b). Passe ton bac d’abord : le cheminement affectif

Comprendre le déplacement spectatoriel au coeur de la narrativité mise en place par Maurice Pialat, reviendrait finalement à aboutir à une recherche que mène

Jean-Louis Schefer depuis longtemps au sein de tous ses écrits. Cette quête est tout simplement celle de tout spectateur qui élabore inconsciemment un travail intellectuel qui consiste à rompre la distance avec ce qu’il voit sur l’écran pour se l’approprier complètement, pour unifier et transformer la succession d’images en un bloc unique et cohérent (c’est-à-dire en accord avec les intentions du cinéaste ?).

« Nous ne voyons jamais qu’une partie du monde dans laquelle l’extension de notre corps virtuel (l’anticipation et l’imagination de nos mouvements) est possible, et cela fait-il aussi tenir ensemble, non pas s’embrasser, se synthétiser ou accoler leurs cercles mais faire masse en une seule sphère les formes, les couleurs et les mouvements imaginaires nous attachant précisément au centre de notre corps.
C’est pourquoi un paysage, une rue ou notre chambre sont visibles ou mémorables parce qu’ils sont peuplés ou infestés d’une multitude d’affects indéterminés et seulement inchoatifs, qui tous arpentent ces espaces dont nous sommes fatalement le centre, l’inscience et le regard entier, le centre muet parce que nous ne nous imaginons pas simultanément en deux points de l’espace. Nous y sommes toujours le point de cristal le plus invisible.
Le cinéma commence donc ici quelque chose de particulier : il fait disparaître ce point de gravité (par lequel existent dans notre perception des points virtuels indépendants de toute structure ou de tout phénomène spéculaire : et ceci assure simplement la vue par l’imagination du mouvement, non par son possible - c’est une antécédence de déplacement sans cette vérification nous obligeant à y aller voir) ; il fait donc disparaître le monde en nous, il nous efface du monde d’un seul coup. »
119

Progressons un peu plus dans notre problématique et souvenons-nous à présent de ce que nous avancions auparavant à propos du montage.

Le parcours du spectateur au sein du film est affaire de montage car c’est à ce stade de la création que s’organise le discours filmique et c’est par conséquent à ce niveau que s’organise également la lecture spectatorielle.

Quels déplacements, le spectateur effectue-t-il au sein des films de Pialat et comment

intègre-t-il le montage, ce montage dont le rôle semble dépasser de loin sa mission première qui consiste à organiser la narration, ce montage qui devient même chez Pialat un moyen de nourrir le personnage d’une psychologie et d’un drame intérieur que le récit ou l’action ne peuvent apporter, mettre à nu ou approfondir ?

Pour élargir ces questions, nous avons choisi de travailler sur un exemple filmique précis.

Passe ton bac d’abord semble être au premier abord une succession de séquences qui déplacent le spectateur de lieux en lieux, d’événements en événements sans liens franchement affirmés entre eux. Le montage de ces séquences, crée inévitablement un récit qui ouvre ou offre au spectateur, un parcours de lecture particulier aux multiples lignes directrices narratives que nous allons tenter de dégager ci-dessous.

Dans Passe ton bac d’abord, on peut ainsi relever six grandes séquences et découper le récit filmique en six temps forts.

  • Premier temps = description des lieux, des personnages et de leurs relations

  • Deuxième temps = Isabelle rencontre Philippe et le présente à ses parents

  • Troisième temps = Rocky et Agnès se marient

  • Quatrième temps = l’ensemble du groupe de lycéens va passer quelques jours à la mer

  • Cinquième temps = Rocky et Agnès se disputent devant leurs amis, ce qui marque leur séparation

  • Sixième et dernier temps = Bernard et Philippe (l’autre Philippe et non pas celui qui épousera Isabelle) partent à Paris

Le récit de ce film n’est pas facile à aborder car la ligne générale qui pourrait conduire le spectateur dans une direction claire et complètement annoncée ou assumée, n’existe pas ; pour preuve les premières images du film (qui font partie de ce que nous avons considéré comme le premier temps) nous présentent une multitude de personnages (et de lieux) sans qu’un seul ne parvienne vraiment à ressortir. La narration ne peut donc pas s’appuyer sur un personnage principal et fédérateur.

Les personnages se succèdent, les couples se font et se défont, les prénoms sont là pour nous aider à nous repérer dans les rapports entretenus par ces mêmes personnages mais rien ne laisse entrevoir une fracture, une quête profonde et constructrice ; en clair, rien ne découvre l’objet narratif du film. Pourtant, si nous avons réussi à faire ressortir six temps différents, c’est bien la preuve qu’une certaine organisation narrative existe par le biais d’un découpage (arbitraire certes) basé sur les lieux, temps et actions distincts du récit. Mais ce n’est pas parce qu’il y a « découpage » et « séquences distinctes » autour de certains lieux et situations, qu’une trame narrative unifie et harmonise ces six temps que nous avons pu définir par ailleurs.

A défaut de plonger ses personnages dans la dramatisation d’une énigme narrative appuyée, Maurice Pialat décide de travailler la narrativité d’un point de vue plus formel ; ainsi, si les personnages ne sont pas confrontés à des rebondissements qui auraient pu (s’ils avaient existé) donner une ampleur dramatique au film, ils deviennent importants et trouvent une identité par leur simple existence au sein des plans et surtout dans la manière dont ils arrivent à exister au sein des enchaînements de ces plans (au coeur du montage pour ainsi dire). On a l’impression, ici plus qu’ailleurs, que ce ne sont plus des personnages qui existent dans le bar, mais bien des corps, aux énergies et aux mouvements multiples. La narration ne se fonde plus sur des rapports humains dédiés à des personnages précis en s’appuyant sur une gestuelle, une vie du corps au sein du plan, support privilégié d’une expression et d’une liberté physique créatrices de sens (le sens fictionnel, narratif, esthétique, qui parle tant au spectateur).

Ce sont des corps que l’on suit, que l’on guette, que l’on scrute sans pour autant se soucier de savoir « qui » se cache ou « qui » se nomme derrière ces masses charnelles.

