c). Stimuler le cadre, dynamiser le champ

Si nous ressentons le besoin de commencer cette nouvelle partie par ce qui aurait pu ou dû être la conclusion de la réflexion précédente, c’est pour insister sur la question qui hante notre progression depuis que nous avons commencé notre travail : la destruction de la linéarité du récit.

Car, les corps, toujours en mouvement chez Pialat, créent certes des passerelles pour relier les personnages entre eux ou pour le spectateur, mais il n’en est pas moins vrai que ces corps toujours perdus ou en déplacement dans le film et au sein du cadre, désorganisent ou éclatent la narration, qui doit prendre ses appuis sur ces déplacements physiques créateurs.

Comme nous l’avons vu, le récit de Police fonctionne sur des allers et retours qui s’organisent autour d’un corps central. Tous les éléments de la narration se fixent en fonction de ce corps qui ne développe aucun système tourné vers une certaine forme de linéarité.

En effet, les actes et déplacements nombreux de Noria permettent des rencontres mais ne permettent pas, en revanche, la création d’une ligne directrice droite et franche par rapport à laquelle les personnages et le spectateur, d’ailleurs, pourraient évoluer.

Nous ne sommes pas en face d’un récit qui présente les trafiquants d’un côté et

les policiers de l’autre : au contraire, la contamination d’un clan vers l’autre est gérée par Noria qui dévie, déplace donc la trame d’une narration qui aurait pu fonctionner différemment. La succession de ces espaces sociaux différents desquels émergent sans cesse des personnages appartenant à d’autres clans, est la marque principale de cette destruction linéaire. Aussi, le lien causal entre les actions qui ont lieu dans ces différents espaces n’existe toujours pas et n’existera d’ailleurs jamais.

Noria ment continuellement ; elle se déplace d’un clan à l’autre et, est donc impossible à situer. On ne peut pas prévoir ce que ses déplacements malsains, parce qu’imprévus, engendreront.98 Noria se déplace mais le récit ne s’éclaire jamais à nos yeux ; la mallette devient l’objet perturbateur et seule cette femme peut imposer la clarté et replacer chaque personnage dans son clan ou son espace d’origine ; d’ailleurs, dès qu’elle rendra la valise, chacun des personnages impliqués retournera dans son univers de départ (dans l’espace social qui lui appartient réellement : Mangin dans son commissariat, les trafiquants dans leur bar, l’avocat dans son bureau, Noria ailleurs, c’est-à-dire partout et nulle part à la fois). Mais le récit est imprévisible et la narration éclatée car Noria est un personnage énigmatique, perturbé, déroutant.

Qui aurait pu d’ailleurs penser qu’elle allait froidement quitter Mangin à la fin du film ?

Qui aurait pu penser également qu’elle avait bien volé l’argent ?

Qui aurait pu enfin penser que Lambert ne servirait à rien dans ce récit que personne ne gère (qu’aucun personnage - car c’est bien le cinéaste qui le prend en charge -) ; pas même Mangin qui, comme nous l’avons suggéré auparavant, est un corps et non un personnage qui fait progresser l’histoire ?

Qui aurait pu penser au bout du compte que Mangin allait rendre l’argent à la fin du film et accepter du coup la défaite face aux trafiquants qui iront même jusqu’à dire au policier que « c’est le monde à l’envers » ? La police qui rend la drogue aux trafiquants : nous sommes bien en face d’un récit à l’envers, d’une narration détournée ou déroutée, de personnages inversés.

Autant de lignes directrices insolites que le corps de Noria crée par ses déplacements d’un clan à l’autre et par son attitude vis-à-vis des autres. Autant de rencontres qu’elle provoque en gérant tant bien que mal les rapports établis.

En allant dans les bras de Mangin, elle le fragilise et l’oblige en quelque sorte à se soumettre à la loi du plus fort. En allant dans les bras de Lambert, elle le fait suspecter auprès des trafiquants qui voient en lui un traître, etc.

Nous sommes donc en face d’une narration étoilée parce qu’un personnage (au corps nomade) tire des lignes directrices dans tous les sens auxquelles se raccrochent tant bien que mal les autres personnages éparpillés de tous les côtés (ou plutôt présents dans leurs propres espaces autonomes). Mais plus encore, nous sommes en face d’une narration structurée à la manière d’une toile d’araignée, en ce sens que chaque personnage a des liens avec les autres après avoir rencontré Noria (coeur de cette structure), ce qui n’était pas le cas dans A nos amours, qui proposait simplement un « récit étoilé » (Suzanne vit plusieurs rencontres avec des personnages qui, pour leur part, ne se verront jamais les uns les autres).

Comme nous l’avions vu auparavant, dans A nos amours, le personnage principal navigue ici et là, sans pour autant créer des liens entre les personnages qui l’entourent. Suzanne vit dans l’insouciance.

De ce fait, la linéarité narrative qui correspondrait, selon nous, à la mise en place d’un récit basé sur l’existence de relations causales entre les événements vécus par les personnages, n’existe pas chez Pialat. ’On’ tire dans tous les sens et le spectateur doit recoller les morceaux en se raccrochant au corps de Suzanne, seul et unique guide, seul et unique pilier, d’un récit encore une fois étoilé. Une rencontre ou un déplacement vécus par Suzanne n’en amènent pas (forcément) un autre, telle est l’idée à prendre en compte dans le cheminement narratif propre aux films de Pialat, même si dans Loulou, quelques exceptions peuvent être repérées.

Ainsi, après la bagarre entre Loulou et André, ce dernier propose à Nelly de revenir travailler avec lui. Le plan suivant montre Nelly au bureau avec son ex-mari et le plan d’après montre Nelly au téléphone avec André alors qu’elle est au lit avec Loulou. Quelques fois, des séquences assez brèves se composent ainsi de plans dont la succession et les enchaînements trouvent appui sur la logique du parcours d’un personnage-clé (Nelly). Dans ce cas, le parcours est précis, orienté, justifié et compréhensible car il s’inscrit dans une succession de plans qui donne du sens au déplacement physique du dit « personnage ». Inversement, on peut voir aussi une certaine incohérence dans le parcours de ces mêmes personnages. Lorsque Loulou reçoit un coup de couteau, on peut se demander comment il sait où se trouve Nelly. Comment sait-il qu’elle est dans cet hôtel et pas dans un autre ? La narration reste muette sur ce genres de déplacements que rien ne semble expliquer ou justifier sur le coup car finalement, c’est bien la présence des corps dissociés de toute logique de parcours ou d’itinéraire globaux qui compte, dans la ponctuation d’un univers inachevé, incomplet, fragmenté.

Telle est l’idée posée également par Nicole Brenez dans son très bel ouvrage consacré à l’esthétique du « corps moderne » dans le champ cinématographique.

Pour elle, la figure du corps chez Pialat se situe dans la figuration ou plutôt dans le personnage secondaire que l’on va retrouver, tel un corps-pilier, à plusieurs endroits du récit et qui va devenir du coup un repère (une ponctuation) pour le spectateur. Selon elle, le corps de ce personnage secondaire structure une narration pour le moins éclatée ; ce corps est une sorte d’accroche, un signe fort pour le spectateur qui trouve ainsi un ou des points d’ancrages physico-narratifs fondamentaux.

Cette présence qui n’influence en rien le cours du récit et qui la plupart du temps se retrouve en hors-champ, est une sorte de fil conducteur auquel on peut se raccrocher (le « on » est synonyme dans ce cas et comme souvent de « spectateur »).

Nicole Brenez prend l’exemple d’un corps-récurent dans Police qui jalonne la vie de Mangin et qui lui donne des sortes de repères dans ses déplacements. Ce long et important extrait que nous avons choisi de citer, reprend en partie ce que nous avons expliqué précédemment sur la confusion identitaire et le jalonnement physique de certains personnages.

