I.4 Du déplacement spectatoriel

a). La coopération interprétative du spectateur

La possible mise en échec d’une coopération avec le spectateur, le déplacement du spectateur au coeur de la narration, représentent un objet de réflexion qui s’impose logiquement à nous dans la mesure où nous avons, jusqu’à présent, tenter de démontrer que le récit ’pialatien’ se fondait sur une déroute constante et une destruction accrue des repères « classiques », qui participent à l’idée d’un certain « fonctionnement narratif ».

En évoquant justement ce « fonctionnement narratif » que nous qualifierons donc (pour emprunter un raccourci ou faute de trouver mieux pour le moment) de « classique », nous nous appuyons sur l’idée d’un certain respect de la linéarité basée une cohésion spatiale, sur la volonté de travailler (notamment par le montage) le flux narratif sans détours et de manière à ce que le spectateur ne soit pas engagé dans une coopération trop complexe avec la dite « narrativité » filmique.

Aussi, le degré de complexité de son engagement intellectuel vis-à-vis du film, pourrait dans notre cas (ou dans tous les cas ?), se définir et s’évaluer en fonction des efforts qui lui sont demandés par la narration pour pouvoir accéder à la compréhension du récit. Notons au passage que l’idée d’employer l’expression « cohérence narrative » nous a traversé l’esprit mais n’a pu être retenue dans la mesure où la compréhension du récit dépend justement du travail effectué par chaque spectateur et non pas forcément d’un travail narratologique effectué par le cinéaste.

Par conséquent, la mise en échec de la coopération entre la narrativité et le spectateur n’est en rien liée à la cohérence du récit (quels critères peuvent en effet nous permettre d’évaluer un quelconque degré de cohérence narrative au sein d’une oeuvre filmique précise ?), mais reste plutôt basée sur l’impossibilité que peut avoir le spectateur à s’approprier les éléments ou signes narratifs distincts au sein du film.

C’est donc plus la mise en forme du récit que ce fameux récit lui-même, qui nous interpelle à présent lorsque nous abordons l’idée d’une coopération entre le spectateur et le film.

« Qui peut alors soutenir que le spectateur est un être passif devant ce qu’il vient de voir ?
Il est possible que l’on n’ait pas encore pris toute la dimension d’une remarque, qui a pourtant donné son titre à une émission littéraire « lire c’est écrire », que celle formulée un jour par Jean-Luc Godard - regarder un film c’est déjà faire du cinéma - résonne aujourd’hui encore comme une provocation. J’y vois plutôt un respect rare pour le public de la part d’un auteur souvent accusé de s’en moquer quand ce n’est pas le flatter, lui donner « ce qu’il attend » mais plutôt l’aimer en lui offrant en partage cela même qu’il n’osait désirer. Tout au contraire, les films attendus, ceux qui arrivent toujours à point bâtissent leur succès auprès du public sur la satisfaction minimale d’une demande pauvre (...).
Raconter une histoire au lieu de construire un dossier c’est peut-être en tout premier lieu penser autrement son rapport au spectateur, ne pas le considérer comme acquis grâce au sujet traité mais comme devant toujours être conquis par l’histoire que le film raconte, créer des suspenses autour d’enjeux qui demain paraîtront peut-être dérisoires mais qui dans le temps du film deviennent la chose la plus importante au monde (Kiarostami par exemple).
Le cinéma documentaire travaillant directement sur le réel, on voit bien pourquoi il dispose pour cela d’atouts spécifiques : si le film parvient à construire ces enjeux, le fait même que ceux-ci soient également des enjeux dans la réalité ne peut que jouer dans le sens de l’élévation de leur puissance. Raconter une histoire c’est s’inventer un interlocuteur et faire le film avec lui. Ecouter cette histoire c’est faire résonner son imaginaire, le stimuler grâce au verbe d’un autre. Une histoire ce n’est pas une démonstration mais plutôt une monstration qui n’appelle pas tant l’acquiescement du spectateur que sa mise en mouvement (c’est aussi ce que signifie le mot émotion).
Le cinéma documentaire a autant besoin d’histoires, de personnages, de dramatisation (au sens de progression, de rythme du récit) que le cinéma fictionnel a besoin d’effets de réel.
La simple captation de la vie, du temps long, la parole désincarnée ne produisent rien, en tous les cas pas d’effets de réel auxquels le spectateur peut croire et s’accrocher.
Dans leur extrême diversité, les films documentaires qui font une place au spectateur sont toujours ceux qui satisfont à des exigences narratives. Raconter une histoire, c’est supposer un spectateur. »
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Ce long extrait, que nous avons décidé de mettre en avant, nous renvoie à notre propre réflexion ; ainsi, le principe de toute narrativité filmique serait fondé sur le travail accompli ou sur la démarche d’une écriture adoptée par le cinéaste, pour que le spectateur puisse se déplacer et recevoir par conséquent le film en produisant notamment du sens autour du récit et de la mise en scène, de manière à ce qu’il puisse faire sienne l’oeuvre toute entière (en accord avec les choix initiaux et la volonté de départ de l’artiste ?...telle est la question qui surgit en second lieu).

La conception d’une oeuvre repose donc sur les liens étroits et interdépendants et les déplacements de sens possibles qui existent entre les actes propres au cinéaste (qui raconte) et ceux propres au spectateur (qui regarde, voit et lit).107

La subtilité d’écriture qui en découle, se fonde ainsi sur le déplacement du spectateur qui doit s’approprier le film en produisant du sens mais pas n’importe quel sens ; c’est l’idée phare qui ressort d’un entretien entre Jean-Louis Comolli et André S. Labarthe qui s’interrogent sur la relation et le travail qui s’installent entre un cinéaste et les multiples spectateurs qui verront son film. Il s’agit pour le cinéaste de transporter le spectateur au sein de son film (de le mettre en mouvement si l’on veut reprendre une expression utilisée par Gérald Collas dans l’un de ses articles cité auparavant), ce qui correspond ni plus ni moins à la mise en place d’un parcours de lecture.