« Le cinéma, dans d’innombrables fictions, a joué avec le corps humain : en l’enregistrant, en décomposant son mouvement, en le déformant à l’envi, en le rapetissant. Possibilité technique : ce corps humain apparaît enfin (c’est une révolution tout autre que l’imagination des monstres médiévaux ou romantiques) comme une fiction, une donnée dont la taille ou les proportions maintenues semblent une convention théâtrale et morale. Pourquoi ce corps peut-il varier ? Parce qu’il est dans le pouvoir de l’image mais aussi parce que sur l’écran (dans cette perspective de transposition lumineuse sans support), dans la fiction ou la simple description, il figure une chose inconnue : sa vue, ses mouvements, ses relations aux choses en font un acteur d’étrangeté. » 120

La séquence qui présente les jeunes de Passe ton bac d’abord au sein du bar, est l’exemple concret d’une esthétique fondée sur le développement gestuel des corps des personnages. Comme le montrent les images ci-dessus, chaque plan accepte plusieurs corps, plusieurs mouvements, plusieurs visages. Les regards comme les gestes prennent de multiples directions ; les corps s’étalent et font partie d’un groupe homogène au sein d’un lieu surchargé (tables, banquettes, verres, plantes, blousons, figurants dans la profondeur, fumée de cigarettes, etc.). Les jeunes sont très proches les uns des autres, presque collés entre eux. La caméra a toujours une position particulière ; elle ne s’impose pas. A hauteur d’homme, elle est très proche des corps comme si le but était d’inviter, d’associer le spectateur à la tablée, au coeur du groupe, comme énième personnage faisant partie de la communauté.

Ainsi les plans se succèdent et la logique du champ contre-champ s’impose lorsqu’une discussion précise convoque des personnages désireux de sortir du grand groupe pour établir une communication plus restreinte. Mais d’une manière générale, les plans cisèlent la scène et présentent différentes attitudes sans qu’un personnage précis ressorte réellement de cette succession d’images. Ce sont les corps et surtout leurs mouvements au sein du cadre qui apportent la tonalité globale de la séquence et qui définissent l’idée d’une liberté et d’une insouciance spécifique à la jeunesse.

Ce n’est donc ni un fait, ni un événement précis qui structurent la séquence du bar ; c’est plutôt le découpage de situations physiques qui procure à l’ensemble une sorte d’idée et de représentation générales (sur la jeunesse nordiste), à partir desquelles le spectateur est inviter à se positionner.

Allons plus loin dans notre analyse : ce n’est ni le mariage de Rocky et Agnès ni la rencontre entre Philippe et Isabelle - rencontre qui n’a d’ailleurs rien d’une histoire d’amour -, qui peuvent donner au spectateur ce qu’il attend d’un récit ; mais qu’est-ce que le spectateur attend d’un récit au juste ?

La psychologie des personnages n’apparaît pas dans la dramatisation d’un quelconque événement mais bien dans la discontinuité et les chaos du récit (plus dans sa « forme » que dans son « contenu » donc). La coopération « film-spectateur » se joue donc dans la construction formelle du récit, dans sa discontinuité (à laquelle fait allusion René Prédal) ; les situations de ce récit ne peuvent à elles seules déterminer ou créer une psychologie aux scènes et aux personnages concernés.

Si le récit ne peut tenir à lui tout seul le spectateur, quels sont les éléments filmiques qui vont le permettre ? Le corps et sa représentation (par un travail sur le montage) peuvent-ils, assumer la psychologie ou la nature des relations entre les personnages ?

Nous pensons que le travail du montage parvient à organiser la narration de manière à apporter aux personnages une réalité et une psychologie que le contenu même du récit ne peut, à lui seul, assurer.

Comme le note René Prédal dans son analyse du film A nos amours, «  ‘l’impression est celle d’une narration (mais aussi d’un monde et d’une existence) éclatée dont Pialat aurait recollé quelques uns des morceaux sans combler les manques. L’auteur n’aère pas son récit, le film donnant une oppressante sensation d’étouffement. Il ne s’agit pas d’une progression logique mais d’un jeu de heurts, de chutes et de reprises placés les uns à côtés des autres pour mettre à vif les zones de friction.’  » 121

Par des plans incisifs, montés au scalpel lors des réunions entre jeunes, c’est toute la jeunesse, son instabilité, son enthousiasme qui en jaillissent.

Par des plans secs qui marquent souvent une répétition des lieux (première et troisième séquences), les personnages deviennent enfermés, étouffés dans leur milieu ; c’est toute la ’lourdeur’ (la pesanteur des lieux et du temps qui s’écoule) des villes du Nord de la France qui ressort. Les plans fixes et denses dans leur composition (les corps remplissent chaque coin du cadre) participent à cet effet d’étouffement, d’enracinement du personnage dans son environnement.

Encore une fois, ce sont les gestes des personnages qui donnent une consistance presque tactile à la scène. Les bras, les mains, les têtes, les jambes partent dans tous les sens, n’hésitant pas à passer devant l’objectif de la caméra et à gêner le déroulement d’une situation qui a lieu en arrière plan. Entassés, les personnages bougent se touchent, se frôlent, s’expriment au sein d’un cadre qui accepte tout mouvement venu de l’extérieur.

Le montage de longues séquences ne vient pas provoquer une quelconque transition ou progression narratives ; le montage des plans ne vient pas non plus proposer une issue ou une évolution du récit (car, il montre au contraire à chaque plan que rien n’avance, que les jours passent et se ressemblent) ; mais il vient au contraire articuler des lieux et ancrer justement les personnages dans ces lieux.

Si l’on regarde de plus près la séquence du mariage de Rocky et de Agnès, on constate que rien (c’est-à-dire qu’aucun événement décisif) ne vient faire progresser le récit ; même leur volonté de vivre ensemble n’est pas un élément fondateur du récit.

Ce mariage n’est en rien le point central et névralgique de la narration. Il fait partie du quotidien des jeunes pour qui ce mariage n’est pas forcément un grand événement dans leur vie (que ce soit pour eux ou pour les mariés). Nous sommes face à des corps

quotidiens ancrés dans des scènes quotidiennes.

Cette union ne provoque rien de plus dans le déroulement du récit qui aurait très bien pu se passer de cet événement qui n’en est finalement pas un (nous reviendrons sur

la question de l’« événement » dans la partie suivante de notre travail).

Pour être plus clair, le récit ne prend pas appui seulement sur ce fait pour exister ; il se fonde sur une accumulation de scènes comme celle du mariage sans pour autant s’appuyer sur une seule en particulier ; elle se distingue des autres scènes non pas parce qu’il s’agit d’un mariage mais bien parce que ce moment est l’occasion de présenter, par une succession de plans très travaillée, l’ensemble des autres personnages qui n’apparaîtront pas forcément ailleurs dans le film.

Dans cette séquence plus que dans toutes les autres (cela tient au fait que tous les personnages du film sont réunis à cette grande fête, grande fête, que l’on retrouve à un moment donné dans chacun des films de Pialat), le montage est là pour montrer chaque couple et les identifier au sein de l’espace.