« Confusion entre gendarmes et voleurs, entre présence (du suspect) et absence (du coupable), entre affirmation et négation : mais cette indistinction généralisée, si elle affecte la figure dans ses apparences (elle est difficile à reconnaître, y compris pour le spectateur), laisse intact un sentiment du corps, indicible et indiscutable.
C’est ce que décrit la scène où Nez-Cassé, subitement de retour à la fin d’un film qui semblait l’avoir complètement oublié, hèle Mangin, l’invite à boire un verre et échange avec lui quelques propos sur le choix du prénom du fils qui va lui naître.
La familiarité entre les deux hommes est évidente, soulignée par la communauté de prénom, puisque le fils de Nez-Cassé s’appellera Vincent (« j’avais pensé à Stéphane mais ça fait un peu pédé, non ? ») et que Mangin nous apprend - en cette toute fin de film - qu’il se prénomme Louis Vincent ; les deux créatures, Nez-Cassé et Mangin, ont vécu quelque chose ensemble, quelque chose d’obscur, d’injuste et d’insignifiant. Mais elles se sont flairées et reconnues, elles peuvent coexister en une vague connivence d’espèce, qui n’appartient pas au registre des passions mais à l’instinct - bien plus surprenant au fond puisqu’il permet aux ennemis théoriques de passer outre leurs différends pour s’amuser l’un avec l’autre, et qui surtout attache les hommes à leur nécessité.
Recueillant et explicitant les enjeux identitaires de Police, la figure de Nez-Cassé représente dans le film, en quelque sorte, le choryphée des figurants.
Le principe d’indistinction qu’elle incarne pleinement anime presque par avance les silhouettes qui peuplent le film car son flux traverse tous les caractères, non seulement à la faveur des frottements et des fréquentations qui les réunissent, mais parce qu’il les meut de façon intime, de telle sorte qu’il n’existe pas vraiment de différence entre extérieur et intérieur, entre l’instinctive rencontre avec l’autre et le rapport trouble avec soi. »
99

Il est intéressant de remarquer à nouveau, que la fin de film, comme nous le révèle à demi-mots Nicole Brenez, est construite encore (par la figure de Nez-Cassé qui réapparaît sans aucune raison ni utilité apparentes) sur une déviation du récit (de sa ligne générale plus précisément).

En effet, Mangin part rendre l’argent aux trafiquants alors que Noria l’attend dans la voiture ; alors qu’une certaine logique narrative aurait voulu que Mangin la retrouve tout de suite après cette mission, le récit se déplace et fait revenir au premier plan (pour rien d’ailleurs car ce personnage n’a rien à voir avec l’affaire de drogue dont l’issue est à présent dévoilée au grand jour) Nez-cassé, cette figure déjà vue au tout début du film. Mangin se détourne de son chemin et boit un verre avec lui alors que la femme l’attend dans la voiture, quelques mètres plus loin.

La construction temporelle est alors tronquée (puisque Mangin s’attarde sur son chemin faisant patienter du coup Noria) ; la construction spatiale aussi (puisque le bar devient un lieu imprévu dans le parcours du policier à ce moment-là). L’inspecteur côtoie un autre personnage qui n’est pas de son milieu et qui ne propose rien au récit du point de vue de son évolution...crise de la temporalité...crise de la logique spatiale, crise identitaire des corps qui se déplacent les uns vers les autres alors que rien ne les y autorise sauf leurs pulsions instinctives : cette scène de Police prouve encore à quel point le récit subit intérieurement des crochets, des déviations, des déplacements dynamiques, instinctifs, sensibles, que l’on retrouve aussi en externe, sur les abords même du cadre filmique.

Le récit subit quelques déviations par les déplacements physiques qui stimulent le cadre et dynamisent le champ filmique.

Le champ s’organise le plus souvent chez Pialat sur des entrées et sorties stratégiques qui n’ont certes aucun but narratif précis mais qui, en tout état de cause, créent du mouvement et rendent actif le cadre (cadre qui supporte du coup ces apparitions et disparitions physiques).100

Notons que nous reviendrons dans la seconde partie de notre travail, sur les entrées et sorties des corps dans le champ qui seront à associer principalement à l’exclusion ou à l’intrusion de personnages dans différents lieux.

Pour l’heure, restons sur une analyse globale d’un récit qui trouve ses repères constitutifs également au sein du champ et aux abords du cadre filmiques, dans la construction même de la scène alors que jusqu’à présent nous avions traité la narration chez Pialat, dans une visée plus large et davantage axée sur l’enchaînement des événements entre eux ; abordons plus précisément et dès maintenant, la scène

elle-même, son contenu et la manière dont le déplacement existe lui aussi dans le jeu même des acteurs, dans la manière qu’ils ont de se mouvoir au sein du cadre.

Pour rester sur le film Police, il n’est pas question pour l’instant d’intrusions ou d’exclusions des personnages. Parlons plutôt de mouvements créateurs d’une dynamique que nous ne mettrons pas ou du moins très peu, pour le moment, en rapport avec les relations entretenues par les différents personnages. En fait, ce que nous voulons aborder maintenant, n’a pas de lien direct avec les rapports conflictuels ou intimes que vivent les protagonistes du film. Si une dynamique générale et relationnelle peut être entre-aperçue dans ces mouvements de corps, ne soyons pas impatients et gardons nos distances avec l’interprétation que nous pourrions faire de ces déplacements physiques. Un corps qui bouge, ne révèle pas forcément le type de relations que son personnage aura avec le monde et ceux qui en font partie.

En résumé, pour Mangin, sortir du cadre, ne veut pas forcément dire en être exclu et être en conflit avec un autre personnage ; dans ce cas, sa sortie (cela pourrait être aussi bien son entrée) n’est prévue que dans le simple but de créer du mouvement, de la vie au sein du champ.

Dynamiser par le déplacement des corps qui jouent avec les bords du cadre : telle est la quête esthétique ou plastique qui nous attire à présent.

Police démontre à plusieurs reprises que la narration chez Pialat se construit sur les entrées et sorties des corps de certains personnages qui flirtent constamment avec les bords du champ filmique (avec le cadre finalement).

« Le cinéma de Pialat est d’abord physique, chaque corps y a son poids d’intensité, chaque plan est lourd des différentes présences qui le composent. Et pourtant, dans Police, ça n’arrête pas de bouger, le film n’est fait que de jaillissements imprévus. » 101

Le regard du cinéaste sur ces corps est un regard-mouvement qui ne peut voir la scène que sur les bases de jaillissements physiques ; ces interventions sont les liens créatifs du champ qui prend vie sur ces déplacements qui n’ont comme prétention, que de donner de l’intensité physique à la scène.

Dans l’un de ses articles, Alain Ménil affirme que l’« on » bouge beaucoup dans la scène ’pialatienne’.

Dans A nos amours, Suzanne bouge beaucoup pour fuir une vie familiale devenue insupportable et pour affirmer, vis-à-vis d’un frère trop possessif, sa liberté (physique) et son droit de faire ce qu’elle veut de son propre corps, de vivre sa sexualité d’adolescente comme elle l’entend. Dans ce cas, elle se déplace pour s’affirmer, se montrer, provoquer et rester libre.

« Il n’y aura jamais de progression, d’évolution ou de dégradation des situations : elles sont dès le début au point ultime - on répétera toujours cette sorte de scène primitive où tous les coups sont permis. Pourtant, ce statisme se cache derrière beaucoup d’agitation : ça bouge tout le temps, ça court, ça castagne comme nulle part ailleurs. Pour fuir les coups, on fait l’amour, on ’baise’ : autre logique du corps à corps, non moins meurtrissante. Alternant ainsi courses poursuites, dérives de corps en corps, A nos amours donne à observer un jeu d’échecs où la seule règle est celle de l’agression. Il faut mettre l’autre en situation d’échec et mat quand on l’est soi-même : parents et enfants se renvoient ainsi l’image réciproque de leur néant et c’est à ce miroir qu’ils accrochent les lambeaux de leur amour. » 102

La scène que nous souhaiterions analyser dans le film Police désigne que les personnages, comme souvent chez Pialat, cherchent leur place, comme des électrons dont les énergies et les trajectoires divergent. Cette scène (celle de l’interrogatoire située au tout début du film), est une manière de montrer le personnage à la recherche d’un point d’ancrage, d’une origine, d’une cause à sa vie, à son avenir ; c’est une façon de démontrer par le corps, que la quête reste entière et que sa place dans le monde n’est pas encore définie et doit se chercher (se trouver) dans le mobiles. Tout est question d’énergie, de pulsions, de lien intime avec ce qui parviendra à stabiliser, à fixer enfin des corps toujours en déplacement.

Dans Police, on se déplace énormément, jouant s’il le faut avec le cadre et les dérives vers le hors-champ, pour donner du mouvement, de la vie, du rythme au plan ou à la scène générale (en d’autres termes, pour donner de la vie au sein du champ par une certaine idée de la mise en cadre et de ses transgressions).

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Prenons l’exemple de la scène de l’interrogatoire, à partir du moment précis où Mangin commence à lire l’agenda de Noria, qui est en face de lui et qui subit les assauts verbaux de l’homme en colère à la recherche d’explications au sujet de personnes soupçonnées d’être impliquées dans une affaire de drogue.