« (...) Il y a des cinéastes qui ont su fabriquer un spectateur à qui ils donnent les moyens de travailler avec sa liberté, c’est-à-dire de s’engager dans et par les choix qu’il fait pour trouver le sens du film. La plupart des cinéastes, notamment américains, travaillent à maintenir l’agitation du spectateur. Ils l’hypnotisent et lui dictent son comportement. On sait bien que le cinéma a à voir avec l’hypnose, mais ce n’est pas de ce cinéma que je parle. Je parle d’un cinéma de l’éveil, au contraire. Et pour ce cinéma-là, dès l’instant où le film est projeté, on comprend que le sens n’est pas, ou pas seulement, le problème du réalisateur, c’est le problème du spectateur qui doit fabriquer le sens avec les épisodes frustrants, car la frustration est nécessaire pour faire appel d’air, pour que le spectateur se sente invité à fabriquer un sens.
Un sens qui aura été, en quelque sorte, prévu par le metteur en scène.
On le voit, le rôle du metteur en scène n’est pas facile à formuler, car si tout le problème du sens n’est pas son problème, il l’est tout de même puisqu’il doit s’arranger pour que le spectateur ne fabrique pas n’importe quel sens. J’allais dire pour que l’abeille ne fabrique pas un miel de mauvaise qualité. Telle est sa responsabilité et elle est grande. »
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Nous avons (dé)montré à quel point, l’absence de cause par exemple, participait à la construction (ou à la dé-construction justement) du récit filmique chez Pialat ; le spectateur doit dans ce cas, comme nous l’avons déjà signifié, devenir actif et prendre en charge la narrativité109 en développant notamment son propre imaginaire pour pouvoir s’approprier l’ensemble du film.

Sa frustration, (celle dont parle André S. Labarthe) se comblera ainsi par un travail qui visera à fabriquer du sens (le bon sens, c’est-à-dire celui que veut le cinéaste...mais comment le savoir et faut-il d’ailleurs vraiment le savoir si l’on considère que c’est cette quête personnelle du bon sens, qui fonde l’énigme de l’Art ?), où justement il n’y en a pas ou du moins où le sens reste enfoui, ne demandant qu’à être émergé.

Même démarche pour faire sienne la mort de Vincent Van Gogh : le spectateur doit accepter de percevoir et de métamorphoser les figures de rhétorique que sont le « déplacement » et « la condensation », en outils ou en signes distinctifs et personnels qui lui permettront de se déplacer et (donc) de s’impliquer dans la narration et dans ses exigences. S’il veut progresser, aller de l’avant, il devra alors impérativement exploiter et développer les indices narratifs (proposés par le cinéaste qui peut justement, selon les cas, en jouer).

Peut-on et doit-on obligatoirement pour autant parler d’« inférence » lorsque l’on évoque la mise en place du travail spectatoriel face à la narration ?

Pour Michel Condé, cette notion prend tout son sens dans le regard et la perception spectatoriels lorsqu’il s’agit de décoder les sens filmiques d’une fiction.110

Cela dit, si ses propos et ses préoccupations rejoignent les nôtres dans la mesure où il s’interroge comme nous, sur les degrés d’implication du spectateur, nous ne pouvons épouser sa réflexion plus en profondeur ; en effet, en ce qui concerne l’exercice et l’analyse de la narrativité chez Pialat, nous ne pouvons utiliser le terme d’« inférence » - notion que l’on retrouve essentiellement en psychologie -, qui identifie l’opération intellectuelle par laquelle on passe d’une vérité à une autre vérité, jugée telle en raison de son lien avec la première. Les propos de Michel Condé trop approximatifs et pas forcément novateurs (qui iraient même jusqu’à dénaturer le fond du problème que nous posons) quant à une explication ou une réflexion concernant les rapports que le jeune public peut entretenir avec la fiction filmique, méritent toutefois d’être cités car ils mettent en avant la notion d’« inférences ». Attardons-nous un peu sur cette notion avant de retrouver Umberto Eco, qui semble le bon (le meilleur ?) référent pour aborder ce thème de réflexion.

Ainsi, nous ne pouvons identifier les progressions intellectuelles du spectateur face aux récits du cinéaste comme des « inférences », car comme nous l’avons développé tout au long de notre réflexion, le spectateur ne peut pas, par exemple, s’appuyer sur des causes car ces dernières n’existent pas ; or, si les causes n’existent pas, il ne peut donc pas déduire une vérité par rapport à une précédente (puisque ce qui devrait être une « vérité précédente » n’apparaît pas - explicitement - au sein de la narration).

Le lien, ce lien, cette sorte de fil d’Ariane ou cordon ombilical narratifs pour le spectateur, apparaissent ou semblent exister à un autre niveau (esthétique et davantage formel et non plus seulement rattaché au contenu du récit proposé) que nous travaillerons plus loin.

Tout mécanisme déductif n’existant pas chez Pialat, la notion d’« inférence » ne peut, par conséquent, être retenue (la déduction étant une inférence).111 La logique du récit chez Pialat, n’est donc pas liée à la succession (« horizontale ») d’enchaînements narratifs (via ceux des événements) ; cette logique narrative n’est pas liée à une conception événementielle déductive. La narrativité chez Pialat reste liée à une autre logique : celle que nous allons tenter de mettre à jour présent.

Maurice Pialat, n’élabore pas forcément un cheminement facilement exploitable pour le spectateur. Il déplace le spectateur d’espace-temps en espace-temps de manière à ce que la progression du spectateur (qui se matérialise par une certaine conception du montage) ne se déroule pas sans participation de sa part.

Ce dernier est plus que jamais sollicité ; on le rend actif, ce qui nous pousse aussi à proposer les quelques lignes suivantes.