Un plan de Isabelle et Philippe, puis un autre des mariés avant celui des parents et celui de Bernard, etc., structurent la longue séquence descriptive du mariage. Entre ces plans, la piste de danse ou quelques plans de coupe du repas entre les convives sont proposés.

Les plans se succèdent et à la manière d’une longue description où les figurants prennent justement plus de place que les personnages qui nous sont connus, l’environnement et les situations deviennent plus importants que tout enjeu ou action dramatiques ; le récit ne proposera qu’une altercation entre Philippe et Bernard sans grande importance pour la suite. Cet accrochage entre les deux hommes n’aura aucune conséquence et ce sont bien cette violence soudaine et ce chaos sans conséquence aucune pour la suite, qui marquent ou donnent une dimension sensible, physique, à la scène. Le spectateur n’est plus face à une histoire ou à une bribe d’histoire mais il est face à deux corps qui, dans leur violence momentanée, apportent une souffrance destructrice qui montre bien à quel point il est impossible pour les personnages de

gérer les rapports humains dans une continuité, dans une globalité maîtrisées.

Tout explose tout de suite et tout revient à la normale en deux temps trois mouvements. Cette intermittence des relations humaines, va de pair avec celle du montage qui propose des enchaînements sans fondement causal.

« Ce qu’introduit Yann Dedet ne ressort donc pas du domaine technique, mais d’une nouvelle idéologie du montage qui s’inscrit dans l’esthétique de la fragmentation : plutôt que de conserver une action enregistrée dans sa totalité spatiale et temporelle en plan-séquence, on ne garde qu’un détail, un geste chargé de figurer un déplacement plus ample, une amorce de mouvement, un rythme. On obtient alors un précipité de sens, à la fois plein et suspendu, riche de prolongements. » 122

La question de l’« environnement » chez Pialat (terme que nous avons tendance à employer fréquemment) est fortement liée à la question d’une construction

spatio-temporelle singulière mais reste également et surtout établie sur la mise en place de situations humaines qui déterminent l’existence de corps au sein de décors ou de lieux précis et « quotidiens », au coeur de mouvements physiques internes aux plans, qui feraient presque oublier la quasi inexistence d’un évènement qui pourrait structurer la scène et la narration, s’il existait réellement.

« Dès La Maison des bois le feuilleton et la chronique lui offrent une plus grande liberté par rapport au temps et à l’espace du quotidien. Le premier épisode est à cet égard très significatif. Sous prétexte de présenter les principaux personnages et décors, la caméra passe de l’un à l’autre, sans logique particulière, sans ordre ni nécessité. S’y déroulent même des événements qui n’auront aucune influence déterminante sur les autres épisodes et les principaux personnages. La mort accidentelle de la marquise influe certes sur le caractère du marquis et joue sans doute un rôle dans son attitude à l’égard du jeune Hervé, mais on aurait pu tout aussi bien découvrir la vie du marquis après cet accident sans que rien n’en ait été changé. Le reste est constitué d’éléments plus anodins ou plus anecdotiques – Hervé qui déniche une pie, Marguerite et Jacques surpris en train de flirter dans les buissons, le patron de bistrot qui râle, Albert qui monte la garde, le bedeau, le curé, Cottin, Birot, etc. – dessinant simplement en quelques traits les personnages principaux comme secondaires, mais en leur donnant d’emblée une vie, une personnalité : on songe évidemment à ce que le père de A nos amours, par la voix de Pialat lui-même, admirait chez Pagnol comme dans les premiers écrits de son fils. De la même façon, les différents lieux sont décrits avec précision, la maison des bois, évidemment, le bistrot, l’école, le château, le champ d’aviation...Mais leur situation les uns par rapport aux autres demeure frappée d’une indétermination certaine. » 123

Joël Magny évoque finalement la quasi inefficacité des événements au sein du récit ; serait-ce toute la retranscription du réel qui convoque obligatoirement ce choix de n’accorder qu’une faible importance narrative à des scènes qui ne trouvent entre elles aucun lien progressif logique ? Le plan est une partie autonome d’où jaillit la vérité : celle du réel, de l’authenticité de la vie vécue telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait l’être sous l’emprise trop forte d’un enjeu dramatique quelconque.

Le plan « unique et autonome » (détaché du reste), tel qu’il est monté, est un « précipité » - réaction chimique provoquée par le mélange de deux ou plusieurs composants entre eux -, un condensé sensible d’énergie physique qui donne au personnage une réelle consistance dramatique voire psychologique.

« Une succession de plans, nécessairement tournés sur une durée différente de celle de la fiction, n’apporte qu’une succession de moments de nature (vie, tonalité, sonorité, lumière) hétérogène. « Mon idéal, c’est le plan unique dans lequel s’exprime un point de vue sur une chose qui se produit dans l’instant même. Dès que l’on découpe, que l’on fragmente, que l’on revient en arrière, cette vérité se dérobe puisque l’on recommence ce qui par définition ne se produit qu’une fois ». Ce qui hante le cinéma de Pialat, c’est le fugitif de la vie, ce qui ne se produit qu’une fois et qui n’est par là-même saisissable par l’esprit que dans sa disparition, son anéantissement, son être-pour-la-mort. »91244

Chez Pialat, le montage ancre donc plus qu’il ne structure.

Passe ton bac d’abord est fait de grands moments descriptifs qui sont montés de telle sorte que l’événement-clé (si tant est qu’il existe et qu’il ait une réelle importance dans la fiction) ne prenne pas toute la place au sein de la narration. La construction est repose plutôt sur une approche sensible du montage plus que sur une approche logique, naturelle ou intellectuelle.

Prenons un exemple précis qui éclairera notre pensée.

Dans Passe ton bac d’abord, une séquence nous interpelle plus particulièrement car elle reflète très bien l’idée selon laquelle la narration chez Pialat ne se fonde pas sur une action ou un événement en particulier mais bien sur la confiance dédiée aux corps et à leurs déplacements dans un espace-temps qui leur appartient complètement.

Le montage subtil de plusieurs plans du film va dans ce sens et ces plans que nous allons détailler ci-dessous forment une séquence insolite dans la manière dont sont créés les chassés-croisés des personnages du film.

A la sortie du match de football, Bernard discute avec deux personnages dans la rue et on reconnaît alors le père de Elisabeth.

Le second plan montre l’arrivée du père chez lui ; il voit sa fille en train de se rhabiller derrière la maison avec Philippe.

Ensuite, dans le salon, le père parle avec Elisabeth.

Après, dans la même séquence, on retrouve Philippe (qui était avec Elisabeth quelques minutes auparavant) près de la future mariée qui semble être chez elle. Dans le même plan, apparaît derrière eux, Bernard qui revient du match de football. Puis peu de temps après et toujours dans le même plan, c’est au tour d’Elisabeth d’intervenir alors que quelques minutes auparavant, elle était avec son père.