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Cette confrontation est matérialisée par un champ contre-champ assez serré (plans poitrines). Ainsi, Noria, très évasive, répond difficilement à l’inspecteur qui tente de tout savoir sans jamais dévoiler vraiment ses intentions ou ce qu’il recherche réellement (en effet, à l’entendre, on peut supposer qu’il ne doit pas savoir lui-même ce qu’il cherche ni qui il cherche).

Les plans se succèdent donc en champ contre-champ et selon le respect d’une certaine symétrie (de cadrage et de rythme dans le montage) jusqu’au moment où un homme (un policier), venu du hors champ droit, vient interrompre l’interrogatoire (qui, comme par hasard, ne trouvait pas d’aboutissement).

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Un corps s’introduit dans le champ pour mettre un terme à cet interrogatoire qui ne trouvait pas de fin (dans ce cas, la narration subit aussi un déplacement). Après avoir été dérangé, Mangin parle un peu, histoire de terminer sa phrase, et sort du cadre par la droite en croisant un collègue à qui, il confie Noria.

Ce personnage qui est intervenu par la droite pour déranger Mangin, est un moyen dynamique de stimuler le cadre et par conséquent de réorienter la scène qui ne trouvait pas d’issue quant à la discussion stérile qui s’était mise en place avec Noria.

C’est surtout un moyen de faire bouger Mangin, de lui donner une trajectoire et une énergie qu’il avait alors perdues.

Ainsi, jusqu’à un certain moment, on pensera même que ce personnage (ce simple corps) ne servira à rien dans le récit, puisqu’en plus de cela, il chuchotera à l’oreille de Mangin de façon à ce que, ni Noria ni le spectateur, ne puissent entendre la conversation ; on ne fera le lien que quelques minutes plus tard lorsque l’on retrouvera ce même policier dans une autre salle, pour un autre interrogatoire.

On comprend alors, à retardement (là aussi, il y a un déplacement narratif lié à la temporalité), que l’homme en question venait chercher Mangin pour une autre affaire délicate mettant en scène un petit voyou soupçonné d’avoir coupé le doigt d’une vielle dame pour lui voler son sac à main. Une scène (celle de l’interrogatoire du malfrat soupçonné d’avoir martyrisé une vieille dame) vient donc contaminer préalablement une autre scène qui ne trouvait pas d’issue, de finalité (l’interrogatoire de Noria) à son déroulement.

Le corps de Mangin se déplace donc d’une pièce à l’autre dans ce commissariat qui, comme on peut le souligner au passage, est un ensemble spatial très mal organisé composé de pièces qui communiquent toutes les unes avec les autres, avec deux, trois voire quatre ouvertures pour chacune de ces pièces, ce qui rend difficile notre prise de repères et ce qui compromet fortement l’intimité des personnages, qui sont par la force des choses, les uns sur les autres. Mais, cette logique et cette construction spatiales feront l’objet d’une analyse plus poussée dans les lignes suivantes où nous verrons notamment que ce lieu est plus facile à capter et à appréhender qu’il n’y paraît au premier abord.

Restons positionnés pour l’heure sur la relation qu’entretient Mangin avec ce lieu dans lequel il évolue et voyons en quoi ses déplacements physiques orientent ou désorientent le spectateur au sein de la scène en question (celle de l’interrogatoire de Noria autour duquel se déroule de multiples autres affaires à gérer pour le policier).

Mettons donc le cap sur les mouvements au coeur du commissariat.

Après avoir interrogé Noria et sur la demande de ce personnage, Mangin sort du cadre par la droite et se retrouve de profil dans l’embrasure d’une porte menant dans l’autre pièce où il est attendu pour l’autre interrogatoire. Son corps se déplace par la droite et le lien entre les plans, se fait par le son. En effet, lorsque Mangin passe d’un lieu à l’autre et aussi d’un plan à l’autre (par une coupe au montage) c’est le son agressif de la voix de son collègue reprenant l’interrogatoire de Noria, qui permet de faire la jonction.

Le collègue de Mangin s’assoit et hurle sur Noria pour affirmer sa force alors que Mangin s’écarte pour passer de l’autre côté où l’attendent d’autres personnes. D’ailleurs lorsque Mangin sera enfin passé dans l’autre pièce, on verra Noria et l’autre policier dans le fond, sans entendre leur voix. Dès que Mangin passe dans la nouvelle salle, il garde le calepin de Noria à la main (l’agenda est aussi un lien avec la scène précédente) mais par contre nous n’entendrons plus le collègue en train d’hurler sur Noria alors qu’ils sont tous les deux à quelques mètres (le son de l’autre scène s’écrase pour laisser la place au son de la nouvelle affaire du voyou). Le silence revient dès lors que Mangin franchit le palier de l’autre porte. C’est le son qui relie les deux plans et qui rend cohérent le déplacement physique de Mangin. On retrouvera cet effet sonore dans une autre scène : Mangin vient de frapper le voyou soupçonné d’avoir agressé la vieille dame et croise, à la sortie des toilettes, son supérieur en colère qui n’apprécie apparemment pas ses méthodes trop brusques. Pour revenir sans trop de brutalité à « l’affaire Noria », le cinéaste utilise encore une fois le son. Mangin est dans une pièce (dont on ne connaît pas vraiment la position par rapport au bureau où se trouve la femme) et tout d’un coup, on entend à nouveau, venue de nulle part, la voix grave du personnage qui a pris le relais dans le cadre de l’interrogatoire de Noria. Cette voix, qui réapparaît alors qu’elle avait disparu lors de la scène précédente, fait le raccord entre les deux plans et motive le déplacement de Mangin qui entend et se rappelle alors qu’il a une autre affaire en cours et qu’il doit rejoindre Noria pour finir ce qu’il a commencé avec elle. Cette voix en hors-champ dynamise le champ car elle s’impose, dirige et provoque les mouvements de Mangin qui se déplace au gré des voix, des cris, des appels diffusés au sein du commissariat. Son déplacement au sein de ce lieu est orienté par les voix qui dépassent toute limite imposée par le cadre.

Le son est donc un objet de jonction des plans et une source de déviation, de déplacements physiques au sein de la scène. Plus encore, le son est complètement rivé à la question du cadre et à ses transgressions physiques.

Cela dit, revenons sur le parcours physique de Mangin au sein du commissariat.

Sur la demande de l’un de ses collègues, le policier se dirige donc sur la droite du cadre pour aller dans une autre pièce ; la caméra le suit en un panoramique assez large. Ensuite, on le retrouve donc entre les deux pièces et à nouveau, un autre panoramique horizontal (gauche-droite) le suit jusqu’à la fenêtre où il consultera le calepin de Noria dans une autre pièce (celle où il cassera le nez du voyou soupçonné d’avoir agressé une vielle dame). Ce plan où il consulte le calepin de Noria est important car ce simple objet permet au spectateur de ne pas oublier qu’une autre affaire se déroule dans une autre pièce au même moment. Ce petit calepin et l’attitude de Mangin, qui s’isole avant de passer sur l’autre affaire alors qu’il a bien changé de pièce, sont une manière de relier tous ces événements, ces lieux et ces personnages qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Le spectateur de ce fait, parvient à lier le tout et à passer assez facilement entre ces différentes sous-scènes qui se déroulent en un même endroit avec les mêmes protagonistes. Le déplacement du spectateur se fait par le corps de Mangin et grâce au calepin qui est l’objet-liant entre les deux affaires.

Les plans suivants le montreront en train de malmener le voyou. Il plaquera violemment la tête de ce personnage sur la table avant de partir dans le placard par la droite pour changer de veste (à cause du sang du nez qu’il a cassé).

Nous avons vu auparavant que ce personnage appelé « Nez-cassé », sera une sorte de corps-conducteur dans le récit car il réapparaîtra plusieurs fois auprès de Mangin, au début et à la fin du film, comme pour ouvrir et fermer le récit filmique.

Cela dit, dans cette grande séquence qui présente Mangin en train de se déplacer, nous remarquerons qu’un autre personnage plus discret va jouer le rôle de corps-conducteur pour le spectateur.

L’inspecteur se déplace de son bureau (où reste Noria) vers une autre pièce (celle qui se situe à côté et où se déroulera la scène du voyou à qui il cassera le nez). Ensuite Mangin va aux toilettes en passant dans un couloir (là où il rencontrera la stagiaire) ; il en ressortira (en voyant à nouveau la même stagiaire) et se dirigera dans un autre bureau (là où il se fera sermonner par son supérieur). Enfin, il rejoindra son bureau (où il retrouvera Noria). Ainsi, la boucle est bouclée et il part d’un endroit précis pour y revenir plus tard après de multiples déplacements dans les différents lieux du commissariat.