« (...) le spectateur est un partenaire qui à la fois agit et est agi. Le metteur en scène qui est conscient de cela doit veiller aussi à ne pas décourager le spectateur en lui donnant une tâche trop lourde à accomplir. Il y a un dosage à faire. Hitchcock était un maître de ce dosage. Reste que je me demande si le spectateur de cinéma d’aujourd’hui n’est pas moins informé sur ce qu’on attend de lui que le spectateur de théâtre au XIXème siècle.
Revenons à Bazin. Les démonstrations sont éclatantes chez Bazin. Chez Rossellini, par exemple, il montre, au moyen d’une métaphore, comment les plans sont posés les uns à côté des autres comme des pierres dans un ruisseau. Ainsi, de même que le promeneur sautera d’une pierre à l’autre pour atteindre la rive opposée, de même le spectateur sautera d’un plan à un autre pour atteindre le mot FIN. Ce faisant, il construira un itinéraire, c’est-à-dire déjà le sens du film. Il aura simplement fallu que les pierres ne soient pas trop éloignées les unes des autres, pour que le passage des unes aux autres ne soit pas au-dessus des forces de celui qui tente l’aventure. Au fond, on n’est pas très loin de l’image poétique telle que la décrivait Reverdy. »
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L’idée développée par André S. Labarthe nous interpelle dans la mesure où il affirme que le cheminement spectatoriel dépend en quelque sorte de la manière dont les plans sont posés.

Le montage a pour ainsi dire une force incontestable dans ce cheminement et cette idée réapparaîtra encore dans la suite de l’entretien113. C’est notamment avec le montage que le cinéaste pense son rapport au spectateur ; c’est dans cette dernière phase d’achèvement du film qu’il peut lui donner la possibilité de fabriquer du sens ; c’est grâce au montage qu’il va décider de lui tenir la main ou de le laisser plus ou moins seul face à son récit.

Tentons d’accéder tout d’abord à une réflexion plus générale applicable à l’ensemble du cinéma ; aussi, partons de l’idée que le spectateur, au même titre que le lecteur avec le livre, s’engage dans une coopération interprétative 114 vis-à-vis du film.

De quelles manières la narrativité filmique chez Maurice Pialat prend-elle en compte le spectateur ? Quel travail, ce dernier doit-il fournir pour s’approprier le film et en particulier sa narrativité ?

Ainsi et c’est précisément la thèse d’Umberto Eco dans son ouvrage L’OEuvre ouverte, tout lecteur qui s’engage dans la lecture d’un livre, s’engage forcément dans une « coopération » plus ou moins poussée avec l’oeuvre ; en remarquant cet échange aussi bien au sein de la peinture qu’au sein de la musique, Umberto Eco parle de poétique de l’oeuvre ouverte :

« du baroque au symbolisme, il s’agit toujours d’une « ouverture » basée sur une collaboration théorétique, mentale, du lecteur qui doit interpréter librement un fait esthétique déjà organisé et doué d’une structure donnée (même si cette structure doit permettre une infinité d’interprétations).
Dans une oeuvre comme les Scambi de Pousseur, en revanche, le lecteur-exécutant organise et structure le discours musical, dans une collaboration quasi matérielle avec l’auteur. Il contribue à faire l’oeuvre.
Cela ne signifie pas qu’il faille tenir une oeuvre de ce type pour supérieure ou inférieure à celles qui sont « déjà faites ». Notre objet est de comparer diverses poétiques en fonction de la situation culturelle dont elles sont à la fois le reflet et la matière, non de porter un jugement sur la valeur esthétique des créations. Il reste qu’une oeuvre comme Scambi (ou les autres compositions déjà citées) pose un problème nouveau, et nous incite à considérer dans le cadre de l’oeuvre « ouverte », une catégorie plus restreinte de créations, susceptibles d’assumer des structures imprévues et matériellement inachevées : on peut les qualifier d’oeuvres en mouvement.
Le phénomène ne se limite pas au domaine musical ; il s’étend également aux arts plastiques. Il existe aujourd’hui des objets d’art doués d’une mobilité qui leur permet de se recomposer comme en un kaléidoscope sous les yeux du spectateur. »
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Relevons plusieurs exemples qui nous confirmeront que chez Pialat, le spectateur contribue, plus que dans n’importe quel « autre cinéma », à faire l’oeuvre.

Nous avions pris auparavant l’exemple de l’absence des causes au coeur du récit du film L’Enfance nue. Cette marque narratologique convoque obligatoirement une démarche spectatorielle et c’est en cela que ce film peut être considéré comme une oeuvre dite « ouverte » ; ouvert au spectateur, ce film l’est pour plusieurs raisons.

La temporalité n’est pas forcément une donnée explicite pour le spectateur qui n’a de cesse de la reconstituer ou de l’imaginer. Elle fait partie d’un processus de coopération mais de coopération interprétative dans le sens où elle n’est pas définie clairement et le devient par le travail du seul spectateur à qui le cinéaste délègue du coup une grande responsabilité.

Combien de temps François reste-t-il dans sa première famille d’accueil ? Combien de temps s’écoule entre son départ et son arrivée au sein de sa deuxième famille ?

Peut-être quelques jours ou quelques mois ? Comment le savoir si en plus, le réalisateur introduit une scène dans un train qui présente à la manière d’un documentaire le travail d’une personne qui a la charge de placer ces jeunes orphelins dans de nouvelles familles. Cette scène en particulier vient brouiller toute notion du temps ; elle nous montre une action, un cheminement et un regard réalistes sur les démarches entreprises par sa structure pour aider des enfants comme François, mais en aucun cas, cette séquence ne nous apporte des renseignements sur la temporalité, sur la durée du voyage et sur le temps qu’il faut à François pour intégrer une nouvelle famille. D’ailleurs, lorsque la personne du train s’adressera à François pour lui demander des renseignements sur ses familles d’accueil et sur son parcours personnel, l’enfant ne répondra pas ou peu et lorsqu’il le fera, il restera très évasif de manière à laisser le spectateur dans l’ignorance face à des éléments qui auraient pu, s’ils avaient existé, (re-)construire le récit en lui donnant une existence temporelle concrète ; du reste, aucune « réalité spatiale » ne vient combler ce premier manque de repères temporels.