Elisabeth et Philippe quittent le groupe dans la profondeur d’une rue sombre et le plan suivant montre la future mariée et Bernard en pleine discussion.

Cette dernière annonce à Bernard qu’elle va se marier avec Rocky.

Le plan qui suit propose l’arrivée de Rocky qui vient chercher sa fiancée pour aller manger au restaurant.

Les plans suivants montrent Philippe et Elisabeth en train de s’embrasser contre un mur et marchant dans une rue avant d’aller dans une chambre d’hôtel.

Mais ces plans montrant les deux amants ensemble sont assez troublants. En effet, lorsque Elisabeth quitte son père pour aller rejoindre Philippe chez la future mariée et lorsqu’elle est contre le mur avec son fiancé, elle porte un foulard blanc.

Mais lorsqu’on la retrouve dans la rue (dans le plan suivant), elle ne porte plus ce foulard.

Cette différence vestimentaire fait planer le doute quand à la succession temporelle des plans. Ce plan de rue succède-t-il vraiment, dans le déroulement de l’action, à celui qui montrait les deux jeunes s’embrassant près du mur ou peut-on imaginer qu’il s’agit d’un autre jour, d’une autre nuit ? Cet oubli, cette erreur, ce détail vestimentaire prouvent ainsi que le cinéaste n’a pas vraiment le souci de respecter une chronologie temporelle parfaite ; il a davantage le souci de respecter le déplacement des corps qui porteront à eux seuls la temporalité, l’espace, l’environnement125 dans lesquels ils évoluent. Ils sont le temps, l’espace, la durée ; ils sont le « moment ».

Enfin, comme pour boucler la boucle, un plan final (à cette séquence) montrera Philippe et Elisabeth avec le père de cette dernière qui accueillera plutôt froidement le garçon chez lui.

On voyait le père au début de cette scène à la sortie du match de football et on le retrouve à la fin ; entre-temps, on aura suivi le parcours de Bernard, de Philippe et de sa fille à divers endroits de la ville mais aussi, on les aura vus les uns après les autres, en contact direct avec le père à différents moments, dans le déroulement de la soirée. En ce sens, l’enchaînement des plans est donc organisé sur les moments où chacun des personnages rencontrera le père d’Elisabeth, à différents endroits et moments de la nuit.

Cette séquence est donc un exemple concret de ce que nous avancions préalablement.

Les personnages se croisent, s’évitent, se rencontrent et se séparent dans une sorte de spirale où le temps et l’espace n’ont finalement que peu d’importance. Seul le père d’Elisabeth est un point d’appui physique au sein du parcours de ces trois personnages qui auront tous affaire à lui à un moment donné. L’organisation narrative n’est donc ni spatiale, ni temporelle mais bien physique ou axée sur la présence récurrente d’un personnage inactif certes (il n’est ni décideur ni très influent sur les autres personnages) mais référent dans le déplacement des jeunes et du spectateur. L’essentiel est le moment dans lequel évoluent les corps. Finalement, ce sont ces corps qui créent le moment, leur moment, sans contrainte spatio-temporelle, ni obligation aucune de respecter une chronologie temporelle ou une logique spatiale dans leurs parcours.

La narration se structure sur ces trajets physiques, sur ces croisements et l’on comprend alors que les enjeux qui existent entre les personnages, dépendent des mouvements et des situations physiques parfois un peu imprécis dans leur(s) enchaînement(s)

(cf. foulard d‘Elisabeth qui disparaît d’un plan à l’autre et qui laisse planer un doute quant à la cohérence temporelle de la scène). La narrativité ou la manière dont on l’appréhende est affective126 et non intellectuelle dans le sens où le spectateur s’appuie sur des corps pour se déplacer au sein du film et non sur la volonté de (se) créer un schéma ou un parcours spatio-temporel ordonné.

Sans approfondir la question de l’organisation spatio-temporelle, prenons l’exemple de la première bagarre dans le film A nos amours. Suzanne accuse sa mère d’avoir jeté la robe que Martine lui avait offerte.

Une dispute s’en suit et le frère est obligé d’intervenir pour les séparer.

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A la suite de cette altercation, un long plan de coupe de Suzanne (seule près de la porte), est monté comme si cette pause pouvait signifier sa détresse, marquée par un geste grave dans sa chevelure.

Mais (et c’est que se situe toute la stratégie du montage), Pialat décide d’ajouter un second plan de coupe à cette image où l’on voyait Suzanne seule et désespérée. Contre toute attente, au lieu de revenir logiquement vers le frère et la mère, ensemble dans le salon, le cinéaste propose un second plan de coupe montrant la jeune apprentie catastrophée, le regard plein de compassion vers Suzanne.

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Ainsi, séparer (par un plan de coupe sur l’apprentie) le plan de Suzanne et celui de la crise vécue par son frère et sa mère, est un choix qui rejoint ce que nous avancions précédemment ; à savoir que cette construction relève plus de l’approfondissement du sens que d’une volonté de rendre cohérent l’espace ou l’action, qui est donc interrompue par la mise en place d’un plan autonome qui en dit long sur la solitude et la tristesse de Suzanne.

« C’est un montage qui permet de confronter des états, plutôt que d’exposer une évolution. (...) Pas d’explications, pas d’exposition, d’épilogue : juste une attention au coeur du moment, au plus fort du geste. » 127

Ce montage traduit donc plus l’état psychologique de la jeune fille que le déroulement logique d’une action dramatique. Pialat sacrifie, par le montage d’un plan de coupe imprévu, la continuité de l’action du récit au profit d’une pause qui brise certes un certain rythme dramatique mais apporte en revanche une dimension psychologique au personnage, qui est donc regardé par un autre personnage perdu dans l’espace (déplacement encore : c’est un personnage secondaire qui n’a rien avoir avec l’action qui donne toute l’intensité psychologique au personnage de Suzanne ; c’est un simple regard extérieur qui vient donc donner une consistance psychologique à Suzanne, muette et anéantie).

Comme le montre cet exemple du plan de coupe, le raccord n’est pas là pour homogénéiser ou cultiver une logique de la transition ; il n’existe pas en tant que lien mais il s’affirme comme une rupture des plans que l’on ne cherche pas forcément à

unifier. Ainsi, le raccord n’existe pas, c’est plutôt le rac-corps qui s’impose.128

Le lien se fait par le mouvement, les mouvements des corps des personnages.129

Pour poursuivre notre analyse, prenons un autre exemple : Suzanne rentre la nuit dans l’appartement et va voir sa mère qui veille dans l’atelier, sur une machine à coudre. Gentiment, elle lui caresse les cheveux et lui dit qu’elle est « folle de bosser comme ça ».

