elle, mais ils ne se connaissent pas les uns les autres et ne se rencontreront pas ou peu selon les cas.

Ainsi, ce corps se promène de scène en scène et créé des contacts pour le spectateur qui trouvera dans ce voyage physique un cheminement cohérent pour sa lecture personnelle du film.

Le narrration est en fait composée d’une succession de lieux qui n’ont aucun lien les uns par rapport aux autres tout simplement parce que les personnages faisant partie de ces mêmes lieux ne se connaissent pas et ne se rencontrent pas ; aucun espace ni aucune personne n’en appellent une autre. Nous verrons par la suite que l’appartement est un point d’appui dans le récit car on finit toujours par y revenir pour y régler ses comptes ; cependant, disons pour le moment qu’aucune logique spatiale ne se dégage du film (sauf évidemment si l’on considère que ce manque de logique spatiale correspond à la quête du personnage égaré dont l’itinéraire de vie manque également de logique ou de cohérence). Le spectateur suit donc plus un corps qu’un récit dont la trame serait définie dès le départ, selon une écriture et une esthétique repérables.

Il prend justement appui sur les errances physiques de Suzanne qui créé (matérialise) ainsi (par sa présence) des espaces-temps instables, aléatoires parce que justement rythmés par ces déplacements imprévisibles et sans grande cohérence (un déplacement physique n’en justifie pas forcément un autre, une trajectoire empruntée n’en motive pas forcément une autre).

Pouvons-nous alors parler de « work in progress » dans la manière de concevoir l’oeuvre filmique ? L’écriture subit ou prend appui sur les trajectoires, les énergies des corps, du corps de Suzanne dont l’errance imprévisible, construit indéniablement les espaces, les durées, les rapports entre les autres personnages. D’une soirée à l’autre, Suzanne retrouve des personnes qu’elle quittera avant d’en retrouver d’autres, avec pourtant toujours en point de mire, le foyer qu’elle délaissera la nuit pour le regagner le jour : telle est la logique de ses déplacements («  ‘faut-il attendre la nuit pour faire le mal ? ’ », lancera-t-elle de manière effrontée à son père lui interdisant de sortir le soir).

Où se corps va t-il m’emmener à présent ? Tel est le genre de question que le spectateur doit se poser à chaque déplacement physique de Suzanne, principal relais et seul guide dans le film.

Regardons de plus près comment s’organise cette errance justement désorganisée.

Au début du film, Suzanne est en vacances au bord de la mer ; elle évite Luc, le garçon qu’elle aime, pour se jeter dans les bras d’un inconnu (un américain) qui lui fera l’amour dans un champ. De retour à Paris, on la voit faire l’amour avec un autre garçon juste avant de rejoindre Bernard avec qui elle entretiendra une relation un peu plus poussée (elle le verra assez souvent au cours de quelques soirées passées avec des amis). Un soir, au coin de l’établi, son père lui demandera si elle veut épouser Bernard ; elle rigolera et répondra par la négative comme pour montrer que les plaisirs du sexe sont plus importants que tout autre projet de coeur. En fait, le parcours de Suzanne dans le film est le parcours errant de l’insouciance marquée par des rencontres où le sexe l’emporte toujours sur les sentiments.

A un moment précis du film (lorsque les conflits avec son frère n’en finiront plus), Suzanne choisira d’épouser Jean-Pierre, ’le premier venu’, qu’elle n’aime pas.

Le jour de son mariage, Luc viendra la chercher mais elle dira que c’est trop tard et qu’elle ne peut s’enfuir même si quelque part on soupçonne que c’est lui, et lui seul, qu’elle aime vraiment. Paradoxalement et quelques temps plus tard (combien de temps après son mariage exactement ?) au cours d’un repas (lorsque le père reviendra), elle acceptera les gestes intimes de Michel, un ami de son frère, avec qui elle partira aux Etats-Unis quelques semaines plus tard.

L’insouciance de Suzanne et son manque de maturité ou de responsabilités face aux êtres qui l’entourent et avec qui elle a du mal à s’engager, sont en fait le moteur du récit.

Ses allers et retours, ses moments d’errance et ses rencontres nous permettent de passer d’un lieu et d’une histoire à une autre sans forcément qu’il y ait un lien (causal) parce que la vie de Suzanne n’est pas, elle non plus, construite sur des liens ou sur des relations de causes à effets.