Comme pour la temporalité, le jeu d’une construction ou d’une reconstitution spatiales par le spectateur est la preuve que l’oeuvre reste « ouverte » et que la narration ne peut exister que par son travail. En fait l’ignorance du spectateur face aux lieux et son obligation de devoir reconstruire une temporalité est à l’image de la vie de François qui, parce qu’il a été abandonné, doit retrouver son passé, son existence et se

ré-approprier des lieux inconnus. Le spectateur vit pour sa part le déplacement et la reconstruction intellectuels vécus par l’enfant lui-même. Lorsque François part de chez Josette, où va-t-il ? Combien de kilomètres parcourt-il avant de rejoindre Pépère et Mémère ? Lorsqu’il se bat dans la carrière, à combien de kilomètres se trouve-t-il du foyer familial ? La notion d’espace est difficilement appréciable ; d’ailleurs, François s’invente un père quelque part en Afrique, Raoul pense à partir ailleurs, dans un endroit qu’il ne connaît pas mais qui sera sûrement mieux qu’« ici », où il vit.

Les lieux n’ont pas de liens entre eux et ils ne définissent pas non plus un parcours précis pour les personnages. Même à la fin du film, on ne sait pas où se trouve François ; on sait qu’il est en pension mais on ignore l’endroit où il est et le temps qu’il y restera. Seule certitude : c’est qu’il rentrera à la maison pour Noël, du moins c’est ce qu’il affiche avec impatience dans le courrier qu’il envoie à Pépère et Mémère.

La fin représente enfin le moment où personnages et spectateurs connaîtront le parcours, l’itinéraire qui sera emprunté par un enfant qui n’a jamais eu jusqu’à présent de repères spatio-temporels.

De manière plus subtile (plus cachée), Loulou est également un film dont le récit n’est pas non plus fondé sur la succession logique et explicative des lieux et du temps. Impossible de savoir où évoluent vraiment les personnages du film ; impossible également de maîtriser ou de sentir le temps. Cela dit, quelques fois, un corps redonne une consistance spatio-temporelle au récit. Il donne des indices au spectateur qui reste face à des séquences qui s’enchaînent sans véritables liens de causes à effets. Ce corps est un moyen de lier les espaces et d’appliquer une durée précise et consommable pour le spectateur qui parviendra à se repérer dans une séquence précise.

Prenons comme exemple, la scène où Nelly reçoit son frère.

La scène débute sur l’appartement où Nelly prépare le repas. Le plan suivant la montre chez un épicier.

Au moment précis où elle sort de la boutique, elle rencontre son frère qui sort de sa voiture ; ils montent ensemble.

Remarquons donc que c’est Nelly qui devient le corps-passeur de la scène.

Elle accompagne son frère chez elle mais elle accompagne aussi le spectateur de plan en plan, sans brutalité ni rupture spatio-temporelle car elle est justement ce lien spatial et temporel. Elle permet l’enchaînement des lieux ; elle lie et relie les « blocs

espaces-temps » entre eux et ce, pour permettre au spectateur d’avoir un repère physique dans son déplacement, dans son parcours et dans la coopération qu’il mettra subtilement (de manière inconsciente) en place avec le film et en particulier avec cette séquence assez « autonome » du point de vue de sa conception puisque l’on suit dans son intégralité, le parcours physique de personnages dans une durée qui n’est ni fragmentée, ni disloquée et qui traduit un moment précis, total et entier dans la vie de ces êtres. Notons d’ailleurs que, lors de ce parcours, nous pourrons apercevoir dans la pénombre, Lulu, l’ami de Loulou sorti récemment de prison, hébergé provisoirement et obligé de partir discrètement, afin que le frère Nelly ne considère pas cette situation d’un moyen oeil. Lulu croisera donc la femme et son frère, dans le hall d’entrée sans que celle-ci ne l’interpelle.

Un troisième personnage (sûrement un habitant de l’immeuble) interviendra dans la montée et c’est sur son corps, que le réalisateur décidera d’interrompre le mouvement de sa caméra, avant de rentrer dans l’appartement pour engager logiquement la scène du repas.

Ensuite, le repas se déroule avec Loulou qui affirme son désir de ne pas vouloir forcément travailler. La discussion est assez nerveuse et met Loulou en défaut.

Au cours du repas (très structuré d’un point de vue du montage), Loulou sera seul à tenter de se défendre contre les regards, le mutisme et les attaques de Nelly et de son frère.

Un champ contre-champ en plans serrés dessinera deux camps distincts : d’un côté

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Nelly et son frère dans le même cadre et de l’autre, Loulou seul face aux reproches qui lui sont faits.

Puis, à la fin du repas, c’est Pierrot qui apparaît pour inviter Nelly et Loulou à une fête à la campagne chez Mémère. Ce personnage inattendu fait le lien avec la séquence qui suivra et qui présentera donc en toute logique le repas dominical en famille. Mais, ce personnage viendra aussi provoquer la fin du repas et le départ du frère puisqu’il se rangera naturellement et par solidarité aux côtés de son copain en difficulté, afin de supprimer le déséquilibre dont était victime Loulou dans la discussion précédente.

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Son arrivée surprise dans la scène sauvera en quelque sorte Loulou et mettra un terme à cette scène qui trouvera une suite logique dans l’invitation faite au jeune couple, sans doute heureux de voir partir le frère trop arrogant. Cette intervention de Pierrot provoque donc un déplacement, un détournement (un court-circuit) narratifs et engagera les personnages dans une autre scène (celle du repas dominical qui suivra). Ce corps qui s’introduit de manière imprévue dans la scène est, comme nous le verrons de façon plus appuyée dans la partie suivante, un moyen de stimuler la narration en changeant le cours du récit, en bouleversant son déroulement ou toute logique qui aurait ainsi prévu une fin moins brusque pour ce repas. Mais ce corps qui arrive sans prévenir est aussi un moyen de mettre un terme au malaise vécu par les personnages dans une scène qui est donc chassée au profit d’une autre, grâce à l’invitation de Pierrot à un repas champêtre, auquel assisteront Nelly et Loulou, incapables de mettre un terme à ce repas avec le frère (qu’ils subiront jusqu’à l’arrivée de leur ami).

Aussi, si l’on affirmait jusqu’à présent que les séquences chez Pialat se succédaient le plus souvent sans véritables liens entre elles, cette scène du repas avec le frère démontre le contraire. De manière cachée, les corps (de Nelly dans un premier temps et de Pierrot dans un second temps) assurent la cohésion spatio-temporelle entre les divers grands moments du récit et assurent par là-même, la cohérence du parcours du spectateur en lui offrant des trajectoires, des pistes, des liens référents, fluides et organisationnels. Mais le lien se fait ici de manière plutôt voilée, discrète, enfouie.