Au plan suivant, elle entre dans sa chambre et découvre que sa mère a jeté une robe à laquelle elle tenait (on revient à la scène analysée précédemment) : les cris reprennent avec les coups et s’en suit une bagarre assez rude, déjà évoquée.

En l’espace de quelques secondes, les personnages passent donc d’un état à un autre et ce, en un seul plan. Les deux scènes ne peuvent se suivre dans l’histoire : la première est de nuit et la seconde de jour.

De plus Suzanne n’est pas habillée de la même manière.

Mais remarquons toutefois que la jeune fille sort du premier plan par la droite et rentre dans le second par la gauche. En faisant se succéder ces deux plans, le montage crée une continuité dans le mouvement de la jeune fille.

En conservant l’entrée du personnage dans le champ, Pialat tisse un lien entre deux scènes qui n’ont rien à voir dans leur action et leur enchaînement dramatique mais qui donne à la vie de Suzanne un sentiment de violence par l’accumulation de hauts et de bas traumatisants et imprévisibles. Que s’est il passé entre ces deux plans de jour et de nuit ? Est-ce le lendemain de la rencontre nocturne dans l’atelier que se déroule la scène de la bagarre analysée précédemment ?

Prenons un autre exemple du film A nos amours.

Au tout début, Suzanne vient voir Luc dans son école de penture où il prend des cours. Elle s’approche de lui, engage la conversation ; cut ; les deux visages de profil, se superposent en perspective au sein du plan. Luc assis, déclare soudain, après un long moment silencieux : « je pense que c’est fini » ; il se lève, découvrant ainsi un lieu différent de celui du plan précèdent (la salle de cours).

Rien ne permet d’imaginer ce qui s’est passé entre les deux plans, quels instants, quels sentiments ou propos ont été échangés. Il s’agit don pour Pialat, de confronter deux situations, deux blocs d’affects, le moment des retrouvailles, fait de gêne et de distance et le moment de l’impasse, son poids et son silence.

Entre ces deux moments et avec le choc et la proximité de ces deux plans, s’échangent des émotions, des énergies qui ne doivent rien à une quelconque évolution chronologique.

Encore une fois, cette scène démontre que le montage ne respecte pas une continuité dramatique imposée par le récit ; cet enchaînement prouve au contraire que la fragmentation de la scène est pensée et construite sur les corps, sur leurs déplacements et leurs pulsions, ce qui donne aux personnages un caractère psychologique d’instabilité, de faiblesse, de désespoir, de béance que leur propre histoire ne semble pouvoir traduire sans l’aide de cette conception précise du montage.

Ce fractionnement narratif, repérable également chez Robert Bresson, impose des intervalles, des fossés spatio-temporels, des morcellements qu’il convient au spectateur de gérer pour s’approprier l’oeuvre proposée. Ces fossés ou intervalles permettent ainsi au spectateur de créer, d’imaginer les pièces manquantes les éléments absentés du récit.

« C’est le montage, et sa puissance d’expression, qui composent une unité pour nous. Une unité qui passe par l’expérience du corps, une fois de plus. « Les liens que tu noues entre les différents morceaux de réel saisis », écrit Besson, dans un aphorisme que nous avons déjà cité : c’est ce montage qui ne peut opérer, dans une telle oeuvre, qu’au travers de l’expérience de ce qui « saisit » d’abord, à savoir le corps.
C’est une unité très fragile, évidemment, puisque le corps dans son enveloppe charnelle ne suffit pas à l’assurer. Bien au contraire, les multiples perceptions nient la légitimité de l’enveloppe comme critère unifiant. Il faut donc qu’un autre élément intervienne, pour « coller les morceaux ». Un élément qui justifie le montage d’une certaine manière, qui justifie la coexistence des plans et des perceptions. Cet élément, c’est l’écho que le monde renvoie aux différentes expériences des personnages.
C’est la relation qui peu à peu s’établit entre ces expériences. Ce n’est pas une narration au sens habituel du terme, qui poserait l’unité comme principe ; c’est la réitération d’éclats qui composent en définitive une réponse, un monde et une identité. »
130

Face à une oeuvre de Francis Bacon par exemple, quel travail de montage visuel, quels efforts intellectuels si ce n’est un travail affectif de reconstruction (par la découverte des sens de cette oeuvre), le spectateur du tableau va-t-il devoir faire ?131

En somme, l’idée revient à transformer l’invisible en visible ; penser ou intellectualiser le montage équivaut avant tout à mettre en relief l’intervalle, la rupture, le fossé, la crevasse ou la déchirure qui s’imposent entre les plans et qui nous ramènent inévitablement à la réflexion de Georges Didi-Huberman qui cite volontiers Maurice Merleau-Ponty et Umberto Eco pour tenter d’expliquer le déplacement imaginaire du spectateur fondé sur les puissances du visible et de l’invisible.