Comment le spectateur gère-t-il l’espace à ce moment là ? Qu’est-ce qui fait sens pour lui à ce moment-là du film où le lieu présenté (le commissariat) semble être complètement disloqué ? En fait, le spectateur parvient à trouver ses repères grâce à une organisation spatiale construite sur le corps de Mangin que l’on retrouve et que l’on replace (ou situe) sans cesse par rapport à un autre corps plus discret. Ce corps en question est une sorte de point d’ancrage et un repère importants pour le spectateur qui pourra savoir à tout moment où il se situe et surtout où se situe Mangin dans ce vaste espace complément éclaté (par un montage qui ne se soucie guère de créer une logique spatiale claire et ordonnée).

Les images ci-dessous montrent donc que Mangin prend place dans l’espace et se déplace dans différents lieux. Mais elles désignent également qu’un personnage en particulier a la mission secrète de positionner le policier dans ce vaste endroit dans lequel le spectateur pourrait très vite perdre ses repères spatiaux (sachant que le son que nous avons étudié dans les lignes précédentes a une fonction bien précise : lier les espaces dans une durée homogène. Les voix qui font les raccords sur les déplacements de Mangin, montrent bien que toute la séquence se déroule dans une certaine continuité temporelle, sans coupure ni temps mort).

Revenons donc en détail sur les plans qui présentent Mangin dans ses divers déplacements avec comme point d’ancrage le personnage que nous évoquions et que nous avons décidé de mettre en valeur grâce à un rond rouge, pour faciliter notre analyse.

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Ces quelques images nous indiquent que Mangin est un électron libre dont l’énergie n’est jamais canalisée. Il va et vient aux rythmes des rencontres qu’il fera dans le commissariat. Mais on constate aussi que son parcours devient compréhensible dès lors que l’on repère le personnage installé derrière son bureau (désigné par un rond rouge pour une meilleure visibilité).

Ce personnage (tout comme Noria également présente dans le fond du champ dans le vignette n°2) est une sorte de repère qui aide le spectateur à se construire (inconsciemment ?) un plan des lieux et par conséquent une logique spatiale dans le parcours de Mangin.

Plus encore, cette logique du déplacement s’affirme avec le son (comme nous l’avions repéré précédemment) mais aussi avec les raccords-regards. En effet, par deux fois, lors de cette longue scène du commissariat, des personnages tourneront les yeux vers d’autres pièces de manière à orienter (stimuler) le plan suivant et de manière à lier ces pièces entre elles. Ainsi, le policier assis en face du voyou tournera les yeux vers Mangin près de la fenêtre (scène du calepin évoquée précédemment) et ce regard précédera donc le plan où l’on retrouvera Mangin près de la vitre.

A un autre moment, juste après qu’il se soit fait sermonner par son chef, Mangin se dirigera vers le fond du couloir et tournera les yeux vers la gauche (en direction de l’homme assis derrière son bureau - cf. image n° (3) précédemment citée -). Le plan qui suivra sera logiquement celui où il retrouvera Noria dans son bureau (n° (4)).

On remarque alors que les regards des personnages en direction du hors-champ, orientent ou stimulent les plans suivants. Le regard d’un personnage dans une pièce en direction d’une autre pièce provoque systématiquement le changement de plan, la coupure et l’arrivée d’un autre plan, d’une autre pièce (celle qui était donc désignée du regard peu de temps auparavant). Le parcours de Mangin est donc créé en fonction de ces déplacements physiques mais également par la multiplicité des lieux qu’il traverse, du son et des regards qui parviennent à unifier l’espace en récréant les liens directionnels et géographiques de la séquence toute entière. De ce fait les mouvements de Mangin trouvent (auprès du spectateur) une cohérence dans ce vaste espace a priori désorganisé.

Aussi, nous n’aurons pu résister à créer un plan afin de schématiser le parcours du policier au sein de cet espace qui n’est pas forcément complexe ni très grand mais qui le devient dès lors que les personnages se mettent à bouger, à l’image de Mangin qui arpente les lieux dans ses moindres recoins par le biais des multiples ouvertures proposées. Comme le notait Serge Daney par le biais d’une métaphore, Mangin est un « personnage-électron qui est sans cesse attiré et repoussé par d’autres personnages dans un trafic physique ininterrompu ». Tourbillon scénographique, tourbillon physique mais aussi reflet de l’idée que ce personnage est un corps perdu, sans attaches et sans possibilité de vivre réellement en binôme avec un autre personnage. Nous évoquions précédemment l’éclatement spatial, la complexité des lieux et la destruction d’une certaine cohérence dans l’organisation des lieux : constatons grâce à ce schéma qu’il n’en est rien et que l’espace ici présenté est finalement assez petit, du moins plus petit qu’il n’y paraît.

Ce schéma certes grossier (dans les lignes suivantes, nous reviendrons en images et de manière plus précise sur le parcours de ce personnage), démontre à quel point l’espace peut être utilisé et devenir par conséquent dynamique par le déplacement du personnage ; mais concernant ce plan que nous avons dessiné, posons-nous à présent la question de savoir si le spectateur peut consciemment en faire autant et gérer l’espace de la même manière, en en saisissant tous les enjeux, toutes les données et coordonnées, toutes les caractéristiques en somme ?

Pour ce faire, revenons plus en profondeur sur l’idée du mouvement créé par Mangin dans le commissariat. Mangin quitte Noria et retrouve d’autres policiers ; en trois ou quatre plans seulement, on cassera le nez à un voyou sur un bureau, Mangin changera de veste ensanglantée

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en partant à droite vers les casiers, se fera blâmer par son chef qui arrivera de la droite également, sans oublier la mise en cellule de ce personnage et les mots plus que désagréables, que Mangin (au détour d’un couloir proche des toilettes), aura pour la stagiaire qui arrivera elle aussi de la droite pour demander des explications à l’inspecteur très énervé. Nous remarquons donc beaucoup de mouvements au sein du champ ; les entrées et sorties par le cadre sont utilisées pour dynamiser ces rencontres, ce quotidien (somme toute banal) vécus par ces policiers parisiens dirigés par Mangin. Le plan-séquence n’est jamais utilisé. On fait plutôt appel à un découpage qui se base sur les changements de lieux que connaît Mangin. Dès que Mangin change de direction voire d’endroit, on coupe et on crée un nouveau plan jusqu’à ce que son corps ou son regard appellent une autre direction qui fera à nouveau l’objet d’un nouveau plan singulier. L’espace apparaît ainsi comme complexe, éclaté, hétérogène alors que le schéma précédent prouvait théoriquement (sous les traits de notre analyse) le contraire.

Mais, il faut reconnaître qu’il n’est pas très original d’analyser les entrées et sorties de champ des personnages comme des simples éléments créateurs d’un certain rythme et d’un certain dynamisme au coeur de quelques scènes. Cette constatation n’est pas spécifique à Pialat et reste une règle rhétorique habituelle et applicable à l’ensemble du cinéma.

Aussi, si l’on veut aller plus loin et déceler en quoi ce jeu avec le cadre sert une stratégie narrative bien particulière, il nous faut aller plus loin dans notre réflexion.

Reprenons la scène de l’interrogatoire que l’inspecteur fait subir à Noria.

Dans un premier temps, une séquence montre l’incapacité qu’ont les personnages à communiquer. Mangin reste calme et ne parvient pas à faire évoluer cette discussion stérile qui ne fait pas non plus progresser le récit filmique. Intervient alors le collègue de Mangin qui, comme nous l’avons dit auparavant, vient le chercher et le fait sortir de la pièce pour aller gérer une autre affaire pressante dans un autre endroit du commissariat.

Mangin s’énerve et frappe un homme soupçonné d’avoir agressé une vieille dame. Après cet épisode un peu violent et inattendu, Mangin, énervé par cette affaire, revient vers Noria et l’agresse également. L’enjeu des sorties et des entrées de champ se situe ici-même, c’est-à-dire dans cette manière de déplacer le récit pour transformer l’état psychologique du personnage à travers une autre scène indépendante (indépendante de la ligne directrice du récit proposé).