Ses déplacements sont intuitifs, instinctifs, jamais prémédités ; l’errance fait partie de son caractère qui du coup, influence l’ossature et la progression du récit tout entier.

Ce récit est donc à l’image de ce corps qui déambule, qui prend diverses directions.

« (...) Suzanne ne sait pas aimer. Mais elle sait faire l’amour, et elle aime le faire.
Et comme nul code, nulle valeur morale ne lui interdit de le faire, elle le fait. Un peu à tort et à travers. Peut-être pour se sentir vivre. De préférence avec des jeunes hommes qu’elle n’aime pas. Cela ne la rend pas heureuse.
Pourquoi ? Pourquoi le fait-elle, et en souffre-t-elle ? Pourquoi s’interdit-elle d’aimer ?
Pialat ne prétend pas être en mesure de répondre. »
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Les lieux se succèdent parce que le corps voyage sans cheminement précis ou préparé. Ce corps se projette de lieu en lieu, d’aventure sexuelle en aventure sexuelle parce que le désir du personnage le commande ; du coup, le spectateur vit aussi cette projection perpétuelle sans qu’aucune logique (d’écriture) préparatoire, consciente et réfléchie ne place le personnage dans une situation de « devenir programmé ». Si projet d’avenir il y avait eu, alors le récit et du coup le parcours spectatoriel, auraient pu être organisés en fonction de cette envie, de cette quête ; mais comme dans L’Enfance nue ou Loulou, les personnages n’ont ni but ni quête précise clairement exprimés et ne font qu’errer, vivre au jour le jour. Leur histoire se fonde sur les mouvements de leur corps, sur des déplacements qui n’ont ni causes ni conséquences dans leur destin.

Le récit est donc en constant déplacement, dans une phase de devenir et de bouleversement permanents.

« La clef du personnage de Suzanne, c’est quand elle dit : « J’ai peur d’avoir le coeur sec. » Elle a seize ans au début, son incertitude est normale. Mais le film se passe sur deux ans et, à la fin, elle n’a pas changé, on peut s’inquiéter. Elle a besoin de rencontrer un homme qui lui dise : « Je t’aime » et qui lui ait prouvé, déjà, qu’il l’aime. Sandrine Bonnaire prétend qu’elle ne ressemble pas à Suzanne. Elle ne ment pas, elle ne se rend pas compte. Elle possède cette sorte d’égoïsme tranquille des enfants, cette faculté aussi de s’abstraire, brusquement. Le moment où elle vit le plus, c’est quand elle joue. », expliquera Maurice Pialat dans un article accordé au journal Le Monde (le 17 Novembre 1983).

Dans A nos amours, on peut déceler toutefois une certaine logique spatio-temporelle dans les déplacements de Suzanne. De retour à Paris, elle est chez elle, dans sa chambre avec son amie. Son père intervient et s’en va retrouver son fils. Ensuite, Suzanne va voir Luc qui l’ignore. Désespérée, elle rentre chez elle, voit son père, sort le soir avec ses amis avant de revenir au foyer et d’entamer une nouvelle discussion avec son père qui l’attend au coin de l’établi. On note donc que Suzanne navigue entre son père, Luc et ses amis. Dès que le père partira (sorte de rupture narrative), on retrouvera le même schéma, à savoir qu’elle reviendra toujours au sein du foyer, au coeur de l’appartement, sorte de point d’ancrage dans son parcours même si Roger n’est plus présent pour discuter avec elle.

Mais il faut avant tout relever l’inefficacité des personnes qui l’entourent. En effet, ni Bernard, ni son frère, ni même Luc n’auront raison de sa liberté, celle de bouger quand elle veut et où elle veut. D’un lieu à l’autre, elle se déplace sans que personne n’ait décidé pour elle. La scène de dispute avec son père en est la meilleure preuve ; il refuse qu’elle sorte le soir, pourtant elle parviendra à le faire sans qu’il puisse l’en empêcher. Lorsqu’elle retrouve Bernard, il est impossible de savoir quand et où elle le reverra. Aucun projet, aucune discussion ne viendront ancrer les personnages dans un devenir spatio-temporel précis ; l’important, c’est le moment présent, l’action qui se déroule « ici et maintenant » avec tel ou tel personnage rencontré au détour d’une soirée.