« Il faudrait, en ouvrant la boîte, ouvrir son oeil à la dimension d’un regard expectatif : attendre que le visible « prenne », et dans cette attente toucher du doigt la valeur virtuelle de ce que nous tentons d’appréhender sous le terme de visuel.
Serait-ce donc avec du temps que nous pourrions rouvrir la question de l’image ? Et ne serait-ce pas là une façon de revenir à l’injonction précieuse, autrefois formulée par Merleau-Ponty ?
« Le mot d’image est mal famé parce qu’on a cru étourdiment qu’un dessin était un décalque, une copie, une seconde chose, et l’image mentale un dessin de ce genre dans notre bric-à-brac privé. Mais, si en effet, elle n’est rien de pareil, le dessin et le tableau n’appartiennent pas plus qu’elle à l’en-soi. Ils sont le dedans et le dehors et le dehors du dedans, que rend possible la duplicité du sentir, et sans lesquels on ne comprendra jamais la quasi-présence et la visibilité imminente qui font tout le problème de l’imaginaire. »
On peut alors comprendre en quoi une pensée de l’image aura pu exiger quelque chose comme l’ouverture d’une logique.
L’objection formulée par Heidegger à l’encontre de la « science » et de la métaphysique kantiennes peut encore éclairer notre propos. Car le monde des images - si on peut appeler cela un monde, disons plutôt : le déferlement, la pluie d’étoiles des images singulières - ne nous propose jamais ses objets comme les termes d’une logique susceptible de s’exprimer en propositions, vraies ou fausses, correctes ou incorrectes. Il serait présomptueux d’affirmer le caractère strictement rationnel des images, comme il serait incomplet d’en affirmer le simple caractère empirique. En réalité, c’est l’opposition même de l’empirique et du rationnel qui ne fonctionne pas ici, qui échoue à « s’appliquer » aux images de l’art. Qu’est-ce à dire ? Que tout nous échappe ? Non point. Même une pluie d’étoiles a sa structure. Mais la structure dont nous parlons est ouverte, non pas au sens où Umberto Eco employait ce terme d’ouverture - mettant en avant les potentialités de communication et d’interprétation d’une oeuvre -, mais au sens où la structure serait déchirée, atteinte, ruinée en son milieu comme au point le plus essentiel de son déploiement. Le « monde » des images ne rejette pas le monde de la logique, bien au contraire. Mais il en joue, c’est-à-dire, entre autres choses, qu’il y ménage des lieux – comme lorsqu’on dit qu’il y a du « jeu » entre les pièces d’un mécanisme -, lieux dans lesquels il puise sa puissance, qui se donne là comme la puissance du négatif. (...)
Je ne sais pas, à dire vrai, si le mot de négatif est bien choisi. Il ne le sera qu’à la condition de n’être pas entendu comme la pure et simple privation. C’est pourquoi, dans cette optique, nous désignons le visuel, et non pas l’invisible, comme l’élément de cette contrainte de négativité où les images sont prises, nous prennent. C’est encore pourquoi le négatif ne revêt ici aucune connotation nihiliste ou simplement « négativiste », pas plus qu’elle ne vise à une nostalgie ou à une quelconque philosophie générale de la négativité. Il ne s’agit pas d’établir en esthétique la douteuse généralité de l’irreprésentable. Il ne s’agit pas d’en appeler à une éthique de la muette contemplation, ou encore à une apologie de l’ignorance devant l’image. Il s’agit seulement de poser un regard sur le paradoxe, sur l’espèce de docte ignorance à quoi les images nous contraignent. Notre dilemme, notre choix aliénant, nous l’avons tout à l’heure exprimé en des termes un peu rudes ; il faut préciser, redire que ce choix fait contrainte en tant que tel, et qu’il ne s’agit donc pas du tout de choisir un morceau, de trancher – savoir ou bien voir, entre savoir quelque chose et ne pas voir autre chose en tout cas, mais voir quelque chose en tout cas et ne pas savoir quelque autre chose...
En aucun cas il ne s’agit de remplacer la tyrannie d’une thèse par celle d’une antithèse. Il s’agit seulement de dialectiser : penser la thèse avec l’antithèse, l’architecture avec ses failles, la règle avec sa transgression, le discours avec son lapsus, la fonction avec sa dysfonction (au-delà de Cassirer, donc,), ou le tissu avec sa déchirure.... »113202

C’est en cela que le parcours spectatoriel est affectif ; il l’est par le fait que le spectateur doit puiser au plus profond de son inconscient et dans ses propres sentiments, expériences et affections (en mettant en avant et inconsciemment sa propre richesse culturelle, pourrait ajouter Umberto Eco), pour pouvoir combler les vides, remplir les intervalles qui subsistent entre les plans.

Mais plus encore, le spectateur est face à des corps plus qu’à des personnages dont le parcours serait déterminé par la logique écrite et préparée d’un récit assumé.

C’est donc à ce niveau, (dans l’existence et la mise en place de ces intervalles), que se situent non seulement le degré de réticence du discours filmique que nous évoquions auparavant mais également la deuxième ouverture. Cette seconde ouverture est donc un espace de liberté formel et intellectuel créé par le montage de plans dont les raccords n’assurent aucune direction de lecture filmique pour le spectateur.133

Cette deuxième ouverture est une ouverture de l’esprit qui appelle directement le travail d’un troisième oeil, celui que décrivait Maurice Merleau-Ponty dans son livre intitulé L’OEil et l’esprit. Quelques phrases d’un article y faisant référence, pourraient accompagner notre réflexion :

« Le propre de l’oeil du cinéma, par quoi il ouvre à la pensée et par quoi son supplément de perception induit non seulement un supplément

de corps mais aussi un supplément d’être, est ainsi de nous « apprendre notre mémoire » (Schefer) et de nous y ramener sans cesse comme la garantie de notre implication dans l’univers des images.
La mobilisation du (regard du) spectateur par le cinéma serait à concevoir comme un montage, de sa vue et de son corps par l’oeil du cinéma, de sa mémoire par les configurations filmiques ; mais elle relève aussi d’un montage psychologique dont le spectateur est l’agent. si le film implante en nous une mémoire virtuelle et son programme visuel, dans le même mouvement, toujours double, toujours retourné, nous investissons le film de nos propres images virtuelles qui s’additionnent au perçu et interfèrent avec lui. Lorsque l’attention rapporte sur les images actuelles sa nasse de références et de souvenirs virtuels puisés dans la mémoire que nous monte le film, elle y fait aussi affleurer des souvenirs, des rêveries ou des émotions que ces images font remonter en nous et qui ne sont plus le fait d’une construction spéculaire ni même d’un processus d’interprétation mais d’un mouvement d’imagination ou d’affection.
Autant de façons de vivre un film et, à ses images, de raccrocher nos images intérieures.
Montage ou implant, l’oeil du cinéma actualise la levée au fond de notre conscience d’un oeil imaginal, ce ’troisième oeil’ dont parlait Merleau-Ponty dans L’OEil et l’esprit : un ’regard du dedans’ qui saisit les images projetées au travers de la ’rumeur’ qu’elles soulèvent en nous. Et, à suivre le texte de Merleau-Ponty, cet oeil « ému par un certain impact du monde » est, plus qu’un récepteur de perceptions, un « computer du monde », soit l’instrument d’une déduction visuelle et d’une supputation du temps, presque d’une invention de visualité. »
134

Cette conception singulière du montage qui rend autonome chaque plan et donc chaque situation qui y figure, permet l’intervalle, le fossé et du coup l’indépendance de la reconstruction narrative par le spectateur.

« Dans les premières scènes du Garçu (1995), par exemple, les personnages joués par Gérard Depardieu et Géraldine Pailhas sont au lit, s’engueulent, hurlent, puis dans le plan s’enlacent tendrement, pour de nouveau se gifler après le cut. Scènes caractéristiques elles aussi, d’un Cassavetes, d’où la continuité logique est exclue mais dont la construction par le montage répond à un projet tout aussi déterminé de représentation dramatique. On pourrait dire que dans ce type de scènes, le montage transforme le paradoxe diégétique en une unité poétique. » 135

Dans Passe ton bac d’abord, quel poids devons-nous attribuer à la dispute finale entre Rocky et Agnès ? Seul le spectateur le sait ou doit le savoir. Quelle(s) raison(s) devons-nous associer au départ d’Agnès qui décide sur un coup de tête de quitter son emploi dans le supermarché de la ville ?