Si Mangin sort du cadre et quitte Noria pour aller retrouver un autre homme, c’est pour changer d’attitude, pour évoluer et devenir plus agressif, de manière à revenir vers la femme et lui faire subir l’énervement accumulé et provoqué par l’affaire précédente ou intermédiaire. On a affaire ici encore à un déplacement (narratif et psychologique) subtil où le personnage sort d’un lieu, du champ, du cadre et vit une autre situation qui l’influencera dans les actions futures qu’il vivra dans un lieu encore différent. Pialat déplace donc le discours de son film quelques minutes (le temps d’une scène) et par la sortie et le retour physiques de son personnage, il permet à une autre scène d’évoluer. Ainsi, lorsque Mangin revient voir Noria, c’est dans un état d’excitation extrême qu’il règle cette histoire (il la frappera et la renverra hors de son bureau). Cette affaire n’avait aucune issue réelle jusqu’à ce qu’il aille régler une autre histoire extérieure à celle-ci (qui nourrira donc la scène initiale). Par un effet de montage (scène de Noria + scène de la vieille dame + scène de Noria frappée), le cinéaste segmente son récit et en déplace un temps la ligne directrice pour faire évoluer le caractère psychologique de son personnage. Il crée une séquence intermédiaire dont l’action et les personnages sont en décalage avec la trame narrative générale et initiale ; cette trame narrative connaîtra une évolution dans sa finalité grâce à cette séquence parasite, imprévue, décalée ou déplacée par rapport à l’histoire (sup)portée par Noria. Le cinéaste utilise la scène de la vieille dame pour donner du souffle, de l’air à la scène initiale qui présentait l’inspecteur à bout d’efforts avec Noria.

Il déplace l’inspecteur et par conséquent la trame narrative durant quelques minutes et le personnage revient vers Noria, dans un autre état d’esprit et avec la volonté certaine de la faire parler coûte que coûte. Il sort du champ et du coup c’est la ligne directrice du récit qui prend une autre dimension en se déplaçant en même temps que le personnage.

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Remarquons que lorsqu’il revient, il ne se place plus physiquement derrière son bureau comme il l’était au tout début de l’entretien mais il se positionne à côté de la femme (en évitant de cacher le personnage placé derrière lui pour les raisons que nous définissions précédemment) ; ce changement de place marque le fait qu’il a passé un cap et qu’il devient plus proche, plus physique et qu’il a franchi la frontière, celle du bureau, celle qui lui (nous) garantissait une certaine distance avec cette femme peu bavarde. A présent, il est à ses côtés et plus présent physiquement.

Il la bousculera et énervé par l’affaire précédente, il transformera cette scène en une confrontation violente.

On coupe à chaque événement et à chaque changement de lieu.

On fait sortir et rentrer, partir et revenir hors du cadre, des personnages qui ne cessent jamais de bouger, dont les trajectoires se croisent et symbolisent de manière très subtile, l’impossibilité de se rencontrer hors du conflit, hors du désespoir, hors de l’échec.

On segmente pour faire ressortir le fait que plusieurs affaires policières sont traitées en même temps dans le commissariat et pour insister sur le fait que de nombreux personnages (supérieur, stagiaire, simples policiers, malfrats) sont présents et se côtoient dans de nombreux lieux et dans une ambiance complètement floue et désorganisée, parce que dynamique et énergique ; tout le monde va ici et là, en traversant des terrains différents que l’on nous montre par des plans autonomes (détachés du reste, c’est-à-dire d’une vue globale de l’environnement spatial - pas de plan large -).

Mais comme nous venons de le voir, on coupe et on provoque des entrées et sorties de champ, pour faire évoluer les personnages, leur état psychologique et les réactions qui suivront.

Quelques photographies (tirées de cette longue séquence et replacées dans l’ordre chronologique) et nos quelques commentaires pourraient traduire de manière plus démonstrative le poids de ces déplacements physiques :

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Le passage de Mangin aux toilettes est en quelque sorte le pic, le sommet, le point d’équilibre de son déplacement, puisqu’en sortant il devra faire le chemin inverse pour aller retrouver Noria. Son trajet est en quelque sorte pyramidal ( message URL TRIANGLE.gif).

Il navigue dans le commissariat et la première partie de son trajet prend fin aux portes des toilettes lorsqu’il rencontre la stagiaire.

La seconde partie de son parcours (présentée dans la page suivante, également en quatre vignettes) commence aux portes de ces mêmes toilettes lorsqu’il retrouvera encore une fois la stagiaire qui finira de lui dire ce qu’elle pense de ses méthodes.

Ce deuxième parcours en sens inverse est donc un retour de Mangin vers Noria qu’il a abandonnée quelques minutes pour une autre affaire (plus urgente ?).

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Ces photographies tirées du film, mettent l’accent sur les déplacements de Mangin (que l’on avait, dans les pages précédentes, matérialisés par un schéma fléché) qui est donc sur deux affaires en même temps et qui doit changer de lieux constamment (son bureau (a), la salle où le voyou se fait interroger (b & c), les toilettes où il croisera la stagiaire (d & e), la pièce où il croise son chef (f), son bureau à nouveau (g) et enfin et le hall près des cellules (h).

Ses sorties et entrées de champ, motivées par son état psychologique, dynamisent donc le cadre qui devient donc un espace sans arrêt extensible, élastique, imperceptible, jamais scellé et toujours énergique ou actif (en constante activité venue de l’intérieur ou de l’extérieur). Le réalisateur crée en somme, un cadre toujours prêt à accueillir un corps dynamique et créateur d’une nouvelle situation. En ce sens, les abords du champ sont une porte grande ouverte ; pour preuve, l’intervention inutile d’un homme ( message URL XROUGE.gif) qui fera un aller et retour près de Mangin et de son chef (inutile d’un point de vue purement narratif
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c’est-à-dire sans aucune conséquence directe dans l’évolution des personnages qui l’entourent).

Il vient et repart.

Sa présence dynamise le champ, créé du mouvement, de la vie, une certaine tension au sein de la scène, au coeur de l’espace où tout bouge, où tout devient instable et imprévisible, voire presque ingérable (ingérable pour Mangin, pour ses collègues, pour Noria, le voyou et surtout pour nous, spectateurs). Ce personnage entre et ressort aussitôt par la gauche sans rien dire à personne ; à quoi sert cette intervention si ce n’est pour rajouter une certaine vie ou tension au sein du champ mouvementé, tourbillonnant ?...Mangin dans son parcours ne crée-t-il pas lui-même un tourbillon qui emporte tout sur son passage ?

Cette activité au sein du champ (et aux abords du cadre) a très vite fait l’objet de multiples réflexions comme en témoigne cet extrait emprunté à Serge Daney qui voit, en ces déplacements de corps, l’origine même de l’esthétique du cinéma créé par Pialat. Les déplacements du corps de l’acteur (et dans un second temps seulement, du personnage) qui flirte sans cesse avec les bords du cadre filmique, seraient selon lui la matière première de la création ’pialatienne’, une forme de figure de rhétorique physique et propre au cinéma et à sa dimension esthétique.

« Des personnages compliqués, mal dans leur peau, rivés ensemble, seuls. Alliances impossibles, fuite en avant, gravité.
’Quelques fois - écrit un météorologue - la dépression atteint un chiffre si bas qu’elle fait ventouse soulevant en spirales l’eau de la mer, le sable des continents tandis que le vent de l’anti-cyclone qu’elle a attiré autour d’elle tourne avec une telle violence qu’il enlève le toit des maisons et fauche les arbres’
Retenez bien ces mots : ’dépression’, ’ventouse’, ’spirale’, ’violence’, ’maison’ : nous sommes chez Pialat, pris dans le mouvement qu’il imprime à ses films.
Le cinéma, nous dit-on, c’est du mouvement. Mais quand on voit ’A nos amours’, comment se contenter de ce truisme pâle ? Il y a toutes sortes de mouvements.
Des danses, des transes. (...)
Un cyclone (car c’est ce dont parlait le météorologiste) est un mouvement tournant. Comme tout cinéaste un peu conséquent, Pialat n’invente pas seulement des personnages et des péripéties (ce serait mesquin), il invente l’espace autour d’eux. Invisible, incertain mais très réel.
Dans l’espace d’’A nos amours’, perturbé s’il en fut, les personnages accélérés comme des particules, tournent les uns autour des autres et perdent le Nord. Ils sont comme des cosmonautes en apesanteur qui, quand bien même ils ne peuvent plus se supporter, ne pourraient plus jamais se le dire en face. Un rien les déporte, un rien les fait revenir (...). C’est la caméra qui dégage un espace au coeur de la mêlée : trop près des coups pour les voir partir, trop loin de l’émotion pour ne pas la voir fuir. A cause de ce mouvement tournant. Le cyclone choisit des corps, des matières, des couleurs, des mots, et il ne les lâche plus. »
103

Avec l’image du « cyclone dévastateur », Serge Daney démontre à quel point le corps et ses mouvements peuvent être créateurs de confrontations, de rencontres et de séparations, donc par la force des choses, d’histoires.