L’apparition de Pierrot n’est pas une manière forte ni très démonstrative de diriger le spectateur. Du moins, elle est moins forte et moins démonstrative que l’apparition de Suzanne, chez elle, au début du film A nos amours.

Au début du film, Suzanne rentre chez elle et guide le spectateur dans ce long

plan-séquence inaugural. Ce plan-séquence est circulaire (panoramique à 360°) et devient un moyen de présenter au spectateur, les lieux (l’appartement) mais aussi les différents personnages du film, que l’on retrouvera à différents moments de l’histoire (parents, frère, ami(e)s et amants de la jeune fille). La caméra reste collée derrière Suzanne et derrière d’autres corps qui passent de pièce en pièce pour saluer l’ensemble des personnes présentes.

Le mouvement de caméra débute à la porte (entrée de Suzanne) et se termine à la même porte (sortie de Michel et de sa compagne, raccompagnés par Suzanne).

C’est moins le contenu qui importe, le dialogue étant extrêmement pauvre, que la façon dont Pialat a choisi de filmer cette scène, dans un mouvement incessant et complexe qui suit, relie, quitte les personnages pour les retrouver un peu plus loin.

S’il ne s’agissait pas seulement de décrire les faits et de suivre les gestes, une série de champs-contrechamps aurait été aussi efficace et plus rapide à réaliser. Ici, l’opérateur doit installer un travelling, marquer les arrêts de la caméra, effectuer dans le même temps un panoramique à 360° pour suivre les personnages et cadrer avec précision les poses.

Le début de ce plan-séquence prend Suzanne au moment où celle-ci arrive en haut de l’escalier, sur le palier.

La caméra entre en travelling-arrière dans l’appartement, laissant entrer à sa suite Suzanne et la mère, qui ferme la porte.

Le mouvement d’appareil suit ensuite celui de la mère, qui entre dans la cuisine, puis bifurque pour retrouver Suzanne qui, hors-champ, sort de la chambre de Robert, que

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Michel et Géraldine s’apprêtent à quitter. La caméra accompagne Michel, qui rejoint Betty - que l’on a vue passer un instant auparavant au premier plan portant un plat - à l’entrée de la salle à manger, suivi de sa compagne. On suit ensuite Michel seul, qui se dirige vers la porte d’entrée, regardant avec inquiétude en arrière si Géraldine quitte Betty, comme pour éviter la rencontre avec Suzanne qui arrive de sa chambre, au fond...puis c’est le moment du départ qui conclut ce plan-séquence, près de la porte d’entrée où se termine donc ce tourbillon de rencontres rapides mais pleines de sens.

Betty est d’abord hors-champ, sur le palier, comme déjà abandonnée, puis elle est définie par les lieux où elle se trouve (la cuisine, la salle à manger) et par son attitude (les politesses d’usage). Robert est avachi mollement dans le fauteuil de sa chambre. Michel est fuyant, le père est absent : ils le seront tout au long du film. En revanche, Suzanne traverse avec énergie et générosité toutes les pièces, disparaissant à droite du champ en premier plan pour réapparaître à gauche, au fond. Elle est le corps-liant, cette anguille qui arpente l’espace et conduit, accompagne le spectateur dans sa visite des lieux : elle le sera également tout au long du film.

Ainsi, ce mouvement de caméra et cette danse collective et physique nous permettent de nous impliquer dans la scène et de comprendre les enjeux qui se trament entre les personnages présents. Déjà, dans ce mouvement, on peut saisir l’agilité physique de Suzanne et les rapports plus ou moins ambigus qui existent avec Michel, mal à l’aise face à elle. On saisit également l’espace et sa construction ainsi que les enjeux de territoires qui se mettent en place entre les membres de la famille, qui naviguent de lieu en lieu à travers tout l’appartement. C’est cette piste de travail que nous tâcherons d’approfondir dans les pages suivantes.

Nous sommes face à une composition tourbillonnaire où les corps, l’espace, le temps existent et prennent de la consistance grâce au parcours de Suzanne et par le mouvement d’une caméra, qui introduisent véritablement le spectateur dans la scène, comme un invité, comme un autre personnage en somme qui découvrirait lui aussi les lieux, au coeur de la mêlée. L’absence de montage amplifie la présence et l’importance fonctionnelles et figurales des corps dont l’obligation est celle de devoir créer du sens. C’est à eux que revient la charge de créer l’événement, le discours, la rencontre avec l’autre. C’est le corps de Suzanne qui, finalement, accompagne, guide, transporte le spectateur au coeur de la scène.

Quant au spectateur, c’est bien sur ces mouvements de corps qu’il doit prendre appui pour comprendre, saisir, et intégrer la scène, quitte à y rentrer lui-aussi, s’il en a la possibilité, l’« ouverture », comme ce fut le cas, par exemple, dans cette séquence inaugurale du film A nos amours.

De même que, l’analyse que nous faisions auparavant de Police, ne reposait-elle pas sur le même procédé ? A savoir, le corps de Mangin et ses mouvements toujours incessants (au coeur d’une succession de plans toujours différents montés sans aucune réelle volonté de clarifier l’espace) sont le moyen, le nerf, le lien sensibles offerts au spectateur pour qu’il puisse s’orienter, naviguer, flâner, divaguer à la fois dans l’espace mais aussi et surtout au coeur de la narrativité, au plus profond d’une oeuvre qui reste une oeuvre « ouverte », « accessible », « béante », au sens où Umberto Eco l’entendait. Ainsi, trois niveaux peuvent caractériser la présence fonctionnelle du corps au coeur de l’oeuvre filmique. Le corps est tout d’abord un « pivot actionnel » : présent dans la scène, il détermine l’action du plan (cf. étude de l’action au sein du commissariat dans Police).

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Le corps est également un « pivot séquentiel » : actif au sein de la séquence qu’il compose et hante de sa présence figurale, le corps détermine la cohésion des plans qui fondent une séquence filmique précise (cf. étude du repas avec le frère de Nelly dans Loulou).