Quelle suite et quelle intensité passionnelle devons-nous accorder à la rencontre entre Bernard et la jeune fille au cheval ? Qui est ce personnage présent au match et qui semble très bien connaître Bernard ? Quel rôle tient-il exactement auprès de ce dernier ? Autant de questions en suspens qui devront trouver un sens dans une reconstitution que le montage, seul, ne peut assumer.

Les actions ou situations filmiques (le mariage, le voyage au bord de la mer etc.) n’ont ni répercussion ni poids réel (au sein du récit) et ne font pas non plus office de causes dans la narration, dans la mesure où le montage n’assure pas une continuité causale, évolutive et progressive vis-à-vis de ces mêmes situations.

Prenons la séquence des vacances au bord de la mer. Les premiers plans montrent le groupe de jeunes en train de dormir dans une caravane. Ensuite, ils se promènent en ville et mangent au restaurant. Bernard rencontre une jeune fille qui lui propose de faire du cheval. Il couche avec elle et rejoint ses amis. A aucun moment, l’histoire qu’il a avec cette fille n’aura une quelconque importance dans sa vie. Il ne la reverra pas et cette rencontre pour le peu imprévue pour lui, répond plus à un besoin ou à une pulsion sexuelle qu’à une réelle volonté de construire un avenir avec elle.

Plus encore, cette rencontre n’aura aucune incidence ou conséquence sur la suite du récit.

Cela dit, la séquence des vacances au bord de la mer propose quand même un enchaînement d’actions qui prépare le spectateur à cette rencontre entre Bernard et la jeune cavalière. Dans un premier temps, il la rencontre sur la plage et discute avec elle. Quelques plans plus tard, il la revoit et lui donne rendez-vous. Ensuite, le lendemain ou un autre jour (?), il la rejoint à la sortie de la messe et ils partent en voiture ensemble. Puis dans la foulée, ils vont boire un verre ensemble avant de terminer chez elle pour faire l’amour. On remarque donc que les plans s’enchaînent de manière à construire un cheminement logique et progressif autour de cette rencontre. Ce moment entre Bernard et la jeune fille est une sorte de petite histoire au sein de la grande histoire du groupe de jeunes partis ensemble en vacances à la mer.

Prenons pour terminer, un autre exemple du même type. Lors du mariage, Elisabeth se laisse ’draguer’ par un autre homme sous les yeux énervés de Philippe son compagnon. Une altercation entre les deux hommes provoquera le départ de Philippe, déçu par l’attitude de la jeune fille. Or, rien auparavant ne laissait supposer qu’un tel événement se produirait. Aucune dispute, aucun malaise, aucune rancoeur ne laissaient entrevoir une telle dérive dans les rapports humains. Alors pourquoi de tels agissements ? Pourquoi l’intervention soudaine de ces quelques plans au milieu d’une soirée qui s’annonçait paisible ? Le corps s’impose une fois de plus dans la violence ; dans le déroulement tranquille d’une séquence, il jaillit quelques instants pour déséquilibrer un récit dont la ligne directrice semblait toute tracée et tournée vers la fin d’une fête agréable et pleinement réussie. Pour autant, cette rupture, cette bagarre et le malaise jeté dans la soirée n’auront aucune incidence réelle dans la suite du récit. Mais on comprend toutefois, dans ces gestes malheureux et dans l’attitude des uns et des autres, que le bonheur n’est pas encore atteint et que Philippe et Elisabeth ne sont pas prêts à vivre longtemps ensemble. Cette dispute ne provoquera rien de dramatique dans la suite du récit mais elle aura montré (de par l’activité et la violence des corps à ce moment précis) la fébrilité du couple et le désespoir de ces jeunes en quête d’un bonheur impossible. Pourquoi Bernard se jette-t-il en cachette sur la mariée lorsque le mari a le dos tourné lors de la fête ? Pourquoi une telle attitude et un tel plan si ce n’est pour nous faire comprendre, encore une fois par le corps, que cet homme est libre, volage et sans respect pour les filles qui l’entourent. Avec cette scène insolite, on comprend alors mieux la crise que traversera le couple de jeunes mariés à la fin du film ; le fait que la mariée ne soit pas vraiment opposée aux avances de Bernard lors de son propre mariage, justifiera ou donnera certaines explications à la dispute finale que cette dernière aura avec son mari. Déjà, au mariage, le spectateur pouvait imaginer cette issue guère étonnante et du coup l’altercation finale trouvera une justification dans ce rappel, dans ce souvenir, dans la prise en compte des relations entretenues avec Bernard lors de la fête. La prise en compte, le souvenir d’une situation filmique antérieure, permet donc au spectateur de comprendre et d’interpréter une autre situation plus proche de lui dont les causes directes restent absentes.

Il y a une sorte d’indépendance du moment ou de la situation vécus (par les personnages) qui, comme des électrons libres, doivent être attrapés au vol par le spectateur qui doit, pour sa part, les transformer et les réintégrer, au plus profond d’une interprétation personnelle, au sein d’un cheminement narratif qui semble exclure tout lien de cause à effet.136

Notes
119.

Jean-Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, Editions Gallimard, Collection Cahiers du cinéma, Poitiers, 1980, pp. 127-128.

120.

Jean-Louis Schefer, Cinématographies - Objets périphériques et mouvements annexes -, Editions P.O.L, Lonrai, 1998, p. 13.

121.

René Prédal, « Un montage lacunaire » in A nos amours, Editions Nathan, Collection Synopsis, Luçon, 1999,

pp. 83-90.

122.

Ibid., p. 85.

123.

Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., pp. 119-120.

124.

Ibid., pp. 125-126.

125.

Le mot « environnement » nous intéresse dans la mesure où il nous renvoie étrangement à l’idée d’un lieu errant, abstrait, non délimité physiquement, comme si ce lieu intégrant le corps concerné, était situé entre deux autres lieux clairement définis. Disons qu’il y aurait les espaces marquants et marqués du récit qui interpellent le spectateur car ils racontent une histoire et les espaces intermédiaires, sans identité, qui pourraient être remplacés par n’importe quels autres espaces tellement le corps y est présent, sur-présent, absorbant, occupant.

Ce sont les réflexions de Raymond Depardon sur l’errance et sur son rapport physique à l’espace qui nous ont insufflé cette idée selon laquelle l’environnement chez Pialat est histoire de corps plus que d’espace.

« Dans l’errance, j’ai été heureux, parce que je n’avais pas de preuves à apporter.