Où rencontre-t-elle son mari ? Comment, où et quand décide t-elle de rompre avec Bernard ? Quelles en sont les raisons ? Le personnage semble vivre au rythme de son corps, dans une insouciance totale qui refuse toute explication, toute analyse ou tout discours verbal qui pourraient alors, s’ils existaient, justifier ou donner un sens aux déplacements physiques repérés.

Suzanne aime faire l’amour (comme Loulou d’ailleurs) ; son corps le demande et le récit se construit sur cette envie physique ; Loulou aime l’alcool, les bars, le sexe et ses déplacements en sont la conséquence ou la concrétisation. Les déplacements de certains personnages et leurs rencontres avec l’autre, ne seraient-ils par régis par cette quête physique tournée vers les plaisirs du sexe ou de l’alcool ? Pour Suzanne et Loulou, la motivation semble être de cet ordre-là. Même si cette remarque peut paraître un peu réductrice, la dimension physique (la découverte errante et non préméditée des plaisirs de la chair) semble être, en tout état de cause, le principal moteur de leurs déplacements.

Mais peut-on ou doit-on affirmer que l’inorganisation du personnage (sa dispersion, son errance et son mode de vie) suppose l’inorganisation du discours filmique ?

Voyons donc de plus près quel est le schéma narratif des relations sociales entretenues par Suzanne avec son entourage et voyons si un lien peut être établi avec la construction du discours filmique.

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Nous constatons, au vu de ce petit schéma fléché et plus précisément grâce aux flèches de couleur noire, que Suzanne a des relations avec tous les autres personnages et c’est pour cela qu’elle est un corps-pivot ou un corps-charnière dans la narration.

Elle est au centre du récit mais pas au centre des relations que les personnages entretiennent ensemble et pour cause, ils ne se connaissent pas les uns les autres et d’ailleurs ils ne se rencontreront jamais à part pour quelques exceptions. Aucune flèche ou presque ne peut être placée entre les personnages qui gravitent autour de la jeune fille, personnage central, marginal, décalé et en aucun cas entremetteur.

Seulement deux flèches, de couleur orange, marquent la rencontre de personnages divers qui connaissent Suzanne. Betty (la mère) et Robert (le frère) rencontreront (et cela paraît plutôt logique) Jean-Pierre, le mari, et Michel, l’amant de Suzanne avec qui elle s’enfuira à la fin du film. Ils rencontrent donc les deux personnages les plus importants pour l’avenir de la jeune fille sans connaître tous les autres qui graviteront autour d’elle (ses amis, ses amants, Luc - l’homme qui comptera sans doute le plus pour elle -, etc.)

La fin du film permettra justement une réunion collective et notamment le retour du père ; seront toutefois absents bon nombre de personnages (Luc, les amis et divers amants entre autres).

Suzanne n’est pas une entremetteuse car elle ne permet aucune rencontre. Ce n’est pas son rôle et surtout, ce n’est pas dans le caractère de cette jeune fille que de s’occuper et d’assurer la communication entre les êtres qu’elle connaît. Par égoïsme ou par souci de vouloir préserver son intimité et sa liberté, elle se moque des liens qu’elle pourrait créer entre les différents personnages qui l’entourent. Luc ne connaît pas Michel ni même Roger, qui ne connaît pas lui-même Bernard, etc. Seul Jean-Pierre rencontrera Robert qui présentera d’ailleurs sa soeur à Michel, dernier homme avec qui elle s’enfuira pour la Californie.

Si les personnages n’ont aucune relation les uns avec les autres, c’est peut-être parce que Suzanne se contente de vivre pour elle, sans imaginer un seul instant que sa vie privée, ses envies ou ses aspirations (si elle en a, car faut-il encore qu’elle en ait et qu’elle les montre) peuvent intéresser sa famille ou son entourage. La seule fois où elle se confiera, elle le fera à son père, un soir au coin de l’établi. Certes, dans le bureau de son frère, en annonçant sa décision de partir en pension, elle lui dira qu’elle rend malheureuse son entourage mais ce sera trop tard et peut-être trop superficiel pour être convaincant.

Si elle ne parle pas et si elle cache ses amants (son frère lui reprochera de ne pas savoir où elle va et avec qui elle couche), c’est pour vivre sa liberté jusqu’au bout. A la fin du film, son père lui demandera dans quel camp elle se positionne et elle répondra qu’elle n’appartient à aucun camp.

On a donc affaire à un personnage ancré dans aucun camp ni espace social marqués.