Enfin, comme nous tenterons de le démontrer avec plus de précisions dans les pages suivantes, le corps est le « pivot narratif » du film entier : ses déplacements sont à la base d’une conception fictionnelle (narrative ?) qui prend appui sur les mouvements et situations créés par les personnages.

Le cheminement spectatoriel chez Pialat est donc plus une rencontre physique, une union sensible avec les corps du film, qu’un parcours imposé, forcé, ordonné,

sur-orienté, dirigé et marqué par l’autorité d’un guide qui serait trop présent (le cinéaste). La liberté spectatorielle va de pair avec celle des corps du film dont l’expression reste totale. D’autres exemples précis viendront affirmer cette idée selon laquelle le corps chez Pialat est une passerelle ou une béquille pour le spectateur errant, libre et fuyant au sein du film qu’il regarde.

Sur les traces d’Umberto Eco, nous avons donc pu voir que le spectateur chez Pialat doit s’approprier la narrativité pour construire ou reconstruire de diverses manières (par la reconstitution d’un schéma spatio-temporel par exemple) le récit proposé par le cinéaste. L’ouverture relative à la création de la narration est un élément important car, comme nous l’avons indiqué, le contenu du récit, les liens et différentes histoires qui s’installent entre les personnages, ne sont pas forcément dirigés et doivent être par conséquent, redéfinis par l’imagination et l’interprétation du spectateur.

Or, si comme nous l’avons démontré auparavant, l’« inférence » ne peut faire partie du schéma intellectuel pris en charge par le spectateur, il serait plutôt question, à en croire les réflexions d’Umberto Eco, de « références » ; ainsi et selon lui, la prise en charge du texte par le spectateur serait axée sur la « présupposition », autrement dit sur l’appel à la référence culturelle.

La « présupposition », qui reste selon Umberto Eco, l’essence même du fonctionnement coopératif entre le lecteur et le texte (l’auteur) appelle au savoir, à la connaissance, à la culture et au vécu du spectateur-lecteur, plus qu’à son esprit de déduction ou à une simple manipulation de la narrativité. La référence à son vécu ou à sa culture - ce que Umberto Eco appelle l’« encyclopédie du lecteur » -  conditionne donc la coopération avec le texte.

« Si, comme on va le montrer, le texte est un machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc, alors le texte n’est pas autre chose qu’une machine présuppositionnelle.
Dans le Trattato, on avait déjà fait une allusion rapide à la multiplicité des signifiés possibles de la catégorie de présupposition : il y a des présuppositions référentielles, sémantiques, pragmatiques et bien d’autres encore. Dire :
La Religieuse était célibataire mais le goût de violer le voeu de chasteté ne lui faisait certes pas défaut
implique un bon nombre de ce que la littérature courante en la matière appelle ’présuppositions’. Mais chacune d’elles est de type sémiotique différent. En nommant la Religieuse, on présuppose que dans un monde quelconque il y a un individu qui répond à cette description définie (plutôt par antonomase) : c’est là une présupposition indexicale ou référentielle ou extensionnelle. En disant qu’elle était célibataire, on présuppose qu’elle n’était pas mariée, mais ce type de connaissance est donné par des règles différentes et dépend de meaning postulates, postulats de signifiés. Pour relier le pronom [lui] à la Religieuse, il faut mettre en acte un processus parfois dit présuppositionnel mais qui est en fait un processus de co-référence. Pour établir que le voeu de chasteté (présupposé comme déjà nommé en vertu de l’article déterminatif) se réfère à sa qualité d’être célibataire, il faut une fois encore mettre en acte une co-référence mais en présupposant une règle encyclopédique selon laquelle les religieuses prononcent un voeu qui les engage dans les deux sens, à ne pas se marier et à ne pas avoir de rapports sexuels : ce qui impose en outre de voir la différence componentielle entre [célibataire] et [chaste] et qui amène à spéculer sur des implications vraies ou fausses (il n’est pas vrai que toutes les célibataires soient chastes, il n’est pas vrai non plus que toutes les chastes soient célibataires, mais il est vrai que toutes les religieuses sont célibataires et que violer la chasteté implique avoir des rapports sexuels, etc.). Sans parler du fait que le [mais] impose de présupposer correctement le topic comme cela se passe pour le [invece] déjà analysé.
Certes, si tous ces processus sont considérés comme des cas où le texte laisse ses contenus à l’état virtuel en attendant du travail coopératif du lecteur leur actualisation définitive, on peut alors continuer à parler de présupposition, parce qu’il existe bien quelque chose pour unifier ces processus si différents : c’est le fait qu’un texte est toujours, en quelque sorte, réticent. »
116

Aussi, cette coopération s’oriente inévitablement autour d’une sélection d’éléments (faisant partie de la narration), qui vont être privilégiés ou mis en sommeil (autrement dit, passés sous narcose 117).

Tout l’enjeu de cette coopération réside, nous l’aurons compris, dans le jeu imaginatif et interprétatif de réticence ou de liberté, accordé et (re)transmis indirectement (c’est-à-dire par le biais de l’oeuvre) par l’auteur à son lecteur (ou à son spectateur s’il s’agit d’un film).

Finalement, la stratégie concernant la mise en place d’une narration filmique

serait-elle basée sur les interrogations suivantes : que faut-il proposer ou refuser de proposer ou plutôt, comment faut-il proposer au spectateur les éléments de la création filmique pour que les déplacements de ce dernier au sein de la narrativité, puissent générer une participation imaginative de sa part et pour qu’il se sente, pour ainsi dire, investi d’une liberté d’interprétation justement ou correctement dosée ?

Comment peut-on provoquer le déplacement du spectateur, lui accorder un espace de liberté et d’imagination tout en évitant les problèmes d’interprétations de sens ou les erreurs de perceptions qu’il pourrait rencontrer ?

Telles sont les questions que se pose l’auteur d’une manière générale et en particulier Maurice Pialat qui a le souci de montrer sans démontrer, d’aiguiller sans diriger et de solliciter sans accompagner.