J’ai beaucoup photographié ces zones intermédiaires qu’évoque Laumonier dans sa définition de l’errant. « Qu’est-ce que l’errant ? Simplement une personne qui à un moment donné est sans attache particulière, solitaire, se déplace d’un lieu à l’autre, ’estrangers en tout pays’, pourvu d’une drôle d’allure - l’allure, bien avant de désigner l’apparence, désigne bien la manière de marcher -, déambulant en apparence, sans véritable but. Plus encore, l’errant en quête d’un lieu acceptable, se situe dans les espaces très particuliers : ’l’espace intermédiaire’. Cet espace intermédiaire serait alors le milieu, au sens d’un espace situé entre deux mondes, un espace délimitant, ligne ou limes, marge frontière, seuil, no man’s land. C’est un fait que l’errance est affaire de marge de frontière. ». »

Raymond Depardon, Errance, Editions du Seuil, Paris, 2000, p. 142.

126.

« Je me demande d’ailleurs, dit Yann Dedet (monteur de plusieurs films de Maurice Pialat), si le spectateur ne sera pas dérouté par certains enchaînements (parlant du film A nos amours). C’est un montage qui va plus vers l’émotion que la compréhension. Parfois on se disait que ça allait trop vite, qu’il fallait faire venir le personnage deux pas plus tôt, enfin...ça marche sur l’affectif, on voit une fille qui prend une gifle, le plan suivant elle pleure toute seule dans la rue, on peut comprendre tout de suite. Parfois c’est autre chose, les plans sur le bateau au début, par exemple : ils sont là, allongés, elle récite Musset, il la corrige, et puis ’schlaff’’ on coupe, juste au moment où l’on croyait que ça allait devenir trop conclusif...Toute la scène reste un peu en l’air, ça se suspend...Et puis le plan suivant, on la retrouve à l’avant du bateau, elle est un peu rêveuse, elle regarde la mer, ça va bien ensemble. »

Pascale Ferran, Philippe Le Guay, « Entretien avec Yann Dedet » in Cinématographe n°94, novembre 1983.

127.

Vincent Amiel, Esthétique du montage, Editions Nathan, Collection « Nathan Cinéma », Paris, 2001, p. 94.

128.

« Conflits diégétiques et tensions narratives étant indissociables et se relançant les uns les autres, on peut parler de scènes montées « à l’émotion ». Jamais deux affrontements violents dans l’appartement ne s’enchaînent directement, mais les pauses qui les séparent sont généralement courtes. (...)

Parfois l’absence de scènes intermédiaires est curieusement gommée au montage pour piéger l’attention du spectateur en induisant une continuité entre deux plans pourtant séparés par une ellipse temporelle diégétiquement indiscutable mais niée par la force du récit. (...)

Le spectateur comprend la plupart du temps que les personnages vivent aussi intensément entre les fragments d’existence sélectionnés, c’est-à-dire hors champ, dans ces ellipses qui hachent le récit (...). Or ce manque d’information, loin d’appauvrir les personnages, augmente au contraire leur épaisseur et leur vraisemblance (...).

René Prédal, A nos amours, op. cit., p. 88-90.

129.

« Le montage a affaire à la mort. Parce que le battement d’image, qu’il maintient, ne commence ni ne finit mais fonde l’émergence d’un corps visible sur une nuit d’intervalle. Ce corps-là sait bien qu’il ne fait que « surmonter » cette nuit, parce qu’il la dépasse, c’est-à-dire la présentifie. Voilà pourquoi un plan ne naît pas de celui qui le précède mais plutôt meurt et n’en finit pas de mourir, vingt-quatre fois par seconde. »

Loig Le Bihan, « Le montage, la figure et la mort » in Cinergon n°4/5 - Arrêts sur montage 2 / Mille raccords -, 1997-1998.

130.

Vincent Amiel, « Montage : la question de l’unité » in Le Corps au cinéma, Editions Presses Universités de France, Collection Perspectives Critiques, Paris, 1998, pp. 60-61.

131.

« Entre une couleur, un goût, un toucher, une odeur, un bruit, un poids, il y aurait une communication existentielle qui constituerait le moment « pathique » (non représentatif) de la sensation. Par exemple chez Bacon, dans les Corridas, on entend les sabots de la bête, dans le triptyque de 1976 on touche le frémissement de l’oiseau qui s’enfonce à la place de la tête, et chaque fois que la viande est représentée, on la touche, on la sent, on la mange, on la pèse, comme chez Soutine ; et le portrait d’Isabel Rawsthorne fait surgir une tête à laquelle des ovales et des traits sont ajoutés pour écarquiller les yeux, gonfler les narines, prolonger la bouche, mobiliser la peau, dans un exercice commun de tous les organes à la fois. Il appartiendrait donc au peintre de faire voir une sorte d’unité originelle des sens, et de faire apparaître visuellement une Figure multisensible. »

Gilles Deleuze, « Peinture et sensation » in Francis Bacon, logique de la sensation, Editions de la Différence, Collection La Vue, le Texte.

132.

Georges Didi-Huberman, « L’image comme déchirure » in Devant l’image, Editions de Minuit, Collection « critique », Paris, 1990, pp. 174-175.

133.

A propos du montage d’A nos amours... « Les séquences ne laissent pas passer de l’une à l’autre un flux continu, non plus que la plupart des plans. Ces derniers peuvent se contaminer réciproquement, résonner de loin en loin, ou par proximité accidentelle. C’est pour cela aussi qu’ils doivent être ouverts, coupés « in the middle », laissant échapper de part et d’autre leur influx, avant que celui-ci ne puisse être canalisé dans une forme stable. (...) C’est l’instabilité de ces blocs d’émotions, de ces instants crus, qui leur confère à la fois leur dureté, leur irréductibilité et l’écho qu’ils se renvoient mutuellement. Dégagés de la belle emprise d’une forme lisse, ils jouent les uns avec les autres, les uns contre les autres, comme les volumes géométriques d’un collage cubiste, ou d’une diffraction chromatique de Delaunay. »

Vincent Amiel, Esthétique du montage, op. cit., p. 100.

134.

Jean-Philippe Trias, « L’oeil du cinéma » in Cinergon n° 6/7 - Histoires de l’oeil -, 1998-1999, p. 95.

135.

Vincent Amiel, Esthétique du montage, op. cit., p. 95.

136.

Ce cheminement spectatoriel dépend d’une forme de montage que Vincent Amiel nomme le « montage de correspondances » ; pour intégrer la narration filmique, le spectateur se doit de faire (se) correspondre les éclats, les fragments, les blocs, les formes accidentelles, les béances et les absences proposés ou imposés par le récit.

«Vincent Amiel, « Le montage de correspondances » in Esthétique du montage, op. cit., pp. 93-108.