Mais plus encore, Serge Daney utilise les mots « spirale », « tournoiement », « gravité » etc. ; si le déplacement des corps est à l’origine d’une quelconque avancée narrative, il faut ajouter que le mouvement créé, est, la plupart du temps, circulaire. C’est bien un type de mouvement tourbillonnant, circulaire que Mangin emprunte et provoque. Il quitte Noria qu’il retrouvera à la fin de son parcours ; une boucle est formée par son déplacement physique. Mais entre-temps et en plein milieu de son parcours, il aura notamment franchi cette fameuse porte des toilettes (derrière laquelle il disparaîtra quelques secondes avant de revenir quelque peu transformé « psychologiquement parlant »). Ces toilettes situées à mi-parcours, sont une sorte de sas, de lieu intermédiaire, de passage déterminant dans le cheminement et l’évolution du personnage.

Dès lors qu’il aura passé les portes de ce lieu, il devra revenir à son point départ et faire le chemin inverse dans un autre état psychologique, plus violent et plus décisif. C’est donc en ce sens que son mouvement circulaire devient narratif ; il symbolise le changement d’attitude ou d’état d’esprit du personnage qui aura ainsi une certaine influence sur la suite du récit. En l’occurrence, le parcours de Mangin racontera la manière dont il évoluera psychologiquement à travers une affaire qui conditionnera son attitude dans une autre histoire qui n’avait au départ aucune issue réelle.

L’image du cyclone est bien appropriée dans la mesure où l’on sent qu’un corps-pivot a la capacité ou le rôle d’embarquer, d’aspirer, tous les autres corps du film dans un mouvement collectif créateur de sens. Ce sens, c’est celui que l’on attribue aux rencontres, aux vies vécues par des personnages qui, quoi qu’ils en disent ou qu’ils puissent faire, sont accrochés les uns aux autres.

Dans Police, le corps de Depardieu fixe et déploie les mouvements des autres personnages qui n’ont de cesse de jouer (comme lui) avec le cadre. Les va-et-vient des personnages reflètent leur besoin de ne jamais rester immobile dans un environnement instable qui n’offre qu’errance et départs...ce jeu avec le cadre est-il une métaphore ou le moyen de rendre visible cette versatilité, cet égarement profond, ce déséquilibre traumatisant ? Le cadre et ses transgressions physiques reflètent-ils cet état ou ce caractère psychologiques fébriles et d’instabilité constante ?

Suzanne, dans A nos amours, est un corps dépendant d’une crise familiale où la violence est reine. Elle est indéniablement accrochée aux corps de son frère et de sa mère, qui veulent gérer sa vie amoureuse ; en témoigne la scène où elle est rouée de coup et se retrouve malgré elle sur le canapé, avachie sur sa mère et rivée à son frère.104

Philippe, dans La Gueule ouverte, est dirigé par la maladie de sa mère, qui oblige tous les membres de la famille à se retrouver pour l’accompagner dans ses derniers jours.

Dans Le Garçu, les déplacements de Gérard d’une femme à l’autre, d’une famille ou d’un lieu à l’autre, montrent à quel point tous les personnages du film sont condamnés à être attachés constamment à ce corps-porteur, influent et puissant.

Il emporte tous les personnages dans son sillage et les personnages semblent vivre au rythme de Gérard et non à leur propre rythme (Jeannot le reprochera d’ailleurs à Sophie en lui disant qu’il ne représente rien pour elle pas et que seul Gérard semble vraiment compter à ses yeux). Le corps de Gérard, qui fait irruption dans l’appartement à n’importe quelle heure de la nuit pour offrir un cadeau à son fils, est un autre exemple de ce mouvement tournoyant qui aspire tout sur son passage.

Le corps de Gérard s’infiltre ou s’impose dans un lieu (en l’occurrence dans le logement de son ex-femme qui vit avec une autre personne) et crée un mouvement collectif (inexistant jusqu’alors) qui dynamisera une scène de manière imprévue.

Mais lorsque l’on évoque le mouvement tournoyant du corps, on peut une fois de plus traduire cette idée au premier degré de sa signification ; en effet, si l’on s’appuie encore une fois sur Police, et sur une autre scène en particulier, on remarquera que les déplacements physiques des personnages concernés, créent une sorte de boucle et symbolisent le type de rapports qu’ont les personnages entre eux.

Ils s’évitent, se percutent, se cherchent, se repoussent et s’attirent. La scène que nous allons analyser à présent, représente à petit échelle l’ensemble des relations humaines entretenues par les personnage de Pialat au sein de ses films ; à savoir qu’au travers de cette ronde des corps, on peut déceler l’ensemble des rapports qu’entretiennent les personnages à plus grande échelle. On avait déjà vu cet effet dans la scène de l’interrogatoire précédemment analysée, cependant, on retrouve cette ronde des corps, ce travail sur le déplacement circulaire (toujours par des entrées et sorties de champ très travaillées par la mise en scène) dans une scène précise : celle de la rencontre à l’hôpital.

Mangin et ses collègues vont interroger l’un des frères Slimane, Maxime. Autour du lit, ils tentent d’obtenir quelques informations mais le témoin est peu bavard.

Si nous revenons un peu plus en avant dans la scène en question, ce sont Noria et Lambert qui viennent d’abord, quelques minutes avant l’arrivée des policiers, lui rendre visite.

L’effet circulaire sur lequel nous voulions mettre le doigt, se traduit par un mouvement de caméra. Ainsi, un premier plan présente Noria et Lambert côté fenêtre et près du lit en train de questionner Maxime sur ses actes et son état de santé apparemment sans grande inquiétude. Ensuite, Lambert au cours de la conversation, interpelle une infirmière qui passe dans le couloir pour lui demander « quelque chose contre le mal de tête » ; il s’en va avec elle pour prendre son aspirine, acte qui, en passant, est complètement déconnecté de la situation précédente. Maxime, au même moment, sort du champ lui aussi pour aller aux toilettes. C’est à ce moment précis que la caméra pivote de 360° pour se mettre à la place de Noria qui reste donc seule dans le plan et dans la chambre. Seule, Noria en profite pour s’emparer des clefs de l’appartement de la famille où se trouve l’argent, dans le but d’aller le dérober.

Pourquoi un tel mouvement de caméra ? En fait, ce déplacement de caméra est subtil et surtout utile dans la mesure où il va permettre de rendre dynamique le champ.

Après le pivotement de la caméra, Noria est seule près de la table de nuit de Maxime et libre de pouvoir fouiller et voler ce qu’elle voudra (en l’occurrence les clefs du logement). La caméra a bougé non seulement pour bien montrer l’acte de Noria mais également pour mettre en valeur les deux hors champs (matérialisés par deux portes) desquels pourront surgir à tout moment Lambert et Maxime qui reviendront bien à un moment donné...mais quand ?

Ainsi, la caméra, son déplacement et son cadrage, mettent en situation de danger Noria, qui pourra à tout instant se faire surprendre par l’un des deux hommes qui resurgiront, quoi qu’il en soit. Ce cadrage est créé de telle manière que la porte des toilettes soit présente sur la gauche du cadre et que le couloir au fond du cadre soit également un espace ouvert et dangereux parce que trop visible. Le hors-champ et la possibilité qu’il devienne l’endroit d’où pourra surgir un corps à tout moment, sont donc une manière d’instaurer un danger pour la femme car le spectateur voit le visage de Noria en amorce au premier plan et derrière ce personnage en danger, il aperçoit les deux ouvertures du fond. Le champ devient un espace dynamique car deux corps peuvent à tout moment surgir de deux endroits différents.

Le mouvement de la caméra évoqué précédemment (un pivotement à 360°) aura donc permis ce transfuge d’un espace fermé au départ (les personnages étaient au tout début coincés entre le lit de Maxime et la fenêtre et ne pouvaient pas évoluer dans ce champ trop étroit) à un espace dynamique (où les corps ont pu devenir des objets de tension au sein du champ).

Après avoir vu Noria, seule dans le cadre, Lambert et Maxime reviennent tous les deux près d’elle. Ils discutent encore et lors de ce nouvel échange, la caméra située côté fenêtre nous permettra de voir Maxime entrer dans son lit, sous ses draps. Pour finir, un dernier plan viendra conclure cette rencontre et montrera Lambert et Noria partir dans le couloir de l’hôpital qu’ils quitteront, non sans avoir rencontré l’équipe de Mangin, venue également rendre une petite visite (mais pas pour les mêmes raisons) à Maxime.