Cette démonstration met en relief l’idée selon laquelle le caractère du personnage (solitaire et égaré) conditionne la trame narrative ainsi fondée sur l’éclatement du récit et l’impossibilité qu’ont les différents personnages à se rencontrer autour de Suzanne. Aussi, si cette dernière ne parvient pas à réunir ses connaissances et permettre ainsi leur rencontre, c’est parce que ce personnage est un être perdu, dispersé et incapable d’organiser la confrontation attendue qui permettrait alors de poser de nouvelles donnes ou directions narratives.

Cette liberté et cette solitude nous transportent dans plusieurs espaces sociaux différents mais nous empêchent également de trouver ou de chercher un lien à tous ces lieux et personnages qui n’ont finalement rien à voir ou à vivre les uns avec les autres ; c’est la contrepartie de cette errance physique : le corps nous guide dans les plaisirs du sexe et plus généralement dans la vie d’une adolescente mais aucun lien ne peut être envisagé entre les différents protagonistes ou éléments d’un récit qui reste étoilé.

« Récit étoilé » signifie : présence d’un personnage (ou d’un corps) central - en l’occurrence Suzanne - autour duquel gravitent plusieurs autres personnages (rattachés à des lieux précis sur lesquels nous reviendrons plus tard) qui n’ont donc pas forcément de contacts les uns avec les autres. Le « récit étoilé » est une métaphore qui fait référence au schéma présenté précédemment, où chaque branche de l’étoile symbolise un personnage précis (et par conséquent un lieu et une histoire à vivre). Suzanne a sept histoires différentes à vivre avec ses proches. Si l’on exclut le père (qui disparaît du film mais pas de la vie de Suzanne qui le reverra en cachette sans que le spectateur puisse les voir), la jeune fille se dirige ainsi vers sept pôles distincts qui n’auront aucune influence les uns sur les autres.

Lorsque Suzanne accueille ses amis chez elle, on la retrouve ensuite dans une autre scène dans la rue avec eux et juste après, au lit avec Bernard ; plus tard, dans la scène qui suit, elle revient chez elle et parle avec son père dans une autre scène qui n’aura aucun lien direct avec ce qu’elle a vécu durant la journée ou ce qu’elle vivra le lendemain. Le lendemain, elle se lèvera et partira de chez elle pour aller voir Luc dans un magasin et le soir dans une autre scène, elle fera la fête chez des amis et retrouvera son amant pour coucher avec lui : aucun lien non plus entre tous ces moments qui auront présenté différents lieux et différents personnages sans rapports directs les uns avec les autres.

La narration se fonde donc sur une succession de scènes filmiques qui sont elles mêmes déterminées par une accumulation de lieux physiques précis où Suzanne nous conduit. Ses rencontres avec divers personnages conditionnent son évolution et le changement de lieux, d’espaces sociaux, de temps, d’action. Son corps et ses déplacements deviennent le moteur de notre propre navigation ou déplacement spectatoriels.

Le corps de Suzanne tisse les lignes de directions narratives - essentiellement spatiales d’ailleurs - pour le spectateur sans permettre pourtant de relier les personnages du récit entre eux ; personnages qui seront toujours tenus à bonne distance les uns des autres. En ce sens, le récit est certes étoilé mais ne fait pas référence à une structure narrative qui prendrait les allures d’une toile d’araignée comme c’est le cas dans un autre film, Police par exemple, où la distance évoquée précédemment n’existe plus et fait partie d’une stratégie narrative particulière.

Dans Police, le déplacement du personnage principal incarné par Gérard Depardieu semble avoir, comme motivation profonde, une femme disparue très tôt.

En effet, si Donissan avait pour guide Menou-Segrais, Mangin (dans Police) semble avoir comme guide (secret), sa femme décédée.

Cette absence ou plutôt cette présence en hors-champ (dans un ailleurs inconnu) structure sa vie et ses déplacements. Son désarroi, sa tristesse et sa forte implication dans son travail de policier sont à mettre en rapport avec cette femme, morte sans même que l’on en connaisse les raisons. Le décès de cette personne est en fait à l’origine de son évolution d’être humain...du moins, nous le supposons ou le lisons entre les phrases prononcées par ce personnage qui ne s’exprime pas beaucoup sur ce sujet.