L’oeuvre se fonde ainsi en partie sur une union, sur une coopération, un échange, une création bilatérale (qui a lieu dans un espace de liberté plus ou moins grand selon les démarches artistiques), sur une ouverture ou plutôt sur deux ouvertures précises que nous propose encore une fois Umberto Eco, dans l’un de ses ouvrages déjà cité auparavant.118

Pour ce dernier, la première ouverture serait celle du récit. Le contenu, le discours qui ressortent de l’oeuvre, peuvent proposer une ouverture, un champ d’action au lecteur.

La deuxième ouverture existe ou peut exister sur la matérialisation de ce discours, sur la forme qu’il peut prendre. Ainsi, d’un texte, peuvent jaillir des non-dits et de multiples espaces de liberté interprétative du point de vue de son contenu ; mais d’un texte peut jaillir également des sonorités diverses, des jeux sur l’organisation rythmique même de ce discours, ce qui met inévitablement en branle une seconde ouverture autrement dit, un moyen supplémentaire pour le lecteur de naviguer au sein de la narrativité littéraire.

Qu’en est-il exactement de cette seconde ouverture d’un point de vue filmique ?

Quel type d’ouverture formelle, de création organisationnelle, Maurice Pialat

propose-t-il à son spectateur ? Quels degrés de réticence le discours filmique offre-t-il au spectateur ?

Nous avions vu que l’absence de cause conditionnait notamment la prise en charge du récit et de son contenu ; qu’en est-il de sa construction ? Cette construction qui dépend d’une certaine idée du montage, permet-elle au spectateur de se déplacer au sein de la narrativité ?

Autant de questions auxquelles nous allons de tenter de répondre à présent...

Notes
106.

Gérald Collas, « Raconter une histoire, c’est supposer un spectateur » in Images documentaires n°31, 2ème trimestre 1998.

107.

Sur ce point, Umberto Eco semble se poser les mêmes questions que nous en affirmant, « les esthéticiens parlent parfois de « l’achèvement » et de l’«ouverture » de l’oeuvre d’art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l’objet esthétique. Une oeuvre d’art est d’un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu’elle a été conçue par l’auteur, à travers la configuration des effets qu’elle produit sur l’intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l’auteur crée-t-il une forme achevée afin qu’elle soit goûtée et comprise telle qu’il l’a voulue. Mais d’un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d’apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des tendances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d’aspects et de résonances sans jamais cesser d’être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envisagée que sous un seul aspect ; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu’à sa définition). En ce premier sens, toute oeuvre d’art, alors même qu’elle est forme achevée et

« close » dans sa perfection d’organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d’une oeuvre d’art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale. » Umberto Eco, L’OEuvre ouverte, Editons du Seuil, Collection Points / Série essais, 1965, p. 17.

108.

Jean-Louis Comolli, « Des images qui nous regardent - entretien avec André S. Labarthe  -» in Images documentaires n°31, op. cit.

109.

Parce que nous nous rendons compte à présent que le rôle du spectateur tient une place importante dans la conception narrative de Maurice Pialat et parce que nous préférons parler à présent de « narrativité » plus que de « narration », il est temps de définir ainsi ce que nous appelons « narrativité » (terme proposé par André Gaudreault, déjà employé dans nos lignes précédentes et n’ayant pas la même signification que le mot « narration »). La « narrativité » englobe les conditions - qui relèvent d’une démarche d’écriture précise -, permettant de mettre en place la narration ; définition qui nous appartient et qui nous pousse à croire que justement chez Pialat, la narration n’existe pas en tant que telle et que c’est la narrativité filmique que le spectateur s’approprie pour justement créer la narration, une narration singulière, sa propre narration. C’est en tous les cas la piste que nous allons suivre dans les prochaines lignes.

Profitons en pour évoquer que ce distinguo, entre « narration » et « narrativité », se retrouve selon nous avec force, au sein de l’oeuvre de Marguerite Duras qui n’a cesser de démontrer, au fil du temps et au travers de ces livres, qu’elle est passée d’une écriture basée sur la narration (L’Homme atlantique ou Le Marin de Gibraltar) à une écriture, de plus en plus axée sur la narrativité ; dans La Vie matérielle par exemple, le spectateur ne doit-il pas dégager lui-même son parcours de lecture sur les bases d’une écriture littéraire qui n’offre finalement que l’ossature, la face cachée ou les profondeurs d’un récit dont la narration n’existe plus en tant que telle ?

110.

Michel Condé intervient notamment auprès d’un public adolescent dans des animations pédagogiques qui offrent une réflexion sur le sens des images d’une manière générale ainsi que sur l’exploration du langage cinématographique.

« (...) lorsque l’on parle de langage notamment dans les théories sémiotiques, le mécanisme est décrit d’une manière qui me paraît beaucoup trop simpliste.

On nous dit : « il faut apprendre la grammaire du cinéma, il faut apprendre les codes du cinéma, apprendre à décoder le cinéma », un peu comme on le fait avec le code de la route en décodant les panneaux de signalisation routière. Or, on s’aperçoit rapidement que si, dans le cinéma, il y a effectivement des codes, ce sont en fait et beaucoup plus largement des inférences qui interviennent.

Les inférences, terme à la mode en psychologie, désignent des opérations intellectuelles logiques, qui consistent à construire une série d’hypothèses sans pour autant que cela résulte directement de l’application d’un code.

Je vais vous donner l’exemple du flash-back, ou retour en arrière : c’est un procédé très commun au cinéma. Ainsi, de manière classique, il est annoncé par ce que l’on appelle un fondu enchaîné ; pour introduire le retour en arrière, l’image s’estompe un moment, tandis qu’une nouvelle image apparaît en surimpression et généralement ceci est interprété par le spectateur comme : « tiens, il y a un retour en arrière ». Le code serait donc : fondu enchaîné = retour en arrière dans le temps. Quand on visionne un film récent comme Pulp fiction, on voit que les flash-backs ne sont plus du tout introduits par des fondus enchaînés. Comment le spectateur s’aperçoit-il d’un retour en arrière, comment peut-il reconnaître ce passage sans qu’aucun ’cut’ ne se produise, alors que l’on passe d’une séquence à l’autre sans que rien ne soit signalé de manière explicite, rien qui ne permette d’appliquer le code ? Le spectateur est alors obligé de construire des inférences, opérations qui vont lui permettre, à partir d’une vérité, d’arriver à une autre vérité : dans Pulp fiction, c’est très évident, un personnage a été tué au début du film et réapparaît à la fin du film. Le spectateur, sur les bases à la fois de ses connaissances multiples et de ce qu’il a déjà vu dans le film se dit donc : « oui, nécessairement, si ce personnage-là qui est supposé être mort réapparaît, c’est que nous sommes dans un retour en arrière. » Il y a d’autres indices qui lui permettent de reconstituer l’ensemble de la chronologie du film.