Cette scène où Noria et l’avocat croiseront Mangin et ses deux collègues dans le couloir de l’hôpital, est beaucoup plus démonstrative que la précédente.

L’effet circulaire, que nous évoquions auparavant lorsque nous voulions mettre en relief les déplacements dynamiques des corps au sein du cadre, y est beaucoup plus présent.

Noria et Lambert quittent donc la chambre de Maxime et la caméra (épaule) les suit dans le couloir. Au bout, Mangin, son collègue marseillais et la stagiaire (Melle Verdet) entrent dans le cadre par la gauche et viennent immédiatement à leur rencontre.

Au sein d’un même mouvement, au coeur d’un unique plan-séquence très maîtrisé, Pialat propose plusieurs déplacements au sein du cadre, déplacements de corps qui auront comme but premier de dynamiser la rencontre tant attendue entre Mangin et Noria (qui se retrouveront après l’interrogatoire énergique vécu quelques jours auparavant).

Il y a donc un sens premier (la rencontre entre deux êtres qui vivront une passion éphémère) et d’autres micro-sens, (sortes de mouvements physiques satellitaires qui auront pour vocation de donner de la consistance à cette rencontre imprévue). Le cadre devient alors une plate-forme remplie de trajectoires et de mouvements physiques assez travaillés, que le spectateur suivra en gardant à l’esprit que le pivot de la scène de ce plan-séquence, reste le couple Mangin-Noria.

Dès que les deux groupes de personnes se rencontrent, c’est tout d’abord la stagiaire ( message URL XROSE.gif) qui réalise, par son déplacement une boucle ; elle sort du cadre et revient dans le champ pour réaliser un arc de cercle par la droite. Elle tourne autour de Mangin et Lambert (Richard Anconina) qui discutent au centre du cadre.
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Après ce mouvement physique quasi-circulaire qui n’aura aucune autre fonction que d’apporter du mouvement à la scène (en effet, ce déplacement ne génère aucun acte ni aucune discussion particulière et plus encore, il ne fait rien dire de précis au personnage qui restera muet), Lambert ( message URL XVERT.gif) sort du cadre par la droite et passe donc en hors-champ pour laisser Mangin libre de s’approcher de Noria (ce qui paraît quand même un peu insolite lorsque l’on sait que l’avocat a pour principale mission de rester avec son client pour éviter tout dérapage avec la police).
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Mais Pialat fonde donc ce plan-séquence sur cette rencontre presque impossible et le spectateur y croit ; il y croit car les personnages secondaires vont manifester leur présence autour d’eux comme pour briser une sorte de fausse complicité qui aurait pu naître s’ils n’avaient pas été là.

Dans un troisième temps, c’est autour du collègue marseillais ( message URL XJAUNE.gif) (après la stagiaire et Lambert) de marquer son empreinte physique au coeur du cadre. Il arrive dans le champ par une intrusion (en effet, il avait disparu pendant quelques minutes mais réapparaît apparemment sans raison) venue de la gauche ; petit à petit, lors de la discussion entre Mangin et Noria, il tourne autour d’eux dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, n’hésitant pas d’ailleurs à boucher quelques instants le champ, par son corps sans cesse en mouvement. Son déplacement s’arrêtera dès qu’il aura accompli une boucle (360°) et qu’il sera revenu à son point de départ, sur le côté gauche du cadre.
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Aussi, juste après cette discussion qui s’arrête dès que le marseillais stoppe son mouvement (à moins que ce ne soit l’inverse à savoir que le marseillais stoppe son déplacement à la fin de la discussion entre Mangin et Noria), la stagiaire et Lambert réapparaissent dans le champ par la droite (alors qu’ils devaient, on le suppose, discuter tous les deux en hors-champ) pour revenir au centre et dire au revoir à Mangin, abandonné quant à lui par Noria décidée à partir et à sortir du champ, également par la droite.

Après quelques réflexions de Lambert adressées à la stagiaire et après le corps à corps de Mangin adressé à son ami Lambert (il se jette sur lui et le pousse dans une chambre fermée et donc en hors-champ, preuve que le corps est encore une fois la parole unique et brutale des personnages ’pialatiens’), Lambert quittera Mangin et sa collègue par la droite du cadre pour rejoindre Noria, seule dans le couloir et prête à quitter l’hôpital.

Cette scène, qui, rappelons-le, est aussi un long plan-séquence, permet de créer des rencontres physiques et une dynamique générée par les entrées et sorties du champ mais également générée par les déplacements des corps au sein même du cadre qui connaîtra donc toujours des mouvements, des « spirales », des « tournoiements » internes (souvent venus de l’extérieur). Dans cette scène, les corps passent, repassent, sortent et reviennent, fuient et s’attirent, en créant toujours des mouvements circulaires qui démontrent à quel point ils sont, mine de rien, (r)attachés, reliés les uns aux autres, comme si, cette affaire de drogue, d’argent ou de coeur et de sexe pouvait tout emporter sur son passage, entraînant chaque personnage, chaque corps dans son sillage, dans une spirale jusqu’à l’épuisement ou la rupture venus de l’un des deux camps.

Ces mouvements physiques symbolisent ici et à petite échelle, l’idée que les différents clans se confondent et qu’il existe une contamination entre le monde de la justice (Lambert), celui de la Loi (Mangin et ses collègues) et de la petite truanderie (Noria et Maxime alité). Dans ce plan-séquence, les corps bougent et démontrent par ailleurs les enjeux de ces rencontres insolites où chacun des personnages va, à un moment donné dans le récit, tenter de tirer son épingle du jeu. Cette scène, et ce plan-séquence plus précisément, annonce déjà le type de rapports d’attirance et de répulsion que les personnages vivront les uns avec les autres. Ce plan assure la base des relations énergiques qu’entretiendront les personnages.

Cette idée selon laquelle les corps tournent les uns autour des autres créant ainsi des liens dynamiques entre les personnages, pourrait être relayée par les réflexions de Jean-Louis Schefer. Ce dernier évoque notamment dans son ouvrage Images mobiles, les rapports de proximité et de distance entre les atomes, les particules et leur centre, qu’ils sont toujours en train de rechercher par le mouvement.

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La recherche et la référence d’un centre, semble être la motivation et le fondement de notre existence sur terre et démontre comment une réflexion sur l’infiniment petit peut être transposée sur notre propre espace-temps dans le monde auquel nous appartenons et que nous constituons par notre présence et nos différents mouvements. La question pourrait être : ce qui nous constitue en tant qu’être humain (le déplacement des atomes et des électrons qui constituent notre être profond) ne serait-il pas ce qui génère notre comportement et nos déplacements au sein du monde dans lequel nous vivons ?

N’y aurait-il pas un lien à faire entre ces deux niveaux, entre ce qui nous paraît lointain (l’infiniment petit) et ce qui nous apparaît comme très proche et bien réel (l’infiniment grand c’est-à-dire l’univers dans lequel nous vivons) ?

Car d’un point de vue scientifique, on sait que l’atome peut être détourné de son parcours, de son centre à cause de chocs, de pressions, de poussées de températures ; c’est le cas pour les corps des personnages qui gravitent souvent autour d’un personnage-pivot qui, à cause de chocs ou de pressions extérieurs, peuvent s’en détourner pour se projeter sur des chemins ou trajectoires diverses. Mais plus encore, si nous considérons le déplacement des électrons qui constituent entre autres l’atome, on remarque qu’un seul (quelques fois deux mais pas plus) électron gravite sur le premier rayon d’énergie présent autour du noyau dur central.

Dans A nos amours, Suzanne est réellement le seul corps à graviter autour du père.

On pourrait dire la même chose de Philippe dans La Gueule ouverte ou de Gérard dans Le Garçu qui sont des corps solitaires et qui gravitent autour d’un père présent et référent. Evidemment d’autres personnages gravitent autour de ce père (on pense à Robert, Nathalie ou Sophie respectivement présents dans les trois films évoqués précédemment) mais ils se situent et circulent à un autre niveau (plus éloigné du centre). Les rapports qu’ils entretiennent avec le père en question sont moins intimes car il y a l’importance de la filiation naturelle qui refait surface.

Il est intéressant de lire comment cette recherche éternelle et métaphysique du centre peut être orientée vers la quête d’un père perdu (le noyau dur), responsable de ces déplacements...selon Jean-Louis Schefer, l’expression de la loi est à trouver dans cette recherche mobile du centre qui se réalise par la rupture des distances qui séparent les corps (les molécules) les uns des autres.