Cela dit, comme nous l’évoquions précédemment grâce aux exemples de L’Enfance nue, de Sous le Soleil de Satan et de A nos amours, Police est lui aussi un film construit autour d’un personnage central qui organise la narration, c’est-à-dire dans ce cas, les déplacements de tous les autres personnages ; mais son rôle est différent de ceux que nous avons jusqu’à présent étudiés à travers l’analyse des personnages de Germaine Malhorty et de Suzanne. En effet, Suzanne (A nos amours) ne permet aucune rencontre entre les différents protagonistes du film qu’elle connaît et nous avons également soulevé qu’il en est de même dans Sous le soleil de Satan où Germaine Malhorty a, elle aussi, des rapports subtils avec les différents personnages du film sans que ces derniers puissent se rencontrer concrètement c’est-à-dire physiquement (car comme nous l’avons expliqué, leur rencontre reste mystique et indirecte - Satan étant un intermédiaire invisible -).

Qu’en est-il à présent de Noria dans Police, personnage dont la figure semble identique à celle de Suzanne et Mouchette alors que sa fonction au sein du récit semble tout autre ?

Noria (Sophie Marceau) a elle aussi un rôle de corps-pivot au sein de la narration.

Elle se déplace énormément mais contrairement à Suzanne (A nos amours), elle permet aux autres personnages de se rencontrer et de vivre des choses ensemble. Germaine Malhorty n’a, pour sa part, permis aucun lien entre les personnages mais son cas est tout de même différent de celui de Suzanne car elle aura réussi (contre sa volonté) à provoquer une rencontre entre Donissan et le Diable.

Le lien a donc été établi entre deux personnages grâce à elle.

Noria, quant à elle, provoquera bien plus qu’un lien ; elle sera à l’origine de multiples rencontres.

Elle provoque sans cesse de nouveaux rapports humains et tisse autour d’elle une toile d’araignée assez complexe et d’ailleurs assez malsaine dans la mesure où certains personnages du film sont amenés à transgresser des règles pour passer dans l’autre camp afin de résoudre une affaire d’argent qui deviendra vite une affaire de coeur (ou de sexe).

On voit Mangin rendre la valise d’argent aux trafiquants pour épargner Noria ; on voit cette dernière coucher avec Mangin alors qu’elle est fiancée avec un personnage mis en prison par ce dernier. On la voit coucher avec son avocat qui lui-même couchera avec Lydie, une prostituée (incarnée par Sandrine Bonnaire) qui elle-même couchera avec Mangin...nous reviendrons plus tard sur ces transgressions et ces déplacements d’un camp à l’autre (que nous qualifierons « d’intrusions » et « d’exclusions »), qui construisent finalement un récit constamment contaminé et alimenté par des allers et retours délétères et imprévus.

Le lien unique et commun à tous ces déplacements est donc Noria.

Ce personnage qui au départ appartenait au clan des trafiquants changera de camp pour passer dans celui de l’avocat (une sorte de camp neutre où la discussion peut avoir lieu) ; plus tard, dans le film, lorsqu’elle s’apercevra qu’elle n’aura aucune issue, elle retrouvera le camp adversaire (celui de l’ordre incarné par Mangin) pour finalement s’enfuir dans un endroit reculé et inconnu de tous (également inconnu de nous, spectateurs). On remarque donc que Noria passe par quatre étapes (quatre espaces bien distincts excepté le dernier) et ses déplacements physiques au sein de ces quatre périodes sont le moyen de permettre une ou plusieurs rencontre(s) entre tous les protagonistes ; comme elle connaît tout le monde (puisqu’à chaque fois, à un moment donné, elle aura appartenu à un camp précis), elle permet ces liaisons et c’est son rôle et dans son intérêt que de provoquer ces rencontres insolites entre les personnages des différents clans. La confusion et le mélange de toutes ces populations et espaces sociaux divers ne pourront jouer qu’en sa faveur, elle qui ne sait plus trop où elle en est ni où elle se situe. La construction narrative est donc fondée sur ces échanges humains.

Le moment-clé du film est la scène de l’hôpital où tous les clans seront représentés ; Mangin et ses collègues qui rendent visite à un des deux frères Slimane, rencontrent par hasard dans le couloir, Noria et son avocat Lambert (Richard Anconina). Le camp des policiers (Mangin, son collègue et la stagiaire), croise celui des trafiquants (Noria et en hors-champ, Maxime) et de la justice (Lambert qui défend les trafiquants).