Voilà pourquoi je dirais que les films sont des textes au sens le plus large du terme, relativement complexes : pour réellement les comprendre, il ne suffit pas d’appliquer quelques règles générales qui appartiennent à ce que l’on appelle la grammaire du cinéma. Il faut mettre en oeuvre toute une série de mécanismes, les mécanismes d’inférences. »

Michel Condé, extrait de sa communication intitulée Le Cinéma comme miroir d’une société : un exemple de démarche pédagogique, présentée au colloque Ciné Santé - le cinéma, une ressource en éducation pour la

santé -, organisé par l’Association Départementale d’Education pour la Santé (A.D.E.S du Rhône), le 18 Mars 1997 au Conseil Régional du Rhône à Charbonnières-les-Bains.

111.

Si pour Pialat, le mécanisme d’inférence ne peut être retenu, évoquons toutefois un dernier exemple de Michel Condé qui met en avant un problème d’interprétation que certains adolescents spectateurs auraient rencontré, faute d’avoir su utiliser selon lui, leur esprit inductif (ou déductif ?) ou l’opération intellectuelle qui leur auraient permis de procéder par inférences et donc de se familiariser avec la narrativité.

« Un exemple : dans le film de Pierre Salvadori Les Apprentis, on voit que le jeune héros Fred est amoureux d’une jeune fille dont il dit à un moment qu’elle est très jeune et certainement étrangère à toute perversité.

Le héros, Fred, se déclare, à cette jeune fille et celle-ci lui répond : « Oui, mais moi, j’ai déjà un ami et je ne veux pas tromper mon ami ou alors  je veux bien faire l’amour avec toi, mais il faut que mon copain regarde. »

A ce moment-là, dans le film, il y a une grande vitrine qui s’écroule derrière le personnage. Quand on voit cela au cinéma, c’est beaucoup plus comique que lorsque je vous le raconte. Quand la vitrine s’écroule - elle symbolise évidemment les illusions perdues du jeune homme -, tout le monde éclate de rire. En fait, tout le monde n’éclate pas de rire. Nous avons discuté avec les jeunes spectateurs de 13 à 16 ans à qui nous demandions : « Quelle est votre interprétation face à cette vitrine qui s’écroule ? » ; et ils nous répondaient :  « C’est une coïncidence », ceci expliquant l’absence d’hilarité au vu de cette séquence. Pour eux, le film, c’est l’enregistrement du réel, et le bris de la vitrine ne peut qu’être le fait du hasard ; ce n’est pas l’auteur du film qui a décidé qu’à ce moment-là, la vitrine s’écroulerait, ce n’est pas le réalisateur qui a mis tout un trucage en marche pour faire écrouler cette vitrine juste au moment de la réponse de la jeune fille. Les jeunes spectateurs ne parviennent pas à construire, à partir de ce qu’il leur a été donné à voir, le point de vue réel de l’auteur. Ils ne décodent pas sa pensée, ne font pas l’opération intellectuelle nécessaire qui exige le plus souvent de procéder par inférence, par déduction, car bien entendu, l’auteur, le réalisateur, ne s’exprime directement que de manière très exceptionnelle dans un film. »

Ibid.

112.

Jean-Louis Comolli, « Des images qui nous regardent - entretien avec André S. Labarthe  - » in Images documentaires n°31, op. cit..

113.

« J. L. C Dans ton travail, toi, comment penses-tu cette place du spectateur ?

A S. L J’essaie de la penser. Mais chaque fois de façon différente : je n’ai pas de système. Je sais seulement que c’est au montage, par le montage, que le problème m’est littéralement tombé dessus. Et c’est progressivement qu’il s’est déplacé vers le tournage. »

Ibid.

114.

Nous empruntons cette formule à Umberto Eco, qui l’a utilisée dans son ouvrage Lector in Fabula, référence que nous retrouverons plus loin dans notre travail.

Umberto Eco, Lector in fabula - Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs -, Editions Grasset & Fasquelle, Collection Le Livre de Poche, Paris, 1985.

115.

Umberto Eco, L’OEuvre ouverte, op. cit., p. 25.

116.

Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., pp. 27-28.

117.

« Quand il se trouve face à un lexème, le lecteur ne sait pas quelles propriétés ou sèmes du sémène correspondant doivent être actualisées afin de mettre en oeuvre les processus d’amalgame. Si chaque propriété sémantique que le sémène inclut ou implicite devait être prise en compte au cours du décodage du texte, le lecteur serait obligé de délimiter, dans une sorte d’impossible diagramme mental, tout le réseau de propriétés interconnectées qui constitue le Champ Sémantique Global ou la totalité de l’encyclopédie.

Heureusement on ne procède jamais ainsi. Normalement, les propriétés du sémène restent virtuelles, c’est-à-dire qu’elles restent enregistrées par l’encyclopédie du lecteur qui tout simplement se dispose à les actualiser quand le cours textuel le demandera. Le lecteur n’explicite donc, de ce qui reste sémantiquement inclus ou implicité, que ce dont il a besoin. En agissant ainsi, il aimante ou privilégie certaines propriétés tandis qu’il garde les autres sous narcose ».

Ibid., p. 109.

118.

« D’un côté, le souci de rendre la communication ambiguë et ouverte influe sur l’organisation concrète du discours et détermine sa densité sonore, sa valeur de provocation ; de l’autre côté, l’organisation formelle de ce matériau, le calibrage des rapports sonores et rythmiques, réagissent sur le jeu des références et des suggestions, l’enrichissent : le résultat est un équilibre organique, qui interdit désormais de rien arracher à l’ensemble, fût-ce la plus vague étymologie. »

Umberto Eco, L’OEuvre ouverte, op. cit., p. 61.