« Il y a dans le monde d’Edgar Poe un centre d’émission, d’« irradiation » à partir duquel les particules se diffusant, comme on peut l’imaginer par des séries d’écrans situés à des distances croissantes de ce centre, perdent leur agglomération. Il faut donc qu’ils tendent non pas vers ce centre qui les réunit mais gravitent vers l’unité qui fera leur masse, ou qu’ils « gravitent ».
« Pourquoi, puisque c’est vers l’unité que ces atomes s’efforcent de retourner, ne jugeons-nous pas et ne définissons-nous pas l’Attraction comme une simple tendance vers un centre ? - Pourquoi, particulièrement vos atomes, les atomes que vous nous donnez comme ayant été irradiés d’un centre, ne retournent-ils pas tous à la fois en ligne droite, vers le point central de leur origine ?
« Je réponds qu’ils le font ; mais que la cause qui les y pousse est tout à fait indépendante du centre considéré comme tel...Chaque atome, formant une partie d’un globe généralement uniforme d’atomes, trouve naturellement plus d’atomes dans la direction du centre que dans toute autre direction ; c’est donc dans ce sens qu’il est poussé, mais il n’y est pas poussé parce que le centre est le point de son origine.
Il n’est pas de point auquel les atomes se relient. Il n’est pas de lieu, soit dans le concret, soit dans l’abstrait, auquel je les suppose attachés. Rien de ce qui peut s’appeler localité ne doit être conçu comme étant leur origine. Leur source est dans le principe Unité. C’est le père qu’ils ont perdu. C’est là ce qu’ils cherchent toujours, immédiatement, dans toutes les directions, partout où ils peuvent le trouver, même partiellement. » (...)
Le père est le mystère d’une origine et la compulsion de retour de la matière, même dans son infinie dispersion. »
105

La séquence filmique analysée précédemment soulève également l’idée que chez Pialat, à défaut d’un récit trop présent et trop dominateur dans une scène, ce sont, comme dans un tableau finalement, les traits tirés par les corps, les trajectoires prises par les personnages, les chocs physiques, qui attirent notre oeil spectatoriel. Le film est une toile qui se compose avant tout de tournoiements, de déplacements physiques, créateurs d’une dynamique esthétique et de nouvelles directions narratives, que ce soit dans le film entier, sur le fond (comme nous l’avions vu dans les deux parties précédentes) ou au sein même du cadre, en surface (comme nous venons juste de le voir avec l’exemple de Police).

Quels rôles ont les personnages qui entourent Mangin et Noria (qui sont les deux seuls personnages capables, par leur éventuelle relation amoureuse, de construire un récit, une histoire...leur histoire) ? Quelles fonctions ont ces corps présents dans le cadre si ce n’est de mettre en mouvement cette rencontre, qui deviendra une vraie liaison par la suite ? Mais plus encore, les déplacements de ces corps, leur parcours et leur manière de se mouvoir n’expriment-ils pas aussi le besoin qu’a le personnage de signifier son existence et son identité ? Ne doit-on pas déceler, dans cette volonté de bouger, l’envie de prouver sa liberté vis-à-vis d’un cadre, d’un champ, d’un récit, d’une narration, d’un film où tout semble possible et « ouvert »?

Mangin et Noria, entourés par ces corps sans cesse en mouvement et constamment accrochés à eux, représentent l’amour impossible où tout n’est finalement que trop mobile, trop instable, trop mouvementé ; cette scène montre qu’ils ne pourront jamais être seuls et libres ou libérés de tout et que, toujours, autour d’eux, veilleront les autres (la justice incarnée par Lambert et la police incarnée par les collègues) et peut-être quelque part, très loin, l’ombre du père (le noyau primaire) oublié, présent par son absence et initiateur de tous leurs déplacements.

Le mouvement physique comme créateur ou rampe de lancement de la narration : voilà finalement le fondement de notre thèse dont la réflexion à peine émergée ne demande qu’à se développer...

Aussi, le choix d’un plan-séquence, montre à quel point la liberté du corps et de ses mouvements compte dans une conception esthétique fondée sur le déplacement des personnages, dans ou hors du cadre ; la coupure n’existant plus, ce sont l’espace et le temps qui sont vécus entièrement et immédiatement.

Aucun montage ne viendra recréer un mouvement du corps qui doit donc s’exécuter tout de suite et qui ne connaîtra aucun sauvetage futur. La gestion du temps et de l’espace est totale et surtout respectée ; la liberté physique des personnages l’est aussi par conséquent. Car c’est dans la mise en place d’un dispositif filmique précis que la rhétorique du corps pourra prendre un sens.

Comment est envisagée la mise en scène filmique du corps dont l’expression devra être totale, pleine et sans limite ? Quelle(s) liberté(s) lui sont offertes dans une stratégie filmique qui, ne l’oublions pas pour finir notre première partie, doit prendre en compte et s’appuyer sur le cheminement et le travail d’un spectateur qui « coopère » d’une certaine façon, quoi qu’on y fasse (et c’est le but de toute narration), avec le film proposé ?

Notes
98.

les scènes d’interrogatoires, « ne clarifient rien, elles dressent des portraits opaques et denses, laissant à celui qui pose les questions le minimum d’informations sur celui qui donne les réponses, juste assez pour pouvoir continuer le récit, et imposant au spectateur, le maximum d’incompréhension sur ce qui s’est échangé, trop vite, dans l’implicite, les détours et les mensonges. Aucun des personnages ne semble très clair avec

lui-même : actualisant la figure de la femme fatale, Noria (Sophie Marceau) incarne le mensonge absolu qui dépossède l’être de lui-même comme de tout rapport à l’autre et le lance dans une fuite insensée (sans direction ni fin), répétitive, triste - une dérive ignorante, sans l’héroïsme de la mélancolie. »

Nicole Brenez, « Passque ça fait plus français - Sur le personnage secondaire dans Police de Maurice Pialat -  » in De la figure en général et du corps en particulier, Editions De Boeck Université, Collection Arts et Cinéma, Bruxelles, 1998, p. 223.

99.

Ibid.

100.

La distinction entre les notions de « cadre » et de « champ » nous permettra de comprendre en quoi le cadre peut rendre dynamique le champ filmique.

« Cadre » : le cadre est à la fois ce qui délimite le support matériel (ou technologique) de l’image et ce qui délimite l’image elle-même en tant qu’unité de signification. C’est donc un espace à deux dimensions. (...).

A certains égards, il est proche de cet autre espace visible qu’est le champ.

(...) le cadre relève plutôt du fait cinématographique (le champ serait du côté du fait filmique) : c’est au moment du filmage qu’il intervient (il existe un responsable du cadre - le cadreur - alors qu’il n’existe pas un responsable du champ). Ensuite on peut considérer qu’il est situé sur le versant de l’énonciation tandis que le champ serait du côté de l’énoncé : la mise en cadre est un acte - un acte énonciatif dont le champ est l’une des conséquences.

« Champ » : espace représenté et visible que propose la mise en cadre. Cet espace qui semble se situer au-delà de l’écran résulte du réglage précis de diverses composantes du dispositif cinématographique. (...)

En tant qu’espace représenté le champ relève donc de l’énoncé ; il est la partie visible de l’univers diégétique.

In André Gardies, Jean Bessalel, 200 mots-clés de la théorie de cinéma, op. cit., p. 37 & p. 40.

101.

Serge Toubiana, « L’épreuve de vérité » in Cahiers du cinéma n°375, septembre 1985.

102.

Alain Ménil, « Suzanne la perverse » in Cinématographe n°94, novembre 1983.

103.

Serge Daney, « Pialat dans l’oeil du cyclone » in Libération, 16 novembre 1983.

104.

« Le passage d’un partenaire à l’autre est à chaque fois la confirmation de cette déception et de sa solitude. Elle change de partenaire pour fuir le précédent. »

Plus qu’un mouvement circulaire, Jacques Kermabon parle de fuite en avant pour Suzanne, d’abandon physique presque incontrôlé, de perte ou de mise en danger de son propre corps pour éviter justement d’être embarquée dans cette spirale familiale qui avale tout sur son passage et qui génère violence et rancoeur de la part d’un frère jaloux et d’un mère hystérique.

Jacques Kermabon, « Pialat, peintre du vide » in La Revue du cinéma n°389, décembre 1983.

105.

Jean-Louis Schefer, « Dialogues imaginaires - atomes - »  in Images mobiles - Récits, visages, flocons -,

op. cit., pp. 80-81.