Cette entrevue précédera d’ailleurs une sortie en boîte de nuit où tous ces personnages, qui ont un rôle différent à jouer dans l’histoire de drogue initiale, se retrouveront pour faire la fête ensemble. Nous analyserons avec précisions cette scène du hall d’hôpital dans la partie suivante, lorsque nous nous attacherons à traiter la dynamique des corps au sein du cadre filmique.

Voyons plutôt à présent quel est le rôle de Noria.

Cette dernière vit avec un trafiquant qui part en prison après la perquisition de Mangin. Elle va retrouver Lambert, son avocat (et surtout l’avocat de toute la famille) qui n’est autre que l’ami du policier impliqué dans l’enquête. Les deux hommes se rapprochent l’un de l’autre grâce à cette nouvelle affaire dans laquelle ils sont tous les deux impliqués. Elle fait donc le lien entre ces deux personnages et elle sera d’ailleurs la cause de leur dispute quand Lambert apprendra qu’elle ’couche’ avec Mangin.

Mais plus encore, Noria est le lien entre les policiers et les trafiquants. En effet, au début du film, Mangin s’attaque à un témoin et on comprend très vite, au cours de l’interrogatoire, qu’il n’arrivera à rien. Cela se vérifiera lorsqu’à l’hôpital, il échouera face à un autre personnage qui refusera de parler. Quel est donc le rôle de Mangin dans l’affaire ? Disons peut-être un peu brutalement que ce personnage fait de la figuration ; il ne progresse jamais ou plutôt ne fait jamais progresser l’affaire et il n’en reste qu’à des rencontres banales ou à des soupçons qui ne mèneront jamais à aucune preuve. C’est en fait Noria qui fait bel et bien avancer le récit. C’est elle qui vole la valise sans que personne ne le sache (seul Lambert la soupçonnera en prétendant connaître ce genre de femme mais cela s’arrêtera là) et du coup, c’est cet acte qui met le feu aux poudres et qui permet à Mangin de faire son travail et de s’immiscer dans le camp des malfrats.

Le schéma qui suit, résume notre idée selon laquelle un corps-pivot (en l’occurrence celui de Noria) peut être organisateur de la narration.

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Ce schéma montre que Noria a des relations avec tous les protagonistes de l’affaire (flèches noires) et que, grâce à elle, Mangin et ses collègues (car comme le représente les flèches vertes, ils sont indissociables et forment une équipe), peuvent eux aussi avoir des rapports avec Lambert, la famille Slimane (Simon entre autres) et Lydie (flèches oranges).

Les personnages sont donc des corps-satellites qui gravitent autour d’un corps-référent, un corps-organisateur, un corps-passeur, garant des déplacements des autres personnages. Ce corps est celui de Noria autour duquel s’organisent les personnages, leurs histoires et du coup la narration toute entière.

N’est-ce pas ici précisément, dans ce choix assumé de déléguer à un corps la responsabilité de créer les liens entre les personnages et donc de poser les différentes directions narratives du film, que se situe la singularité de la « modernité » du cinéma que Serge Daney évoque notamment dans son ouvrage La Rampe (cf. « Pertes de vue, II » (1977 -1981)), où il est question aussi de « corps-langages », de ces corps qui parlent sûrement plus que les personnages ou l’acteur eux-mêmes ? Le corps est une énigme selon Serge Daney mais il est surtout la révélation d’une modernité cinématographique qui aura su (à l’image de Resnais, Eustache, Rivette, Straub, Pialat, Godard, etc.) donner un nouveau visage au cinéma français de ces dernières décennies. Le corps est langage en ce sens qu’il devient la voix de la narration, celle qui permet de raconter l’histoire complexe que l’écriture « classique » ne peut ou ne veut plus assumer.

Mais soulignons que si ces personnages acceptent de se déplacer, d’aller vivre une histoire avec un autre personnage, c’est que leur errance, leur état de fragilité le permettent. L’image de Mangin en voiture se jetant sur la jeune stagiaire en lui faisant croire qu’une histoire durable et sincère peut exister entre eux, en est la meilleure illustration.

Car, si Mangin sort avec Noria qui elle-même sort avec Lambert, c’est parce que ces personnages sont au bout du rouleau, perdus, désespérés et prêts à vivre dans le risque car ce qu’ils vivront sera de toutes les façons toujours meilleur que ce qu’ils vivent au présent, ici et maintenant. Les déplacements des personnages les uns vers les autres marquent une certaine errance désespérée du corps en quête de l’autre quoi qu’il en coûte(ra). Pourquoi Noria passe-t-elle d’un camp à l’autre, mettant ainsi sa vie en danger ? Pourquoi ne construit-elle pas son avenir d’un côté ou de l’autre ? Pourquoi ce besoin de se mettre sans cesse en danger ? Pourquoi a-t-on toujours l’impression que le corps fuit, se disperse, rampe, s’étend, dans une souffrance et un désespoir indicibles ?

Car il s’agit bien de corps plus que de personnes. Lorsque l’on observe Noria (et plus précisément le jeu de Sophie Marceau), on constate qu’elle n’est qu’un corps en danger. A l’hôpital, elle ne parle pas. Avec Lambert non plus et lorsqu’elle quittera Mangin, ses mots seront rares. Son corps parle pour elle ; sa première rencontre avec Mangin est traduite par deux corps à corps intimes (un dans le bar lors de l’arrestation et un autre dans l’ascenseur - cf. photographie déjà présentée à la fin du second chapitre de cette même partie -). Elle n’hésitera pas à offrir son corps à l’inspecteur qui n’hésitera pas lui non plus à la bousculer violemment lors de son interrogatoire.

Cette fille perdue et sans rancune, erre de plan et plan, de scène en scène, de lieux en lieux sans trop savoir ce qu’elle recherche, un peu à l’image de tous les autres personnages ’pialatiens’.

Et plus encore, va t-elle évoluer ? Comme Suzanne (A nos amours), elle est à la recherche de l’autre (sans trop savoir pourquoi) et elle sera à la fin du film comme elle l’a été au départ : perdue et sans repères fixes au début, elle partira (comme Suzanne) dans un ailleurs inconnu et lointain (à l’étranger, car chez Pialat, il y a encore ce mythe de l’El Dorado), sans avoir réussi à évoluer ou à trouver un but à sa vie (ici et maintenant avec l’entourage le plus proche du moment), le seul but immédiat étant le départ, le déplacement physique, n’importe où mais ailleurs...

Cependant, précisons un point : nous avancions auparavant que le corps de Noria était le coeur de la toile d’araignée narrative. En rentrant un peu plus en profondeur dans le récit de Police, on constatera que c’est en fait la valise d’argent (sorte de mac guffin en somme), convoitée, et par les trafiquants et par la police, qui est à l’origine des déplacements de Noria et des gens qui l’entourent. C’est cette idée que nous avons voulu matérialiser dans notre schéma précédent en plaçant Noria à la même hauteur que cet objet tant recherché par l’ensemble des personnages du film.

Noria est traquée car elle est soupçonnée (à juste titre d’ailleurs) d’avoir volé l’argent de la famille. La quête des autres personnages est donc tournée vers l’argent plus que vers Noria dont les trajets restent rattachés à cette mallette.

Ce corps qui erre dans le film est un corps en sursis, traqué à cause de cet objet (l’argent) qui est la quête du film, quête, qui n’est d’ailleurs pas très importante car elle reste le prétexte à des rencontres orchestrées par les déplacements physiques de Noria. Cette recherche n’est pas fondamentale dans le sens où ce n’est pas vraiment le sujet du film. La rencontre et l’impossible amour d’un policier et d’une femme appartenant au groupe adversaire (celui des trafiquants) sont les principaux sujets du film ; cependant, dès que Noria rendra la valise à Mangin qui ira lui-même et pour elle, la rendre au clan ennemi, leur courte histoire d’amour se terminera et le film aussi. Preuve alors que la sacoche d’argent est, ce qui tenait ou cimentait leur amour, le récit aussi bien entendu ; preuve que cette valise était non seulement le support, le pôle organisateur des relations entre les divers personnages mais aussi le fil conducteur narratif filmique offert au spectateur.

Reste cette question ouverte : le « pivot » des personnages du récit (ce fameux corps qui orchestre l’histoire et tisse la nature des contacts entre les différents personnages du film), est-il également et forcément le « pivot » de la narration ?

Autrement dit, est-ce que le corps organisateur de l’histoire (donc en quelque sorte des relations entre les personnages), est-ce même corps qui permettra le déplacement du spectateur au coeur de la narration filmique ?

Notes
96.

Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., pp. 102-103.

97.

Mireille Amiel, « A nos amours » in Cinéma 83 n°300, décembre 1983.